Catalogne: la mobilisation du 11 septembre, l’échéance du 9 novembre, la question nationale et sociale

Le "V" formé par les différents secteurs d'une manifestation ayant réunit, selon la Guardia Urbana de Barcelona, 1,8 millions de personnes.
Le « V » formé par les différents secteurs d’une manifestation ayant réunit, selon la Guardia Urbana de Barcelona, 1,8 millions de personnes.

Par Martí Caussa

Pour la troisième année consécutive, la mobilisation du peuple de Catalogne pour le droit de décider a été extraordinairement massive et a dépassé celle de l’année précédente. Pas besoin de spéculer sur les chiffres, il suffit de regarder les photos et les vidéos pour être certain que la manifestation du 11 septembre était l’une des plus importantes en Europe, pour ne pas dire dans le monde. Les prédictions que le scandale Pujol [1] pourrait affaiblir la capacité de mobilisation ont été réfutées par la réalité.

Dans son discours à la fin de l’énorme manifestation en forme de «V» [2], la présidente de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC), Carme Forcadell [3], a exprimé correctement le sentiment de la plupart des participant·e·s: «Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour revenir en arrière et pour opérer un repli»; «Monsieur le Président, installez les urnes!» [4].

C’est la grande question: installer ou non les urnes [pour que le référendum, prévu le 9 novembre, puisse se dérouler] même si la Cour constitutionnelle (TC) suspend l’appel à consultation. La réponse des manifestant·e·s le 11 septembre a été claire. Mais cela ne signifie pas automatiquement qu’elle sera entendue. Des forces économiques, politiques et médiatiques très puissantes y sont opposées. Il y aura une bataille pour gagner l’opinion publique et pour influencer les institutions ainsi que les personnes qui doivent prendre la décision. Et, quelle que soit la décision prise, elle aura de lourdes conséquences pour les années à venir. Les prochaines semaines seront donc décisives.

Le calendrier immédiat est clair. Le lundi 15 septembre débute au Parlement le débat sur la politique générale. Il se terminera le 17 septembre. Le jeudi 18 aura lieu le référendum en Écosse, dont l’issue aura un effet majeur. Le vendredi 19, le Parlement approuvera la «Loi sur les Consultations» [5], (avec le soutien du PSC [6]) et, probablement, la Loi sera publiée le lundi 22 septembre. Certainement ce même jour, Artur Mas [Président du gouvernement autonome de la Catalogne] organisera la consultation pour le 9 Novembre. Le président espagnol Mariano Rajoy a averti qu’il ferait appel à la loi et à la Cour constitutionnelle. Le plus probable est que cette dernière suspendra par précaution les deux décisions. Dans ce cas, Mas a déclaré qu’il réunira les partis qui soutiennent la consultation (CiU, ERC, ICV-EuiA, CUP [7]) pour prendre une position unifiée. Ce ne sera pas facile. CiU est divisé entre les partisans de la mise en œuvre de la consultation malgré la décision de la Cour constitutionnelle et les opposants (plus nombreux dans Unio). ERC et CUP veulent que la consultation soit réalisée dans tous les cas et ICV-EUiA n’a pas encore exprimé une opinion claire.

Les options en présence

Outre l’opposition du PP [Parti populaire, parti au pouvoir depuis fin 2011] et du gouvernement de Mariano Rajoy, qui interdit la consultation sans offrir aucune alternative, il y a trois grands courants d’opinion.

Le premier, manifestement opposé au droit de décider mais alarmé par les conséquences de l’inaction de Rajoy, est, selon le quotidien El País, partisan d’une «troisième voie autonomiste, éloignée de la sécession et du néocentralisme» (El País, «Del éxito al fracaso», 12.09.2014). Pour la matérialiser, il doit combattre les partisans du droit de décider («le sécessionnisme»), utiliser ses propres sondages d’opinion pour montrer que la troisième voie est majoritaire. Et, finalement, faire pression pour que le 9 novembre les urnes ne soient pas mises en place. Puis, cet objectif atteint, continuer à écrire des éditoriaux pour que Mas et Rajoy parviennent à un accord qui serait soumis à consultation.

Un deuxième courant d’opinion est en faveur du droit à décider et veut la consultation. Mais il fait appel à la prudence et aux rapports des forces pour ne pas mettre en place la consultation si la Cour constitutionnelle ne l’autorise pas. L’une des personnes les plus raisonnables et intelligentes qui défendent cette option est Josep Ramoneda [8] et je veux le prendre comme exemple, parce que l’on peut être d’accord avec beaucoup de choses qu’il dit. J’en cite quelques-unes: l’indépendance est un très grand transfert de pouvoir et ceux qui le détiennent résisteront autant que possible avant de le perdre; une accumulation des forces est nécessaire; tout processus de sécession exige, à un moment donné, une rupture avec la légalité en place.

Mais, en dépit des grandes mobilisations, le rapport de forces fait que mettre en œuvre une consultation non autorisée par la Cour constitutionnelle signifierait «tirer une balle dans le pied de l’indépendance» (dans le quotidien Ara, «La virtud de la prudencia», 3.09.2014) ou serait «un suicide de l’indépendance» (El País, «El soberanismo se consolida», 12.09.2014). La raison en est qu’une «consultation illégale aurait probablement un faible taux de participation, loin du minimum requis. Et perdrait de sa légitimité plus qu’autre chose» (Ara, 03.09.2014). Dans cette situation, il estime que le choix le plus raisonnable à faire serait des élections anticipées. Mais la question clé est: pour quoi faire? Et Ramoneda ne formule pas de réponse, seulement de nouvelles questions: quand le gouvernement espagnol estimera-t-il que le temps de faire de la politique est arrivé? Pourquoi personne n’explore la formule d’État libre associé?

D’autres chroniqueurs ont longtemps suggéré que le but de ces élections serait d’obtenir une majorité en faveur de l’indépendance et de procéder à sa proclamation unilatérale. Mais, si on ne réalise pas une consultation sans concrétisation juridique lorsqu’on dispose de la majorité pour le faire, comment croire qu’ils vont faire quelque chose de beaucoup plus osé, qui implique plus de confrontation avec l’État, sans avoir préalablement pris l’avis de la population?

Le troisième courant de l’opinion peut être illustré parce que Carme Forcadell a affirmé le 11 septembre: «Monsieur le Président, installez les urnes!» Le 12 septembre, dans une interview à TV3, elle a développé sa position : il faut mettre les urnes malgré la décision de la Cour constitutionnelle. Si nécessaire, il faut faire un acte de désobéissance à cette institution qui ne nous respecte pas en tant que peuple: il faut agir conformément à la loi catalane, la loi sur le référendum qu’approuvera le Parlement et l’appel à la consultation que le président Artur Mas fera en se fondant sur elle. Il y a des raisons impérieuses pour soutenir cette option. Pour exercer le droit de décider, une grande accumulation de forces est nécessaire. Elle se mesure principalement par la capacité de mobilisation sociale de longue durée. Ne rien faire l’affaiblit. Accepter de ne pas effectuer la consultation, car elle n’a pas été autorisée par la Cour constitutionnelle (décision que tout le monde avait déjà prévue depuis le début), aurait un effet catastrophique sur la capacité de mobilisation.

Pourquoi amorcer un autre projet si nous acceptons que ces décisions constituent un mur infranchissable? Si on veut vraiment exercer le droit à décider, il est inévitable d’ouvrir une brèche (ou plusieurs) dans la légalité. Et c’est maintenant que le mouvement se sent plus fort et légitime, qu’il est en mesure d’obtenir une autre victoire, même si ce n’est pas la victoire finale. Si la consultation est suspendue par la Cour constitutionnelle sa mise en œuvre n’impliquera pas la même participation et donc n’aura pas autant de force que si elle était autorisée. Mais aura une valeur énorme comme l’expression de la volonté démocratique majoritaire du peuple de la Catalogne et de l’injustice lié à l’autoritarisme de l’État espagnol. Le mouvement en sortira renforcé. C’est ce qui est important.

Artur Mas est la personne clé pour installer les urnes le 9 novembre. S’il le fait, il est probable que la coalition des partis favorables à la consultation sera préservée (peut-être avec la désaffection d’une minorité du parti de Durán, Unió democràtica de Catalunya) et que la consultation aura lieu. S’il ne le fait pas, l’option présentée comme la plus probable depuis longtemps est l’appel aux élections anticipées, déjà évoqué. Mais il y a une autre voie possible, étroite, mais qu’on ne devrait pas complètement oublier: ni consultation, ni élections mais Mas continue à gouverner en minorité [sans le soutien de l’ERC] jusqu’à la fin de la législature. C’est l’option souhaitée par les partisans de la troisième voie: qu’un Mas (ou son successeur) affaibli accepte de négocier un accord avec Rajoy. Ce serait le pire des scénarios. S’il se mettait en place, l’exigence de la démission de Mas et l’appel à des élections immédiates seraient indispensables. Parce que toutes les promesses auraient été trahies.

Et les revendications sociales?

Le droit à décider est sans doute la question politique la plus importante, tant en Catalogne que dans l’État espagnol. Mais pour des millions de personnes les problèmes les plus urgents ne se limitent pas à cela: le chômage, le travail précaire, les bas salaires, la réduction des allocations de retraite, les expulsions de logement, la détérioration et la privatisation du système de santé, les coupes dans l’enseignement, la quasi-disparition des aides à la dépendance, etc.

Est-ce que ces problèmes étaient présents dans le grand «V» du 11 septembre? Oui, dans certains secteurs. Par exemple dans le secteur 57 et 58 avec la campagne «Pour une Catalogne sociale» développée par syndicats, les associations de quartier, etc.; dans le secteur 45 avec les associations LGBTI; dans les secteurs 19 et 20, en face de la Deutsche Bank, avec le Procès Constituant et les Marches pour la Dignité.

Mais il y avait plus de 70 secteurs dans le rassemblement du 11 septembre et la présence de revendications sociales dans l’ensemble était faible, même si elle a été plus importante que l’année dernière. Probablement beaucoup de participant·e·s ont estimé que le 11 septembre n’était pas le moment et le lieu pour avancer ces revendications. Mais le résultat de cette séparation ne donne pas plus de force au mouvement. Les secteurs populaires, qui souffrent des conséquences les plus graves de la crise et des politiques du gouvernement, seront plus facilement intégrés dans la mobilisation s’ils voient que leurs revendications sont prises en compte. De même, la solidarité des secteurs populaires du reste de l’État espagnol serait plus facile à organiser si ces secteurs percevaient que le mouvement pour le droit de décider en Catalogne est le fer de lance d’une rupture démocratique ainsi qu’un moyen pour mettre fin aux politiques d’austérité dans toute la péninsule. En bref, quand on a besoin d’un changement social et politique profond, il est souhaitable que les deux types de revendications apparaissent dans les manifestations. Cette année, bien plus a été faite dans ce sens que l’année précédente, mais il reste encore beaucoup à faire. (Publié sur le site Viento Sur le 14 septembre 2014, texte traduit initialement par Ensemble, édité par A L’Encontre).
Marti Caussa a publié (avec Ricard Martinez) un ouvrage intitulé: Historia de la Liga Comunista Revolucionaria (1970-1991), Editorial Viento Sur, 2014

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[1] Président de la Catalogne entre 1980-2003 en tant que représentant de la coalition nationaliste bourgeoise CiU (Convèrgencia y Unió) et alma mater du nationalisme catalan après la chute de la dictature, qui est mêlé à un scandale de corruption (d’un montant qui se calcule en milliards d’euros) avec toute sa famille.

[2] La forme prise par la manifestation pour symboliser la victoire. Voir https://www.google.es/search?q=fotos+diada&rlz=1C5CHFA_enES505ES505&espv=2&biw=1181&bih=683&tbm=isch&tbo=u&source=univ&sa=X&ei=HDkYVIOpMcGXau2YguAL&ved=0CDcQ7Ak3.

[3] Carme Forcadell i Lluís est professeure à l’Université autonome de Barcelone. Elle a une formation de linguiste, avec un master en philologie catalane. Elle fut membre d’ERC (Esquerra Republicana de Catalunya) et de son exécutif national de 2001 à 2004, puis elle a eu des responsabilités à la municipalité de Sabadell. Dès 2012, une des porte-parole reconnues des manifestations du mouvement indépendantiste, dont la Via Catalana (A L’Encontre).

[4] Ce qui constitue un appel à la désobéissance civile dans le cas ou le gouvernement de Madrid interdit la consultation prévue pour le 11 novembre.

[5] La proposition de loi ayant trait aux consultations populaires est une initiative de type parlementaire qui a pour but que le Parlement de la Communauté autonome de Catalogne puisse approuver une loi qui développe l’article 122 du Statut d’autonomie et permette au gouvernement de la Generalitat de Catalunya de réaliser des consultations des citoyennes et citoyens de Catalogne sans avoir un caractère décisionnel, d’ordre statutaire ou constitutionnel (A L’Encontre).

[6] La branche du PSOE en Catalogne.

[7] CiU, coalition de deux partis bourgeoise catalans (Convèrgencia i Unió) ; ERC (Gauche républicaine catalane) parti nationaliste petit-bourgeois; ICV-EUiA, Izquierda Unida en Catalogne; CUP parti nationaliste de gauche radical.

[8] Philosophe, écrivain et journaliste. Il a été entre 1994 et 2011 directeur du Centro de Cultura Contemporanea de Barcelona. Il a une présence importante dans El Pais, la chaîne de télévision Cadena Ser, dans le cadre des programmes Hoy por Hoy et Hora 25. Il a enseigné la philosophie à l’Université autonome de Barcelone entre 1975 et 1990 (A L’Encontre).

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