Catalogne-Etat espagnol. Les comités de défense de la république montent sur scène

Par Marc Almodóvar

Petit-déjeuner. Gymkhana. Goûter avec chocolat. Excursion pour cueillir des champignons.

Au mieux accompagné d’un émoticône clignant de l’œil pour qu’il soit clair qu’il n’y aurait peu de champignons, de même pour les petits-déjeuners. Tout cela vers 6 heures du matin.

La grève générale, la deuxième en un mois en Catalogne [après le 3 octobre], convoquait ses piquets en les masquant sous des euphémismes pour ne pas attirer l’attention. Malgré cela, il semble que tout le monde savait en quoi consistait la cueillette. Cela fait longtemps que nous développons en Catalogne l’univers des euphémismes. C’est pour cela que deux indépendances ont été déclarées sans être déclarées [comme l’a confirmé la présidente du Parlament jeudi 9 novembre lors de son audition auprès de la justice…] et maintenant nous vivons dans un protectorat dans lequel Soraya [Saenz de Santamaria, la vice-présidente du gouvernement Rajoy qui a été placée à la tête de la Generalitat] fait fonction de commandeure sous le couvert d’un autre euphémisme, celui de l’article 155.

• Certains ont même voulu rebaptiser les grèves du nom d’arrêts de pays.

Une grève dont le but est que les CDR (les comités de défense de la République) montent en scène. Débordant l’ANC et Òmnium sur sa gauche. Au procesismo en vigueur, disons [1]. Une grève dont l’utilité est de démontrer jusqu’à quel point les personnes organisées peuvent rendre effectif ce que les politiciens ont laissé dans les nimbes. Et pour qu’elles puissent retrouver l’enthousiasme que le Govern [catalan] a emmené à Bruxelles. Ou en taule.

Sans soutien des syndicats majoritaires [UGT et CCOO]. Pouvoir populaire, assemblées de base, plus de 200 comités implantés sur l’ensemble du territoire catalan. Ceux-ci sont apparus afin de garantir la tenue du référendum du 1er octobre et, désormais, ils défendent le processus constituant. La République. La grève d’hier [8 octobre] a constitué leur venue au monde. Avec pour objectif de paralyser le pays [la Catalogne]. Une grève au cours de laquelle les piquets, au lieu de tirer les rideaux métalliques, se sont concentrés sur le blocage des routes. Ils y sont bien parvenus.

Tôt le matin, les grévistes se sont frotté les yeux et sont sortis pour couper les routes devant le regard attentif des corps de police. S’ensuivent les altercations typiques avec le conducteur peu sensible à la question: «Fils de pute, laissez-moi passer!» crie l’un d’eux. «Bons à rien», «pédés», «bouffons» sont d’autres termes que l’on peut entendre, accompagnés, parfois, d’un geste porté visant les testicules sur la mélodie de «vous allez me la lécher à l’endroit et à l’envers». Autrement dit: de la cordialité pure.

Un autre appuie sur les gaz de sa moto, pour essayer de franchir le cordon. Un autre, après avoir levé le bras au cri de «viva España», invite les autres à accélérer et à percuter ceux qui font face s’il le faut. Une femme, plus aimable, salue et en envoie des baisers alors que passe le chien et crie «vous êtes une bande de pédés et de bons à rien». Nombreux sont ceux qui donnent des coups de klaxon en soutien. Certains avouent soutenir la cause, mais ils demandent, voyons, qu’on les laisse passer, que cette action est égoïste. Mais lorsqu’on ouvre la voie à une ambulance qui enclenche les sirènes à 200 mètres, il semble que l’urgence de service soit partagée par 20 voitures solidaires qui la collent. Une pancarte répond aux uns et aux autres: «si cela te fatigue d’être une heure dans un embouteillage, imagine donc un mois derrière les barreaux».

Des blocages dans tout le pays. Certaines autoroutes se sont transformées en salle de bal chorégraphié, d’autres en salles d’étude alors que d’autres sont des terrasses pour le petit-déjeuner. Durant près de trois heures, une trentaine de routes a été coupée, 72 points de blocage du trafic, y compris sur les principales voies d’entrée dans la principauté catalane.

• A Gérone, près d’un millier de personnes a brisé le cordon policier pour empêcher le passage de l’AVE [le TGV espagnol]. Ils ont occupé la gare pendant plusieurs heures, ont peint un 155 barré sur la locomotive d’un convoi à grande vitesse. «Voyons s’il arrivera ainsi à la capitale». Un scénario qui se répète à la gare de Sants de Barcelone à 20 heures par une invasion qui désespère les BCBG tirant valise et portant cravate revenant de Madrid.

Une «grève borroka» [ce dernier terme renvoie à une forme de lutte basque] selon Alberto Fernández Díaz [président du groupe PP au législatif de la municipalité de Barcelone], frère de l’ancien ministre de l’intérieur PP «accordeur de procureurs» [allusion difficile à traduire des opérations de pression et de manipulation menées par ce dernier pour ternir l’image des partis indépendantistes, des enregistrements sur cette guerre sale menée par le gouvernement ont été reproduits par la presse].

• Alors que les journaux télévisés diffusent l’image de familles qui se plaignent des fermetures continuelles d’école [le seul secteur où la grève a été significative le 8 novembre] en Catalogne au cri de «il ne faut plus que la politique porte atteinte à l’éducation de mon enfant», la nouvelle suivante annonce que la Moncloa [siège du gouvernement à Madrid] a décidé qu’il n’y aurait pas de cours le 21 décembre [un jeudi] en raison de ces fameuses élections. Et voilà!

Des répercussions importantes en raison de l’effondrement de la mobilité dans le pays; un impact important dans le secteur de l’éducation; inégal selon la localité, mais plutôt faible dans le secteur commercial. A Barcelone, la majorité des boutiques étaient ouvertes. Mercabarna [le grand marché qui recouvre 90 hectares à Barcelone] a réduit cependant ses ventes de 80%. Selon la délégation du gouvernement en Catalogne, une participation résiduelle Ils indiquent même une hausse de la consommation électrique de 3%.

Tout cela alors que José Maria Aznar [président du gouvernement de 1996 à 2004] nous promet «l’empire de l’anarchie» si le 21 décembre les sécessionnistes s’imposent dans les urnes. Il est possible que cette perspective jettera les anarchistes vers les urnes, allez savoir. Vu le jour où tombent ces élections, qu’elles ne se transforment pas en un bref hiver de l’anarchie. Si cela devait être le cas, cela dépasserait de loin les huit secondes de la république du 10 octobre [lors de la déclaration de Puigdemont devant le Parlament] ou cet autre republic-interruptus [allusion à un article de El Pais, du 10 octobre 2017, titrant «Independencia con marcha atrás. La ambigüedad de Puigdemont congela el orgasmo de sus partidarios emulando el más rancio cinismo democristiano»] très célébré le 27 du même mois.

Et ceux qui voulaient démontrer qu’il n’y avait pas de grève se trouvaient à la session du Tribunal constitutionnel, lequel à midi à – ô surprise! – décidait à l’unanimité d’annuler la Déclaration unilatérale d’indépendance-qui-n’a-pas-existé ainsi que la Loi de transition juridique [2]. Environ 30 lois du parlement catalan ont été annulées par le TC au cours des cinq dernières années.

Le fait est qu’un grand nombre de ces dernières n’ont pas grand-chose à voir avec l’indépendance. A savoir, entre autres: la Loi contre le fracking (3/2012 et 4/2016); le décret-loi contre la pauvreté énergétique (6/2013 et 4/2016); la Loi fiscale contre les appartements vides (4/2016); la Loi d’égalité effective entre hommes et femmes (4/2016); l’interdiction de la construction de grandes superficies en dehors des villes (4/2016); la Loi sur les expulsions de logement (24 décembre 2015); la Loi fiscale sur l’énergie nucléaire et même la loi qui a validé la séparation dangereuse des communes de Medinyà et de Sant Julià de Ramis en 2015, entre autres. Rien d’autre qu’un défi séparatiste, allons donc!

• De fait, la municipalité de Madrid a déjà reçu sa dose de 155. Une intervention, bam! Laquelle coïncide en outre avec la mise en liberté conditionnelle d’Ignacio González, l’arnaqueur de l’opération Lezo [3]. Cela apporte de l’eau à ceux qui considèrent que tout cela a pour seul but de recentraliser l’Etat et d’imprimer une régression plus importante encore, si cela était possible, au régime de 1978. Il est toujours plus évident qu’il ne s’agit pas (seulement) de la Catalogne. Rajoy, à Madrid, veille. Il espère que les élections du 21 décembre ramènent le calme à la politique catalane. Comme si en un mois tout cela pouvait changer drastiquement et que les électeurs de la CUP se précipiteraient pour porter en masse leur suffrage sur Inés Arrimadas [la dirigeante de Ciudadanos en Catalogne]. Les politiciens «unionistes» [défenseurs de l’unité de l’Espagne] comme Albiol [leader du PP catalan, ancien maire de Badalona entre 2011 et 2015 où il a mené une politique anti-immigrés brutale] nous avertissent: si les résultats des élections ne conviennent pas, on allume à nouveau la console de jeu avec le 155 et on recommence. 155 et je tire parce que j’en ai envie.

• Et si avec cela on continue le jeu de l’oie, super. Car si une chose est passée inaperçue dans les médias, c’est bien l’apparition d’un certain Manuel Morocho au Congrès des députés. Que le responsable du cas Gürtel [l’un des plus grands cas de corruption impliquant le PP] et chef de l’Unité de délinquance économique et fiscale (UDEF) signale que tout indique qu’un certain Mariano Rajoy a reçu de l’argent de la caisse B du PP, il semble que cela soit peu intéressant si l’on s’en tient à la couverture médiatique. Aucune une. Aucune.

Il était plus intéressant de parler du voyage de 200 maires catalans en Belgique et de débattre pour savoir qui avait payé le voyage. C’est-à-dire, un président du gouvernement est accusé d’avoir reçu des milliers d’euros provenant de sources parallèles et il semble que le problème est de savoir qui a payé les 80 euros du billet de la compagnie Vueling des maires catalanes pour leur voyage à Bruxelles.

Dis-moi, petit malin, il semble que celui qui cache des choses inavouables avec le drapeau étoilé [indépendantiste] c’est le PP et pas (seulement) Artur Mas, comme on nous a dit. Je ne sais pas. Diga’m agosarat, tu. (Article publié par le site El Diario Salto le 9 novembre 2017, traduction A L’Encontre)

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[1] Le terme de procesismo fait référence de manière générale au «processus vers l’indépendance». Il aurait été initié en 2012 lors de la traditionnelle manifestation de la Diada, le jour de la Catalogne le 11 septembre. Cette année-ci, la manifestation fut gigantesque (à l’instar de ce que sera chaque manifestation du 11 septembre au cours des cinq années suivantes). L’automne 2012 marque aussi le tournant du parti du président de la Generalitat d’alors, Artur Mas, qui a mis en scène quelques jours plus tard son ralliement à «l’option indépendantiste» suite à une discussion avec Rajoy sur la question fiscale en Catalogne. Les deux «ingrédients» du procesismo étaient donc déjà présents: un mouvement populaire large, mobilisé par l’ANC et Òmnium, et, de l’autre, un parti qui a occupé l’exécutif catalan pendant 23 ans (entre 1980 et 2003, puis à nouveau à partir de 2010), touché par la corruption et cherchant à se recycler. Les relations entre ces deux composantes ainsi que les calculs partisans de la seconde, rejointe par ERC, rythmeront ledit processus.

Cela dans un contexte où le gouvernement central n’usait que d’une seule carte: les poursuites pénales, les dénonciations auprès de la Cour constitutionnelle puis le déploiement policier. En d’autres termes, vaincre. Cette attitude fait écran sur les contradictions, certaines faiblesses de ce que l’on peut appeler un «indépendantisme magique» (l’indépendance d’abord, après on verra…) se concevant comme une transition sans douleur «de la loi à la loi» (dans le cadre de l’Etat espagnol vers une légalité nouvelle). En ce sens, le terme procesismo est utilisé de manière péjorative, surtout par la gauche radicale indépendantiste ou par des critiques de gauche, comme un processus sans fin, assorti de nombreux «moments historiques», «d’élections plébiscites» qui peut se reconduire à l’infini, avec quelques variations. Les événements des deux derniers mois ont marqué la limite de ce processus, entre autres devant l’intransigeance du gouvernement PP et de ses mesures autoritaires. Toutefois, malgré l’emprisonnement des membres de l’exécutif catalan démis le 27 octobre par le gouvernement espagnol – ceux qui sont restés au sud des Pyrénées –, les poursuites judiciaires contre les membres du bureau du Parlament, les maires qui se sont déclarés en faveur de l’indépendance, la perspective des élections du 21 décembre – imposées par Rajoy – semble favoriser la reconduction d’un scénario «processiste». Aucun scénario ne peut être établi avec certitude, puisque l’avenir dépend des diverses batailles politiques qui se mènent.

L’une des inconnues réside précisément dans la possibilité d’un débordement «par la gauche» – incarné potentiellement par les CDR – et une possible (qui ne semble pas exister pour l’instant) désaffection envers les mobilisations canalisées par l’ANC ou Òmnium. Dans ce contexte, l’un des enjeux centraux est la place qu’occupera la question sociale; laquelle, au cours des cinq dernières années, a été marginalisée dans le processus. Voir à ce sujet les différents articles publiés sur A L’encontre, en particulier les approches développées par des militants de la CUP. Une autre question d’importance est l’évolution sociale et politique dans le reste de l’Etat espagnol, où la flambée de nationalisme «en défense de la Constitution et de l’unité de l’Espagne» masque un gouvernement pourri par la corruption et fidèle exécuteur des diktats desdites «institutions». (Réd. A L’Encontre)

[2] Il y a quelque chose de tragicomique dans tout cela. La Cour constitutionnelle annule des mesures qui n’ont aucune portée juridique comme la «proposition de résolution» adoptée au matin du 27 octobre par 70 député·e·s au Parlament. Ce document a été considéré – en raison de la formulation de son préambule – comme une «déclaration unilatérale d’indépendance». Or les «propositions de résolution» ne constituent que des souhaits, des vœux et non une loi. Ce n’est pas le premier des documents de ce genre qui a été annulé par les autorités judiciaires. De nombreux spécialistes en droit constitutionnel affirment que ces mêmes autorités se placent en dehors de toute légalité ou l’interprètent, pour reprendre une formule connue, «de manière créative». C’est l’un des aspects du virage autoritaire emprunté par l’Etat espagnol – mais aussi, hélas, par les formations indépendantistes au Parlament qui se sont livrées à ce genre d’exercice, dans un autre cadre, certes.

Une dernière chose quant à la «DUI»: son caractère non contraignant, de souhait, a été confirmé jeudi 9 novembre lors de l’audition de Carme Forcadell devant la justice. Elle a été condamnée à payer une caution de 150’000 euros pour sortir de prison. Somme qui a été réunie ce vendredi 10 novembre. Les autres membres du bureau du Parlament inculpés ont une semaine pour verser 25’000 euros. (Réd. A L’Encontre).

[3] Ignacio González, membre du PP (suspendu en avril 2017) a été président de la Communauté de Madrid entre 2012 et 2015. C’est sous sa présidence que les grandes luttes dans le secteur des soins se sont déroulées (les marées blanches, qui ont remporté une victoire partielle début 2014). L’opération Lezo est le terme qu’a choisi par la Guardia Civil pour instruire une complexe affaire de corruption – de détournement de fonds destinés au réseau d’approvisionnement en eau de la Communauté de Madrid, entreprise portant le nom Canal Isabel II – dans laquelle González est impliqué. González a été emprisonné en avril. Il a été libéré le 7 novembre, après le dépôt d’une caution de 400’000 euros, réunis par 11 garants. (Réd. A L’Encontre)

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