Economie. Le krach financier et son spectre

Par Henri Wilno

Le vendredi 16 juin 2017, le quotidien économique Les Echos titrait «La prochaine crise financière, inévitable et imprévisible». Le tangage récent à Wall Street et sur les bourses mondiales a laissé penser à certains que «cela» arrivait. Parti des États-Unis, le recul s’est propagé avec rapidité sur les bourses européennes et asiatiques. Près de 7500 milliards de dollars de capitalisation boursière se sont envolés en une semaine. La situation est encore potentiellement instable, mais il semble qu’un vrai krach ne soit pas encore à l’ordre du jour. Ces événements sont toutefois le signe de l’incertitude qui ronge le capitalisme mondial, malgré la reprise limitée de la croissance aux États-Unis et en Europe.

Au-delà des soubresauts du marché boursier pèse en effet la perpétuation d’un phénomène qui ne cadre pas avec la débauche d’investissements dans les nouvelles technologies: la faiblesse des gains de productivité. Cette dernière, mise en exergue dès 1987 par Robert Solow («on voit des ordinateurs partout, sauf dans les indicateurs de productivité»), provoque bien des interrogations, mais est incontestable. Elle est un signe du manque d’efficacité du capital. Manque d’efficacité veut dire risque sur la rentabilité du capital investi [1]. D’où l’offensive continue contre les salaires et pour intensifier le travail qui limite les débouchés mais a permis le redressement limité du taux de profit ces dernières années, celui-ci étant aussi soutenu par les cadeaux fiscaux. D’où enfin, l’appétence pour toutes les formes de spéculation [2].

Le recul de la bourse états-unienne s’est enclenché après la publication, vendredi 2 février, de statistiques sur les salaires états-uniens, qui montrent une augmentation de 2,9% sur un an, le rythme le plus rapide depuis 2009. Ces hausses de salaire menacent de venir grignoter les profits des sociétés cotées en bourse et pourraient entraîner des augmentations de prix. Or quand les prix augmentent, la Réserve fédérale (banque centrale) états-unienne remonte, traditionnellement, ses taux d’intérêt: une telle hausse était programmée, mais la crainte s’est répandue qu’elle soit plus rapide que prévu. Les boursicoteurs aiment la stagnation des salaires, les faibles impôts, les taux d’intérêt bas et le crédit facile: ils ont commencé à craindre que cette conjonction des astres soit quelque peu remise en cause.

La situation complexifie la tâche des banquiers centraux qui ont pris le pas sur les gouvernements dans la régulation de la conjoncture. Pour lutter contre le risque déflationniste et essayer de contribuer à la redynamisation des économies ont été mises en place, à la suite du choc de 2009-2008, des politiques monétaires d’argent facile (baisse des taux d’intérêt, achats d’obligations par les banques centrales). Elles ont favorisé l’ascension des cours boursiers à des niveaux hors de proportion avec l’évolution de l’économie réelle. Comme le souligne un rapport récent du FMI sur la stabilité financière cité par François Chesnais dans un article éclairant sur le krach et les marchés financiers [3], «il y a trop d’argent».

Avec plus ou moins de prudence, les banques centrales ont annoncé leur volonté de resserrer les vannes. Cela annonce des perturbations sur les marchés financiers. De plus, Etats, entreprises et particuliers (notamment aux Etats-Unis pour ces derniers) sont très endettés. D’après le FMI, la dette mondiale publique et privée représenterait 115’000 milliards d’euros (135’000 milliards de dollars), soit 235 % du PIB (ce ratio était inférieur à 200% du PIB en 2007). Une hausse des taux rendrait plus coûteuses les charges liées à ces dettes. En particulier, pour certains pays émergents qui ont emprunté massivement en «devises fortes» comme l’euro et le dollar américain.

Le mini-krach se reproduira d’une façon ou d’une autre. Il est significatif du caractère ploutocratique de la phase actuelle du capitalisme: elle se traduit par une course déréglée et sans limites pour le profit aux dépens des salarié·e·s, des chômeurs et retraité·e·s ainsi que par des réformes fiscales à la Trump ou à la Macron unilatéralement favorables aux plus riches et aux entreprises. Les actifs financiers mondiaux croissent de manière désordonnée. Tout cela se terminera mal. Les banquiers centraux et analystes financiers ont par intermittence des éclairs de lucidité et Christine Lagarde, la directrice du FMI, propose de nouvelles réglementations, mais ce ne sont que des fondés de pouvoir du capital. Il ne leur reste qu’une feinte assurance: «Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur», cette phrase de Jean Cocteau apparaît dans un livre sur la crise écrit par deux «sommets» de l’administration économique française [4]. (Article écrit 13 février 2018; il constitue une version longue et actualisée d’un article paru dans l’hebdomadaire L’Anticapitaliste du 8 février 2018)

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[1] Michel Husson « Stagnation séculaire ou croissance numérique »

[2] Ces enchaînements sont très schématiquement décrits dans une note de la banque Natixis du 2 février dernier: «La dynamique du capitalisme est aujourd’hui bien celle qu’avait prévue Karl Marx». (Le service des études de ladite banque fait de temps en temps de tels écarts, sans conséquences).

[3] François Chesnais, «Mini-krachs et turbulences boursières sur un marché ou un autre », A l’Encontre, 12 février 2018

[4] Jean Pisani-Ferry & Selma Mahfouz, A qui la faute?, Fayard 2016.

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