Catalogne. Quelques leçons avant le 21 décembre

Par Pablo Rodenas

Exclure de manière trompeuse d’une part et, d’autre part, disqualifier les autres, en lieu et place de réfuter leurs arguments, ce sont là des ruses qui invalident les discours politiques et détériorent le débat public. Comment une société démocratique peut-elle accepter ces comportements sans s’effondrer?

Ce genre de sophismes politiques, même s’ils sont très coutumiers, restent illégitimes, aussi bien sur le plan cognitif que sur le plan moral. Ce sont des machinations destinées à induire les gens en erreur. Cela fait partie de la «vieille» politique, autrement dit de cette politique exécrable également pratiquée par certains de ceux qui ont un jour annoncé qu’ils feraient une «nouvelle» politique. (Entre parenthèses, si j’évoque ces deux supercheries ce n’est pas seulement parce que – depuis toujours et actuellement – elles avilissent la politique, mais également pour établir les limites qu’on doit soi-même se fixer et ne pas dépasser.)

Néanmoins les porte-parole de ceux qui ont du pouvoir (de part et d’autre, des plus proches aux plus éloignés) s’obstinent depuis en haut à prétendre que tout dans le conflit catalano-espagnol se déroule entre des politiciens «bons» et «méchants». Dans leurs fallacieuses routines (propagandistes mais dissimulées) que les premiers proposent ce qui est bon pour la Société, pour le Peuple, pour la Démocratie, pour la Légalité, pour la Constitution, pour l’Etat… Pourquoi? Parce que c’est ainsi, parce que ce sont les leurs. En revanche les autres politiciens défendraient ce qui est mauvais pour la Société, pour le Peuple, etc. Pourquoi? Parce que c’est ainsi, car ils ne sont pas des leurs. Et les Juan Luis Cebrian [président du quotidien El Pais] de service se montrent plus belliqueux que jamais, et se perpétuent grâce aux services rendus, comme le grand guide.

Pendant la campagne électorale [en vue du 21 décembre 2017], la diffusion de ce genre d’arguties augmente, c’est ce que nous subissons actuellement en Catalogne et dans tous les territoires de l’Etat; et sur les réseaux numériques cette diffusion se fait avec une ardeur encore plus guerrière si c’est possible.

Mais ces manœuvres politiques de ceux qui détiennent le pouvoir, des meilleurs aux pires, sont assez similaires, au moins dans les aspects fondamentaux que j’ai déjà indiqués: elles tendent à glisser dans des supercheries manichéennes inacceptables, qui sont presque toujours imposées depuis en haut, sans que nous nous en apercevions. Et une grande partie des citoyens et citoyennes soumis l’accepte de manière a-critique, parfois naïve, parfois cynique. Il s’agit sans doute d’une leçon négative que nous pouvons transformer pour qu’elle devienne positive: ce sont des comportements que nous ne devrions pas accepter.

Une démocratie autoritaire pour des temps d’indignité

Depuis de longues années, et encore davantage maintenant, les autorités du pouvoir des partis, largement affectées par le syndrome de l’hubris, n’ont pas su, ou pas voulu, interpréter les revendications des personnes qu’elles représentaient, transformant les mandats qu’on leur confie en de faux chèques en blanc pour pouvoir les faire et défaire à leur guise. Réfléchissons un moment au binôme corruption-démocratie.

La corruption a été jugée dans quelques rares cas, et récemment à la vitesse d’un escargot. Mais il s’agit d’une corruption issue du régime de la dictature franquiste et enkystée dans le régime «démocratique» qui n’a jamais pu la stopper. Elle implique surtout les grands patrons et une partie importante des élites au pouvoir politique et administratif de l’Etat.

Les citoyens sont systématiquement volés dans des secteurs tels que la construction et les terrains, l’énergie et la consommation, les banques et le crédit, les gouvernements et les partis.

Mais dès que surgit une suggestion de critique contre la connivence entre la démocratie et la corruption, les défenseurs à outrance du régime issu de la transition de 1978 se retranchent et ne veulent rien savoir sur la question. Ils confondent démocratie et corruption, justifiant ainsi de fait la corruption et en dégradant du même coup la démocratie.

Junqueras encore emprisonné….

Une démocratie qui admet la corruption et des abus, qui coexiste même avec des pratiques légales mais illégitimes, antidémocratiques, est en fin de compte une démocratie dont la qualité se dégrade de plus en plus, dans une évidente dérive autoritaire. On ne sait pas encore jusqu’où ira ce déclin insoutenable, mais nous savons en revanche que le chemin actuel ne conduit pas vers une amélioration de la situation sociale de la majorité de la citoyenneté.

C’est ainsi que de défaite en défaite on en est arrivé au chaos actuel, qui n’est en fait qu’apparent mais qui constitue une situation politique de totale exception: la Catalogne est occupée par la force, la Generalitat est sous surveillance; le gouvernement légitime est arrêté, le président en exil et la plupart des conseillers en prison (1). Le parlement est dissous, des élections illégitimes (mais de plus en plus légitimées) approchent; il y a une séparation problématique des pouvoirs et une magistrature ultraconservatrice débridée.

Enfin il y a un gouvernement démocratico-autoritaire immobiliste et répressif, qui est le principal responsable de la situation (avec l’inévitable collaboration des grands capitaux catalans en fuite et le soutien explicite des Etats qui dirigent l’Union européenne).

Le caractère exceptionnel de la situation ne peut pas être nié. La furie et la férocité du Leviathan étatique apparaissent au grand jour. Choc, humiliation, châtiment et vengeance. Mais tout cela n’exonère pas les responsabilités politiques de ceux qui ont mal interprété le mandat souverainiste du peuple catalan, avec des propositions simplistes et excluantes assez incorrectes (malgré le fait que tous les accords indépendantistes approuvés par le parlement l’ont été – il faut le rappeler – à la majorité absolue, bien que sans de larges majorités sociales qui les soutiennent – il faut aussi le dire).

Des leçons (positives et négatives) qu’on peut tirer d’un peuple qui résiste

Lorsque les jeunes radicalisés du 14 mai 2011 se sont réunis et ont lancé la formule: «Ils ne nous représentent pas», ils se référaient aussi bien à des aspects inacceptables tels que l’impunité de la corruption en démocratie qu’à la dérive de plus en plus conservatrice d’un régime démocratique qui bride son présent et son avenir. Ils contestaient le pacte de Transition (1978) qui a été conclu parmi les élites au pouvoir pour assurer la continuité du contrôle de fer oligarchique de l’Etat espagnol aussi dans le régime démocratique. Ils ont entrevu que la diminution des contenus égalitaires de «l’Etat social et démocratique de droit» avait commencé, à très peu d’exceptions près, presque depuis sa «constitution», avec les contre-réformes et les re-centralisations opérées au moyen de lois parlementaires et de décrets-lois gouvernementaux «démocratiques». Voilà une leçon positive rafraîchissante et directe.

Au cours des quinze dernières années, ni les dirigeants unionistes de la Catalogne ni les indépendantistes n’ont su interpréter de manière adéquate les désirs socio-politiques nationaux populaires catalans. Les fédéralistes et les confédéralistes, en particulier, n’y étaient pas et n’étaient pas attendus à l’époque. Ni les uns ni les autres (ni les restants) n’ont su comprendre et formuler de manière inclusive les exigences de dignité, de souveraineté et d’auto-gouvernement de la nation catalane pluraliste.

Par contre, il y a eu beaucoup de bavardages pour transformer en «tristesse» ce qu’est la joie de sentir un peuple qui s’efforce de ne pas vivre agenouillé; de vains bavardages pour appeler «fracture» la volonté de délibérer et de participer de manière solidaire, sans être bridés par ceux d’en haut; on a suscité la «peur» face au débat, à la controverse, à la passion pour améliorer les conditions de vie. Ce sont des tentatives pour transformer de manière négative une leçon positive d’une citoyenneté qui revendique, avec constance et de manière pacifique, une identité nationale propre. Et qui revendique son droit de décider et de s’auto-gouverner. Est-ce un délit?

D’un côté, il y a ceux qui refusent – et en réalité ont toujours refusé – d’améliorer d’une once le statu quo de la Catalogne: ainsi il n’y a eu ni concertation, ni investissements économiques, ni transferts, ni consultation politique depuis la force idéologique de l’espagnolisme (dans son versant antidémocratique) et de la force politique (économique, juridique et répressive) de l’appareil d’Etat qu’ils contrôlent. Ils tentent une fois de plus de rentabiliser sur le plan électoral leur anti-catalanisme dans le reste de l’Etat (y compris dans les Canaries, à l’exception de Euskadi).

C’est la misérable tactique du «plus c’est pire, mieux c’est (mieux pour l’unionisme espagnol)». L’exemple concret de la répression est indispensable: on emprisonne arbitrairement les responsables non-violents des mouvements politiques nationaux populaires (comme Jordi Cuixart d’Òmnium Cultural et Jordi Sanchez de l’Assemblée nationale catalane), alors qu’on minimise les délits présumés des irresponsables violents des groupements ultras qui prolifèrent à nouveau avec une incompréhensible permissivité.

De l’autre côté, il y a ceux qui, ayant perdu la patience et la lucidité, ont simplifié l’exigence politique d’un processus constituant républicain en Catalogne (qui n’est pas la même chose qu’un processus de décision autonomique, et qui contraint en outre à un processus reconstituant de l’Etat). Et ils ont confondu ­– c’est-à-dire déformé – le droit démocratique de décider (le droit à l’autodétermination nationale) en l’identifiant exclusivement avec l’indépendance étatique (en méconnaissant le fait que l’indépendance nationale, en tant que non-dépendance, n’implique pas obligatoirement la formule Etat indépendant). C’est également la cécité et la vue à court terme du «plus c’est pire, mieux c’est» (mieux pour l’indépendantisme catalaniste). Cela a été une dure leçon négative. Mais qui peut devenir positive.

En conclusion

Au moins une partie de la partitocratie de la Catalogne, la plus plurielle d’Espagne, peut peut-être encore apprendre et transformer les erreurs en bonnes réponses: il faut juste cesser d’imposer des postulats venant d’en haut (espagnolisme unioniste ou indépendantisme catalaniste) et se mettre à écouter les revendications (sociales et nationales) venant d’en bas, cesser de prendre des décisions qui favorisent la minorité de privilégiés et se mettre à adopter des résolutions qui bénéficient aux majorités les plus défavorisées. En effet, comme toujours, dire «non» ne suffit pas.

Un «peuple» soumis, passif, docile, n’est pas un peuple au sens politique, il n’est pas un populus dans le sens qu’avait ce terme dans la Rome républicaine classique. Ce n’est qu’une plèbe, une population anomique, dépendante, dominée et hégémonisée par ses minorités au pouvoir coalisées avec l’oligarchie centrale (la photographie de la caste économique abandonnant la Catalogne, comme ordonné par ses compères de l’IBEX et de la Confédération espagnole d’organisations patronales (CEOE), pour étouffer les luttes nationales et populaires, sera désormais indélébile et impérissable).

Néanmoins, en Catalogne on assiste à une lutte contre l’hégémonie oligarchique. Car un peuple ne se reconstruit que dans la lutte tenace pour sa dignité, pour sa souveraineté et son auto-gouvernement. En remportant le poste de commandement, depuis en bas (depuis la démocratie en tant que forme de vie décente) en direction de la gauche (vers des horizons de plus grande équité et de justice sociale). C’est ce que j’appelle poli(é)tiquement de la légitimité. Qui, entre autres, remplace les abus inégalitaires dans les démocraties par des usages démocratiques équitables.

Pour tout cela, le peuple – en tant que sujet collectif, complexe et divers – doit se diriger avec une stratégie de contre-hégémonie nationale populaire articulée selon des critères démocratiques, pluralistes et inclusifs, des critères d’égales libertés et d’égaux droits/devoirs pour chaque citoyen et citoyenne et pour l’ensemble de la citoyenneté. Pour être encore plus clair, cette stratégie doit supprimer en cours de route – de manière pacifique, matérielle et formelle – les grands privilèges que les puissants s’auto-accordent dans tous les domaines (car les privilèges ne sont pas des droits, ils sont leur antithèse). (Contribution publiée le 28 novembre 2017 sur le site Viento Sur; traduction A l’Encontre)

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[1] Le 4 décembre 2017, le juge Pablo Llorena a décidé de laisser en prison l’ex-numéro deux du gouvernement catalan Oriol Junqueras, son ex-ministre de l’Intérieur, Joaquim Forn, et les deux porte-parole des associations séparatistes Omnium et Assemblée nationale de Catalogne (ANC). Les six autres ex-ministres régionaux sortent de prison, mais devront payer une caution de 100 000 euros. Pablo Llorena insiste sur une raison: pas le danger de fuite, mais « le fait d’avoir permis et organisé la violence contre l’ordre et la légalité espagnole». (Réd. A l’Encontre)

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