Bulgarie. Les «mafias» et la «corruption», cibles des manifestations massives

Manifestation du 16 juin 2013 à Sofia
Manifestation du 16 juin 2013 à Sofia

Par Thomas Cluzel

Cela fait un peu plus d’une semaine que la rue bulgare est en ébullition. Chaque soir, après 18 h 30, à la sortie du travail, des hommes et des femmes, parents, enseignants, journalistes, ingénieurs, étudiants sortent dans la rue, à Sofia, mais aussi dans plusieurs villes de province. Des visages souriants et une colère tranquille. Ce ne sont pas des révolutionnaires de métier, encore moins des hooligans. Ils ont un boulot et paient leurs factures d’électricité et de chauffage. Autrement dit, pour que ces hommes et ces femmes sortent ainsi de chez eux, il faut qu’ils soient tous profondément offensés.
La raison de leur colère vient en réalité de la nomination, la semaine dernière, d’un député sans expérience [Delyan Peesvski, âgé de 32 ans] à la tête de l’Agence de sécurité nationale (DANS). Magnat de la presse, lié à une banque puissante, l’homme jouit d’une réputation controversée en raison, notamment, de sa richesse inexplicable et de son influence dans des médias contrôlés par sa famille. Alors sous la pression populaire, le Parlement s’est résigné, le mercredi 12 juin, a annulé cette nomination [1].

Sauf que depuis, les manifestations se poursuivent, dirigées désormais contre le gouvernement en place pourtant depuis quelques semaines à peine. Selon un sondage publié mercredi, 51% des personnes interrogées réclament même la démission de ce gouvernement. Et, bien entendu, poursuit le journal de Sofia DNEVNIK, cité par Presseurop, désormais c’est la confusion totale. Quand les manifestants disent qu’ils ne veulent pas qu’une oligarchie de l’ombre continue de diriger le pays, les élites, elles, ne comprennent pas, parce qu’elles se nourrissent, justement, de la main de cette oligarchie de l’ombre. Pour elles, la politique se résume d’ailleurs à cela: des intrigues en coulisses conduites par une classe restreinte et privilégiée.

D’où l’inquiétude relayée par l’hebdomadaire bulgare KAPITAL: va-t-on se laisser truander, dit-il, par une oligarchie de la pire espèce qui nous replonge dans le passé et nous prive de nos quelques acquis démocratiques. Car pour la première fois depuis le début de la «transition démocratique», force est de constater aujourd’hui que nous sommes revenus à la situation antérieure à 1989, dit-il.

C’est d’ailleurs, le sens également de portrait à lire dans les colonnes du TEMPS, portrait d’un homme, Stéphane Stoyanov, fils d’un poète poursuivi autrefois par le «régime communiste». Les deux hommes ont en commun une chose: la rébellion contre le système. Son père était un dissident et lui, Stéphane, se bat à présent contre l’emprise mafieuse, sur la Bulgarie contemporaine. Or le plus cruel, dit-il, c’est que leurs persécuteurs sont peu ou prou les mêmes, d’anciens apparatchiks ou agents des services secrets, reconvertis sans états d’âme du magistère «marxiste» à l’affairisme le plus dévoyé, de la «dictature du prolétariat» à la démocratie en eaux troubles. Et d’ailleurs, Stéphane les connaît bien, ces accapareurs qui spolient la majorité des Bulgares. Il y a vingt-trois ans, quand le «régime communiste» est tombé, il les a vus changer de discours, de costume, de voiture, de femme, mais pas de méthode. Ils sont constants dans la brutalité. Stéphane montre d’ailleurs une photo de cette époque où il est encadré par deux amis, deux amis dont il découvrira plus tard, grâce aux archives qu’une commission a déclassifiées, qu’ils émargeaient aux services de sécurité.

Comme la majorité des Bulgares, Stéphane Stoyanov ne peut que constater et hurler sa colère contre la «mafia» et «l’oligarchie». Moins d’un mois après sa nomination [le 29 mai 2013], le nouveau «gouvernement socialiste» est déjà rattrapé par les scandales et les soupçons d’accointances douteuses. Or le précédent, gouvernement, lui, de centre droit, était tombé pour ces mêmes raisons. A son tour, le fils du poète dissident peine donc à trouver ses marques dans la nouvelle société. Son appartement est d’ailleurs à l’image de cette Bulgarie où tout et rien à la fois n’a changé.

Les murs aux couleurs oubliées et le style collectiviste renvoient à l’idéal neurasthénique des années 1960. Et puis, ici et là, une affiche moderne ou un ordinateur ramènent le visiteur au XXIe siècle. Comme tous les Bulgares qui refusent l’affairisme, Stéphane vivote entre petits boulots et chômage, entre salaires indécents et système D et plus que tout, il jette un regard désabusé sur la politique. Car ce gouvernement, comme le précédent, n’a toujours pas compris que la crise économique n’est que la partie visible d’une autre crise, elle, bien plus profonde, bien plus personnelle aussi: la crise du sens et le déficit d’avenir.

Faut-il en déduire que les pays de l’ancien «bloc communiste», dont certains ont pourtant adhéré à l’Union Européenne (UE) il y a près de 10 ans, restent aujourd’hui condamnés à des pratiques douteuses? C’est en tous les cas l’analyse que semble défendre le quotidien d’Amsterdam DE VOLKSKRANT, lequel rappelle que lundi dernier le Premier ministre tchèque [Petr Necas] a fini par démissionner après la révélation du plus gros scandale de corruption dans l’histoire récente du pays. Quelques semaines plus tôt, le Premier ministre slovène [Janez Jansa] était lui condamné à deux ans de prison. Et non loin de là en Croatie, qui deviendra dans 10 jours membre de l’UE, c’est encore un ancien Premier ministre [Ivo Sanader] qui est aujourd’hui incarcéré en attendant d’être jugé. Pas un jour ne s’écoule sans qu’un quelconque scandale ne fasse la une des journaux. [2]

A présent, ce sont donc les Bulgares, qui au début de l’année avaient pourtant manifesté contre la corruption jusqu’à obtenir la chute du gouvernement, qui n’ont plus qu’à tout recommencer.
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[1] Le DANS est une agence de contre-espionnage qui s’est vu, récemment, attribuer des pouvoirs plus importants dans le cadre d’une «lutte plus déterminée» contre «la criminalité». Le gouvernement bulgare, «sociale-démocrate» –formé d’anciens membres du PC et d’un Premier ministre «sans étiquette»:Plamen Orecharski – a besoin de l’appui du MDL pour disposer d’une majorité plus qu’étroite. Ce dernier représente la minorité turque musulmane. pour disposer d’une majorité. L’ancien premier ministre conservateur, Boïko Borisova, n’avait pas réussi à former une coalition, bien qu’ayant le meilleur résultat lors des élections. Orecharski, économiste de formation, est soutenu par la coalition ex-PC plus MDL. Cela avec l’appui tacite des ultranationalistes d’Ataka (Union nationale Attaque) d’extrême-droite dont le leader est Volen Siderov. Depuis 2006, Attaka développe des liens avec le Front national de Le Pen et d’autres formations. Sans s’opposer ouvertement à l’adhésion à l’UE, Ataka est fortement xénophobe, antisémite et attaque les Tziganes. La coalition au pouvoir ne dispose que la moitié des sièges, d’où l’importance d’un accord fortement «négocié» (et tacite) entre Attaka et les formations politiques constituant le gouvernement.
Selon l’AFP du 15 juin 2013, la mère de Delyan Peevski: «Irena Krasteva possède six journaux, une télévision et plusieurs sites internet, ainsi que la plus grande société de distribution de presse. Des ONG soupçonnent une participation non-déclarée de ce groupe au capital d’autres médias et dénoncent une concentration médiatique illégale.» Delyan Peevski a été juge d’instruction de 2005 à 2007, mais a dû démissionner suite à une affaire de corruption, qui s’est ensablée…dans la procédure judiciaire. Delyan Peevski a offert sa démission, il y a quelques jours. Le Premier ministre a jugé cet acte comme l’expression «d’une grande maturité politique»! Finalement, le Parlement a «accepté» cette démission.
Depuis le samedi 8 juin, les premières manifestations se sont déroulées au nom de «la lutte contre la Mafia», contre la corruption. Ce mouvement s’effectue dans la confusion politique la plus totale. Ce qui est propre à ce genre de «transition» de régimes où des oligarchies sont plus directement visibles et perpétuent des modes de dominations dans lesquelles se mélangent les pires combines du passé et celles, modernisées, des mafias mondialisées. (Rédaction A L’Encontre)

[2] Il faudrait ajouter les «affaires» nombreuses qui dominent «la vie [la mort] politique» en Espagne, en France et ailleurs pour éviter de mettre, de manière sélective, le doigt sur certaines oligarchies, en en oubliant d’autres. Sous des formes diverses cette «gouvernance» est l’expression de la place de relief prise par le monde «des affaires» – durant une période de crise socio-économique prolongée – dans la sphère politique, avec les échanges multiples et de toute nature qui en découlent. (Rédaction A l’Encontre)

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