Catalogne, an IV. L’autodétermination: la penser et la faire

55f3038135700fb92ed222dbPar Antoni Domènech, Gustavo Buster et Daniel Raventós

Pour la quatrième année consécutive, le souverainisme catalan a mobilisé à Barcelone une centaine de milliers de manifestant·e·s le 11 septembre dernier, Diada Nacional de Catalunya [le 27 septembre auront lieu les élections en Catalogne]. Il serait oisif de débattre du nombre exact de participant·e·s. Ce qui est certain, selon des enquêtes fiables, c’est que près de 80% de la population catalane est fermement favorable à l’exercice du droit à l’autodétermination du peuple catalan. Plus de 40% seraient aujourd’hui prêts à voter Oui à l’indépendance lors d’un éventuel référendum. En outre, cette solide minorité indépendantiste, quatre ans plus tard, et après être passée par des revers de tout type, maintient intact – voire même accroît – sa capillarité sociale, son potentiel (auto)organisationnel et sa capacité à mobiliser démocratiquement et pacifiquement environ 15 à 20% de la population. Des chiffres, il est inutile de le dire, qui sont imposants et sans comparaison dans l’Europe d’aujourd’hui.

Le fait qu’une majorité aussi écrasante des habitant·e·s de Catalogne appuie fermement le droit à l’autodétermination contribue à expliquer une chose qui, dans des conditions normales, serait on ne peut plus énigmatique: pourquoi une mobilisation aussi longue et des préférences politiques aussi intenses (en ascension) comme celles de l’indépendantisme vraisemblablement minoritaire n’ait pas généré, contrairement à ce que proclame l’actuelle propagande empoisonnée monarchique-unioniste, des tensions et des conflits quotidiens notables. Ni même une polarisation sociale sérieuse autour de ce qui est appelé «l’axe national».

Sur les origines récentes de l’essor souverainiste catalan

Le nerf imposant et la persistance surprenante du souverainisme catalan des dernières quatre années doit être compris dans le contexte de la crise du bipartisme dynastique [PP-PSOE], clé de voûte de la Deuxième restauration bourbonienne [famille royale de l’Espagne, la première restauration date de la fin de la Première république dans la seconde moitié des années 1870, elle donna naissance à un régime parlementaire censitaire et conservateur où deux partis, assis sur des réseaux clientélaires locaux, se partageaient le gouvernement en alternance].

On peut se souvenir que la réponse de la société catalane à la majorité absolue de Aznar [président du gouvernement espagnol, du PP, entre 1996 et 2004] – presque aussi insolente que celle de Rajoy aujourd’hui – a consisté à placer Pasqual Maragall du Parti socialiste de Catalogne (avec plus de 1 million de voix et 32% des suffrages) à la présidence de la Generalitat [exécutif de Catalogne] et à la tête d’un gouvernement tripartite de gauche lors des élections autonomes de novembre 2003. Lors des élections générales de mars 2004, grâce aux 1,5 million de suffrages et aux 21 députés du PSC [Parti socialiste catalan], l’investiture de Zapatero à la présidence du gouvernement d’Espagne a été assurée de manière décisive. Quatre ans plus tard, lors des élections générales de 2008, un PSC à la tête duquel se trouvait Carme Chacón [ministre du logement en 2007, puis de la défense entre 2008 et 2011, elle est actuellement responsable des relations internationales pour le PSOE] atteignait son record historique avec près de 1,7 million de voix (plus de 45% des suffrages) et 25 députés aux Cortes espagnoles. Actuellement le PSC fait face aux pires prévisions de son histoire. Il est probablement au bord de se transformer en un parti marginal en Catalogne: il s’est effondré lors des élections européennes de mai 2014 [14,3%], et, lors des dernières élections municipales le 24 mai dernier. Il est passé, par exemple, de 30% à 11% dans les quartiers ouvriers de Barcelone capitale, comme ceux de Nou Barris ou Sant Andreu – qui étaient son traditionnel grenier à suffrages.

Jordi Pujol, président de la Généralité de 1980 à 2003
Jordi Pujol, président de la Généralité de 1980 à 2003
Pasqual Maragall, maire de Barcelone de 1982 à 1997 et président de la Généralité de fin 2003 à 2006
Pasqual Maragall, maire de Barcelone de 1982 à 1997 et président de la Généralité de fin 2003 à 2006

On n’a pas insisté suffisamment sur la signification, moins superficielle et plus chargée de conséquences, pour la Catalogne et pour l’ensemble du royaume d’Espagne, de la victoire de Maragall à la tête du tripartisme de gauche lors des élections autonomes de 2003. La droite catalane, simplement, n’a pu le digérer. Parce que ce triomphe – en 1999 déjà, Maragall avait obtenu un record de 37% des suffrages de la communauté autonome, et seuls la loi électorale injuste et le manque de courage d’ERC [Gauche républicaine catalane, parti catalan historique, d’orientation social-libérale] l’empêchèrent d’accéder au gouvernement – aboutissait à une rupture de l’accord bipartiste (tacite) CiU/PSC [Convergence et Union-PSC] du régime de 1978 en Catalogne. Un pacte forgé autour de 1983-84 avec la bénédiction du PP (suite à la faillite de la Banque catalane dès 1982 – banque liée à la famille Pujol – et qui en 1988 devint la BBV et à l’affrontement de Jordi Pujol avec le gouvernement de Felipe González), qui fit que les élections autonomiques catalanes seront gagnées invariablement par CiU et les générales par le PSC.

Une intense politique de «catalanisation linguistique» – dont ce que l’on appelle «l’immersion» scolaire ne constituait qu’une partie – garantissait que le Parlement autonome et les radiotélévisions publiques autonomes seraient en une seule langue: le catalan. Cela dans un pays presque parfaitement bilingue [1], mais au sein duquel une majorité notable (55% face à 39%) a comme langue d’identification propre le castillan. Dès lors, une bonne partie de la population se sent exclue de la vie politique et culturelle autonome officielle. La forte abstention lors des élections autonomes, de manière frappante dans la fameuse ceinture rouge industrielle de Barcelone, serait donc le résultat espéré. Ce qui devait fonctionner, dans la pratique, comme des élections censitaires en faveur de CiU. Cet usage sournois pujoliste [référence au leader historique Pujol] de fer pais au moyen d’une politique linguistique excluante – qui de plus rend invisible plus de la moitié de la population – rompait avec tous les usages et les traditions historiques du vieux catalanisme populaire républicain. En 1980 encore, le PSUC [Parti socialiste unifié de Catalogne, faisant partie du Parti communiste espagnol, avec un statut particulier] et ERC faisaient normalement leur propagande politique en castillan. Cela non seulement dans la ceinture industrielle [lors du développement industriel, dans les années 1960, mais aussi bien avant, des milliers de travailleurs de différentes régions, dont l’Andalousie, émigrèrent à Barcelone et dans d’autres villes industrielles catalanes]. Ce processus passa pratiquement inaperçu pour des gauches catalanes qui furent knockoutée dans la communauté autonome entre 1977 et 1981 [2].

Le gouvernement tripartite à la tête duquel figurait Maragall à partir de 2003, n’échoua pas seulement en raison de son absence de volonté politique pour détruire les bases économiques et administratives du régime corrompu et clientélaire pujoliste. Il échoua également pour son absence de courage dès lors qu’il s’agissait de s’affronter au néocatalanisme excluant et invisibilisant du pujolisme et de récupérer la tradition du vieux catalanisme populaire et républicain, qui n’a jamais fait de la langue catalane un drapeau exclusif et excluant – et encore moins rendant politiquement «imperceptible» plus de la moitié de la population travailleuse urbaine. Au contraire, le PSC maragalliste, si on veut le nommer ainsi, doubla la mise: il avait remporté les élections autonomes en rompant le pacte bipartiste CiU/PSC du régime de 1978 en Catalogne et il souhaitait continuer à le faire sans toucher aux bases du suffrage de facto censitaire des élections autonomes. Une chose qui, dans la pratique, ne pouvait se réaliser qu’en arrachant des votes au pujolisme social et culturel, concourant sur son terrain et avec ses règles du jeu. La malheureuse pirouette du nouveau Statut catalan (Nou Estatut) en faisait partie.

Zapatero tenta de canaliser le catalanisme croissant de Maragall et d’un PSC en compétition féroce avec CiU au moyen d’un accord pour la réforme de l’Estatut. A la différence de ce qui s’était passé suite au cas de la Banque catalane, le PP se sentait désormais autorisé à intervenir dans la nouvelle recomposition des équilibres PSC-PSOE-CiU et il appuya sur le bouton nucléaire, à l’origine de tant de choses. Il fit recours auprès du Tribunal constitutionnel et parvint ainsi à bloquer et à ruiner une réforme légitimée par les institutions – Parlement et Cortes – et, ensuite, par un référendum populaire (qui eut, de manière très significative, soit dit en passant, une faible participation de 49%). De la sorte, le PP ne démontra pas seulement de manière palpable sa capacité d’exercer un veto bipartiste. Il commença également à démontrer autre chose, non moins décisif: lui seul pourrait être le garant d’un régime délégitimé socialement par les politiques d’austérité et de reddition manifeste de la souveraineté.

On prétendra que ce qui a fait tomber et ruiné le PSC post-maragalliste au cours de la dernière période est le «thème national», son incapacité à donner une réponse sérieuse et démocratique au défi souverainiste catalan. Cela ne manque pas d’un fond de vérité: il suffit de voir les allées et venus erratiques de sa direction actuelle au cours de l’année et demie passé au sujet du «droit à décider». Mais ce qui a fait véritablement tomber le PSC n’a pas été les fuites rendues largement publiques de hauts fonctionnaires hypercatalanistes social-libéraux comme Ernest Maragall, l’ennemi de l’éducation publique [il a été en charge de ce domaine entre 2006 et 2010] ou de Marina Geli, l’ennemie de la santé publique [elle a été en charge de ce portefeuille entre 2003 et 2010], mais plutôt l’effondrement de son vote ouvrier et populaire traditionnel. Ce qui a ouvert une voie d’eau impossible à réparer dans la coque du PSC, c’est une dynamique politique plus profonde, une dynamique qui est également parallèle à l’essor inopiné du mouvement souverainiste catalan, à savoir: la capitulation du PSOE entre mai 2010 et août 2011 (réforme exprès de la Constitution en accord avec le PP [le fameux article 135 qui priorise le remboursement de la dette sur toute autre considération] face à l’ultimatum de la Troïka, lorsqu’il remit symboliquement coram populo [devant le peuple] toute idée de souveraineté populaire (européenne, espagnole ou catalane).

Les raisons du naufrage des perspectives électorales du PP en Catalogne ne sont pas si différentes, tout comme son remplacement prévisible par Ciudadanos en tant que parti unioniste de la droite. Il est très difficile de maintenir l’avantage moral de l’unionisme, dont l’une des armes fondamentales est d’avoir dénoncé dès le début – avec toute la fausseté et la démagogie que l’on veut [3] – les politiques culturellement excluantes et «invisibilisantes» du pujolisme et d’avoir jeté en pâture la participation du Clan Pujol à la corruption. En particulier lorsqu’il y a des secteurs entiers de la droite sociale catalane qui ne peuvent ignorer le caractère structurel de cette corruption au sein du capitalisme des copains politiquement dissolu du régime partagé de 1978 ainsi que de la pièce naturelle et ancré qu’occupe l’engrenage CiU dans ce système [4].

On dira qu’une quelconque légitimité politique se doit d’être construite avec une certaine prétention de situer au-delà du régime de 1978 et de ses cristallisations dans les Communautés autonomes. Or Ciudadanos – le Podemos de l’IBEX-35 [allusion à une formule prononcée par le directeur de la banque Sabadell au lendemain des élections européennes, affirmant que la bourse espagnole avait grand besoin de «son» Podemos] – comme il a été dit, propose sur le papier la régénération et la réforme constitutionnelle (recentralisatrice) comme condition pour reconstruire, dans l’immédiat, l’arc politique dynastique et, ensuite, la résolution et l’hégémonie sociale du bloc dominant oligarchique dans tout le royaume.

[Pour rappel, Ciudadanos est à l’origine un parti de droite opposé à l’indépendance. Il a été créé en Catalogne en 2006. Depuis fin 2014, des antennes de Ciudadanos ont été créées dans différentes régions et localités d’Espagne, souvent avec des transfuges d’autres partis – du PP ou du PSOE – ainsi que des personnages hétéroclites, opportunistes, etc. Son discours prétendument modernisateur est axé contre la corruption et les attaques aux droits sociaux et du travail. Lors des élections autonomes, Ciudadanos a permis au PP de former des gouvernements dans différentes régions.]

Une voie sans issue?

Hors du royaume d’Espagne, il est difficile de comprendre la voie apparemment sans issue dans laquelle est arrivée la Catalogne. Si le mouvement en faveur de l’autodétermination est largement majoritaire en Catalogne et si, en revanche, la force de l’indépendantisme politiquement déterminé oscille (encore) autour du 40% de la population catalane, pourquoi diable, pourrait-on se demander, le PP, le PSOE ainsi que les «pouvoirs de fait» – intéressés au maintien du statu quo – ne se mettent-ils pas d’accord pour autoriser un référendum d’autodétermination en règle. Un référendum accompagné de pleines garanties délibératives et procédurales, dans le genre de celui qui s’est déroulé en Ecosse [en 2014]. Il permettrait de résoudre «définitivement» et démocratiquement le problème?

La réponse habituelle est que la Constitution de 1978 n’autorise pas ce genre de référendum. Pourrait-elle et devrait-elle être réformée? Si on laisse de côté la légion traditionnelle d’éditorialistes doctrinaires qui se sont fait dernièrement une spécialité de mener une charge pseudo-philosophique contre l’idée même du droit à l’autodétermination des peuples, il est certain que les constitutionnalistes scientifiquement sérieux considèrent que cette possibilité est techniquement ouverte et politiquement désirable. Rubio Llorente, reconnu dans le monde académique, l’a posé ainsi en 2012, c’est-à-dire l’an I de la Catalogne:

«[…] ni l’inopportunité de l’initiative [d’un référendum d’autodétermination en Catalogne], ni la plus ou moins grande maladresse des raisons qui la sous-tendent ne permettent au gouvernement de l’ignorer, ni ne le dispensent de prendre à son tour les mesures nécessaires pour la canaliser pacifiquement, et jusqu’à aujourd’hui il n’a fait aucun geste en ce sens […]. C’est un devoir du gouvernement que de contribuer à la recherche de voies qui permettent de la faire aboutir de la manière la moins traumatique pour tous; sans violer la Constitution, mais sans nier non plus la possibilité de la réformer si c’est nécessaire […]. Ce qui est urgent, ce qui ne peut être retardé, est de vérifier la solidité et le contenu de ces aspirations et pour cela il n’y a pas d’autre chemin que celui du référendum […]. Si une minorité territorialisée, c’est-à-dire non dispersée sur tout le territoire de l’Etat, comme c’est le cas dans certains pays de l’Est européen, mais bien concentrée dans une partie définie, délimitée administrativement et disposant des dimensions et des moyens nécessaires pour se constituer en Etat, désire l’indépendance, le principe démocratique interdit d’opposer à cette volonté des obstacles formels qui peuvent être éliminés. Si la Constitution l’empêche, il faudra la réformer, mais avant d’arriver à cette extrémité, il faudra déterminer l’existence et la solidité de cette volonté supposée.» (El País, 8 octobre 2012)

Cela a été écrit, comme déjà indiqué, au cours de l’an I. En cet an IV de la Catalogne, personne sain d’esprit ne pourrait douter de «l’existence et de la solidité» de la volonté en faveur de l’autodétermination de la «minorité territorialisée» catalane. D’autres voix juridiquement prestigieuses, comme celle de Santiago Muñoz Machado (La Catalogne exige une réponse et l’Etat doit lui en offrir une [titre d’un entretien accordé par ce professeur de droit et membre de l’Académie royale espagnole au quotidien El Mundo le 13 septembre 2015]), se sont ajoutées entre-temps à des prises de position comme celle de Rubio Llorente.

A cela s’oppose quelquefois le scepticisme de l’historien. Qui dira, non sans bonnes raisons, qu’il est inutile de parler d’une «réforme constitutionnelle» qui «facilite» ou «redéfinit» «l’emboîtement» de la Catalogne en Espagne, passant en revue opportunément les archives et les bibliothèques de périodiques, rappelant le récit jamais réalisé de la «réforme de la Constitution» qui a fait couler inutilement des fleuves d’encre lors de la Première restauration bourbonienne, au moins entre 1898 et 1931 [cette dernière année étant celle de l’instauration de la Deuxième République, avec une Assemblée constituante qui élabora une nouvelle Constitution].

Mais l’objection qui aurait sans aucun doute plus de poids face aux idées bien intentionnées de réforme constitutionnelle a trait non pas à des arguments de droit constitutionnel étatico-formels, ni à l’expérience historique, mais plutôt au caractère de la dynamique politique qui s’est enclenchée avec la Deuxième restauration bourbonienne [initiée en 1975].

Parce que la Transition démocratique qui s’est coagulée dans le régime constitutionnel de 1978, comme l’a rappelé il y a un peu plus d’un an le solide constitutionnaliste sévillan Javier Pérez Royo, n’a pas été une restauration de la démocratie sous une forme de monarchie parlementaire mais, fondamentalement, une (deuxième) Restauration de la monarchie bourbonienne sous des formes démocratico-parlementaires qui étaient presque inévitables dans le monde de l’Europe d’alors. Une Europe qui avait le souvenir encore vivant de l’antifascisme triomphant en 1945. Et un monde où, par exemple, aucun gouvernement n’aurait osé dire, comme l’a fait David Cameron aujourd’hui même, que le principal parti historique de l’opposition – le Parti travailliste – représentait une «menace pour notre sécurité nationale, pour notre sécurité économique et pour notre sécurité de la famille» [suite à l’élection, avec 59% des voix, de Jeremy Corbyn à la tête du Labour]

La reconnaissance du droit à l’autodétermination des nations historiques (Catalogne, Pays basque et Galicie) faisait partie des programmes politiques de toutes les forces antifranquistes de gauche, y compris le PSOE de Suresnes [localité française où s’est tenu en 1974 un Congrès du PSOE qui se débarrassa de la vieille direction en exil dirigée par Rodolfo Llopis (1895-1983) au profit d’une nouvelle direction, intérieure, composée principalement de jeunes avocats en droit du travail de Séville]. Ce congrès catapulta Felipe González à la direction du PSOE. Le droit à l’autodétermination disparut des programmes du PCE, tout d’abord, puis ensuite du PSOE à la suite de l’acceptation de la Constitution monarchique de 1978. Se dérobant à un référendum sur la forme de l’Etat – monarchie ou république –, avec l’abstention du PSOE et le vote favorable du PCE, la Deuxième restauration séquestra le droit à l’autodétermination de tous les peuples d’Espagne, raison pour laquelle elle se ferma à double tour contre la reconnaissance du droit à l’autodétermination d’un quelconque peuple d’Espagne en particulier.

Face aux manières cyniques et affectées du rapporteur conservateur [5] Herrero de Miñón [né en 1940, membre du PP, c’est l’un des sept «pères de la Constitution», titre pour désigner les sept membres – dont un du PSOE et un du PCE – qui participèrent à l’élaboration de la Constitution] ou face aux imprécisions retentissantes de la «minorité catalane» – l’entrepreneur Güell de Sentmenat vota contre l’autodétermination alors que Trias Fargas s’abstint [il s’agit de deux députés lors du vote parlementaire sur la Constitution, tous deux membres de CiU] –, le rapporteur constitutionnel communiste Jordi Solé Tura [qui passa au PSC] l’exprima avec la clarté et le pragmatisme désinvolte qui le caractérisaient lors de la plénière dramatique du 21 juillet 1978. Un droit fondamental – il faut souligner qu’aucun intervenant lors de cette session, à l’exception du franquiste Fraga, le nia en tant que «principe abstrait» – devait être abandonné pour des raisons d’opportunité et de conjoncture politique:

«Nous avons approuvé un article [le Titre préliminaire, dont nous savons aujourd’hui qu’il fut imposé littéralement manu militari aux constituants: il n’y eut pas d’assemblée constituante, le parlement élu en juin 1977, deux mois après la légalisation du PCE, en a pris la fonction] qui définit très clairement ce que nous comprenons par le terme d’Espagne lorsque nous disons et manions des notions qui se complètent, qui sont celles de l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols […]. Ceci est ce que nous faisons et pas autre chose; et en fonction de cela, nous ne nous sommes pas abstenus, mais nous avons voté “non” au droit à l’autodétermination tel que le proposait l’amendement de Monsieur Letamendia [un des avocats de la défense lors du procès de Burgos en 1970 – qui fut une étape importante de la crise du régime franquiste –, nationaliste basque de gauche], qui revenait à faire une autre Constitution; alors que nous sommes en train de réaliser celle-ci.» [6]

a7c24ac056b76909cac1995b18ba3f501ec5301a_sliderDès lors, considérée dans cette perspective historique, une «réforme constitutionnelle» qui chercherait aujourd’hui à «emboîter» [constitutionnellement] le principe d’autodétermination de la Catalogne ne poserait pas un simple problème technico-formel qui pourrait se résoudre par une bonne volonté et un réalisme politique par les «pouvoirs de fait» de ce pays. Il faut supposer, au contraire, que cela ouvrirait une dynamique politique totalement nouvelle, mettant plus vite qu’on ne le pense le doigt dans la plaie du péché originel du régime de 1978.

Par exemple: après la Catalogne, viendra le Pays basque et peut-être la Galicie. Et ce qui est plus important: au cours de la délibération qui précède un référendum légal d’autodétermination en Catalogne, il sera décisif pour le résultat final de savoir si la Catalogne adhérerait fédéralement ou confédéralement à la monarchie de Felipe VI [l’actuel roi depuis juin 2014] ou à une IIIe République dans le cadre d’un nouveau processus constituant espagnol. Il est évident que la légion d’indépendantistes conditionnels (ou républicains) – comme Ada Colau [actuelle maire de Barcelone] ou Lluis Rabell [tête de liste de Catalunya Sí que es Pot, formation composée de Podem, d’Equo, d’Iniciativa per Catalunya Verds (ICV) et d’Esquerra Unida i Alternativa (EUiA)] – pourrait être déterminante… C’est la seule et unique raison de fond qui permet de supposer qu’il n’y aura jamais une quelconque réforme constitutionnelle qui, dans le cadre de la Deuxième restauration bourbonienne, pourrait donner satisfaction aux écrasantes aspirations majoritaires à l’autodétermination de la Catalogne actuelle.

Nous avons récemment écrit sur les pièges d’Artur Mas et l’imposture de sa liste Junts pel SI [ensemble pour le oui], ainsi que sur les insuffisances de l’indépendantisme de la gauche radicale (voir Zelig en Catalogne: du transformisme politique au bal masqué [publié le 26 juillet 2015 sur Sinpermiso.info]). Il n’y a pas lieu d’insister ici.

En outre, il est très facile de se moquer des excès et des ingénuités des dirigeants actuels de toutes les forces indépendantistes catalanes. Ces derniers semblent croire que l’indépendance d’un «nouvel Etat européen» sera un jeu d’enfant au sein d’une Union européenne austéritaire et décomposée qui vient de juguler sans sourciller le «printemps d’Athènes». Et de ceux qui, de manière symétrique, considèrent que tout se résout magiquement par une rupture avec les principes de l’UE du «Consensus de Bruxelles». Tous les scénarios possibles, en revanche, soulignent que la polarisation sociale et politique croissante, loin de simplifier l’épouvantable conflit de légitimités qui se profile après le 27 septembre, tendra vers une complexité énorme de moments et d’affrontements partiels transversaux qui détermineront en grande mesure le développement futur de la crise du régime de 1978 au sein d’une Europe à l’avenir incertain.

Gerardo Pisarello
Gerardo Pisarello

Mais les directions des gauches en faveur de l’autodétermination qui sont non indépendantistes, qui, soit dit en passant, ne sont pas parvenues à éviter – comme ont pu le faire Ada Colau, Gerardo Pisarello [membre de Proces Constituent et deuxième sur la liste Barcelona en comu] et leur équipe lors des élections municipales – la transformation des prochaines élections autonomes en un plébiscite pour ou contre l’indépendance et desquelles on attend encore une réflexion sérieuse – au-delà des discours autoréférentiels – sur l’écrasement de Syriza et la capitulation de Tsipras, devraient au moins commencer à reconnaître ce qui suit. Il n’y a pas en ce moment même dans le royaume d’Espagne un mouvement de masse démocratique disposant d’un potentiel de rupture plus dangereux et menaçant pour le statu quo que celui qui exige avec une force persistante l’exercice du droit à l’autodétermination de la Catalogne. Les nationalistes indépendantistes ne le savent pas. Peut-être. Mais ils le font.

Il serait extraordinaire que ceux qui semblent le savoir – ou qui, par tradition internationaliste devraient le savoir – prennent note aujourd’hui dans quel vaste, terrible et dangereusement incertain monde dans lequel nous vivons. Mais il faudrait aussi le faire [la bataille pour l’exercice du droit à l’autodétermination]. Sans illusions. Sans considérations tactiques. Sans coups bas. Sans pragmatisme désinvolte d’un nouveau genre. Parce que ce qui semble clair, c’est que la Deuxième restauration est déjà très difficilement compatible avec une unité librement consentie des peuples d’Espagne. (Antoni Domènech est éditeur de SinPermiso, Gustavo Buster et Daniel Raventós sont membres du comité de rédaction de cette revue. Article publié le 13 septembre 2015 sur le site Sinpermiso.info; traduction A L’Encontre).

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Les notes sont de la rédaction de SinPermiso

[1] En Catalogne, le pourcentage de ceux qui parlent catalan, qui est de 75% de la population totale, atteint 90% parmi les jeunes de 15 à 29 ans. Des données de 2013 pour une population plus âgée de 15 ans indiquent que 80% de la population sait parler catalan, bien que seuls 60% savent l’écrire. 99,7% parlent le castillan et 96% savent l’écrire. En outre, a contrario de ce que semblent croire nationalistes et pseudo-cosmopolites de toutes sortes, et en particulier les idéologues philopujoliste et les idéologues espagnolistes butés, la linguistique cognitive historique enseigne: 1° que le bilinguisme, loin d’être une rareté ou une situation instable, est la condition la plus normale des cultures humaines: plus de 60% de l’humanité, actuellement, est au moins bilingue; et 2° le multilinguisme est tellement enraciné dans la nature humaine même que, loin de tendre au monolinguisme, la persistance de la pluralité des langues humaines est un trait stable de l’humanité, cela de manière relativement indépendante des politiques pratiquées. Aujourd’hui, en pleine «mondialisation», il y a plus de langues humaines vivantes (environ 7000) que d’espèces mammifères. Voir Mark Pagel, Wired for culture. The Natural History of Human Cooperation, Penguin, Londres, 2012.

[2] Manolo Vázquez Montalbán [écrivain de renommé internationale, grâce notamment à ses romans policiers] a été l’un des peu nombreux qui ont osé protester timidement à partir de la gauche (en 2002): «[…] la politique culturelle de la Generalitat a commis la maladresse de comprendre qu’elle devait seulement se consacrer à la normalisation linguistique du catalan, sans assumer une position par rapport au castillan. Cela produisit l’impression que se créaient des consignes linguistiques pour que le catalan se convertisse en langue hégémonique. La logique qui s’imposait selon laquelle la Catalogne est une nation qui possède une langue propre, qui est le catalan. Mais, en revanche, on ignorait ou on n’assumait pas que le castillan était une langue totalement vivante, coexistante et cohabitante ; qu’en outre elle concernait près de 50% de la population.» Ce n’était pas une «maladresse», et si c’était le cas, ce qui est certain c’est qu’elle a rendu d’énormes services politiques à ceux qui la commirent.

[3] Les usages excluants et exclusifs de la langue catalane par le néocatalanisme autonome philopujoliste ont transformé la politique linguistique en thème particulièrement sensible et de débat embrouillé en Catalogne. Le gouvernement de Rajoy et Ciudadanos ont cherché à travers à travers ce débat, sans beaucoup de succès en Catalogne, la polarisation socio-linguistique. Il suffit de se rappeler les paroles du ministre de l’éducation de Rajoy, l’ineffable Wert, manifestant son intention d’«espagnoliser les enfants catalans». Cela dit, on peut penser ce que l’on veut au sujet de ce qui doit être fait politiquement en matière de réalités linguistiques en Catalogne, on doit partir de certains faits qui sont méconnus ou déformés de manière préméditée en dehors de la Catalogne. Quelques exemples suffisent. Les sentences judiciaires rédigées en catalan en Catalogne en 2012 ne constituaient qu’à peine 12,7% du total (dans les chambres de contentieux et administratives, seulement 5%). Les délégations du gouvernement espagnol, la police nationale, la garde civile ou l’armée n’offrent que symboliquement des services à la population en langue catalane, et bien souvent de manière réticente. La presse écrite en castillan représente actuellement 85% du total. Seuls 10% des films projetés dans les cinémas en Catalogne sont doublés en catalan. Tout cela dit: une des choses les plus intéressantes et prometteuses du nouveau catalanisme indépendantiste des dernières années est son principe de rupture avec les usages exclusifs et excluants de la langue catalane et une attitude envers la langue castillane qui renoue à nouveau avec les meilleures traditions du catalanisme républicain populaire historique: des phénomènes comme Súmate (qui fait aujourd’hui partie de Junts pel Sí) ou des positions intéressantes et intelligentes de candidats de la CUP, comme David Fernández ou Antonio Baños, sont ici des témoignages suffisants.

[4] Un seul exemple suffira, fourni récemment par l’économiste Francisco Martin Seco: «En 2004, le fisc, suite à une série d’inspections, avait commencé à prendre acte d’un ensemble de sociétés, composées dans leur totalité par les grands patrimoines du pays, dont on considérait qu’elles ne respectaient pas les exigences leur permettant de constituer une SICAV [type de fonds commun de placement] et que, en conséquence, elles devaient être imposées au régime commun (la catégorie d’impôt sur les sociétés auxquelles elles devaient se soumettre était de 35% au lieu du 1%). Les principaux capitaux se mirent en alerte et réclamèrent le soutien de CiU, qui présenta un amendement à la Loi 24/2005, du 18 novembre, sur les réformes fiscales pour l’élan à la productivité (quel paradoxe…), par laquelle on retirait la compétence au fisc pour l’attribuer à la Commission nationale du marché des valeurs. Depuis lors, les grandes fortunes de ce pays, grâce à CiU (et certainement de bien d’autres), continuent d’utiliser, fraudant la loi, un régime fiscal privilégié qui n’a pas été élaboré pour celles-ci.»

[5] «L’autodétermination des peuples d’Espagne ne date pas d’aujourd’hui; ce n’est pas une chose qui tient dans un Titre bis du projet de Constitution, c’est un élément qui sous-tend et fonde la Constitution elle-même parce que c’est notre propre existence historique. Les peuples d’Espagne s’autodéterminent depuis des siècles [sic!] et s’autodéterminent aujourd’hui par la volonté irréversible de vivre en commun.» Voir http://www.congreso.es/public_oficiales/L0/CONG/DS/C_1978_116.PDF(p. 4566)

[6] Voir http://www.congreso.es/public_oficiales/L0/CONG/DS/C_1978_116.PDF (p. 4569-4570). Plusieurs années plus tard, Solé Tura lui-même revenait sur cette discussion constitutionnelle dramatique avec Paco Letamendia: «en votant l’introduction du droit à l’autodétermination tel que le proposait le député Letamendia, nous n’aurions eu ni droit d’autodétermination, ni autonomies [des Communautés autonomes] et probablement ni Constitution» (Nacionalidades y nacionalismos en España, Alianza Editorial, Madrid 1985, p. 140).

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