Capitalisme. Un autre «moment Lehman» se rapproche-t-il?

Par Alejandro Nadal

La France a réussi à placer sa dette sur le marché international à des taux très bas et tout le monde se demande pourquoi. Le taux de rendement de ses obligations à 10 ans est tombé à un niveau record de 1,24%, malgré une crise ministérielle qui s’est soldée par la démission du ministre Arnaud Montebourg [remplacé par Emmanuel Macron, un ancien de la banque Rothschild, comme Grégoire Chertok un proche de Jean-François Copé, comme Sébastien Proto qui a fait un passage dans la banque d’affaires, avant de retourner à Bercy] ou le fait que l’économie française reste engourdie et que le déficit budgétaire se situe au-dessus du niveau fixé par le Traité de Maastricht (3% du PIB). La dette externe totale de la France dépasse pour la première fois les deux mille milliards d’euros, soit l’équivalent de 95% du PIB (au-dessus du seuil de 60% fixé à Maastricht). Comment expliquer les taux bas auxquels la France place sa dette souveraine?

En réalité, la France n’est pas seule. Le taux de rendement à dix ans sur les obligations souveraines allemandes a atteint depuis une semaine le niveau record de 0,91%. Même les pays les plus touchés par la dette ont pu placer des obligations à moindre coût; par exemple, le taux d’intérêt pour les emprunts de l’Etat espagnol, à dix ans est passé de 2,17 à 2,09%, tandis que celui des obligations italiennes du même type a passé de 2,4 à 2,3%.

Le coût de financement pour les pays de l’Eurozone a été réduit depuis que Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE), a annoncé l’engagement d’éviter la déflation à tout prix. Le discours de Draghi dans le symposium de Jackson Hole [dans le Wyoming, lieu de réunion habituel des banquiers centraux en fin août] ne laisse pas de place au doute. Il ressort deux points clés. Premièrement, la crise de la dette souveraine dans l’Eurozone (qui démarre de manière déployée à partir de 2011) a désarticulé les mécanismes de stabilisation macroéconomique. En particulier, la correction budgétaire effectuée dans la plupart des pays de l’Eurozone pour conserver la confiance des investisseurs a conduit à une augmentation significative du chômage.

De plus, bien que les taux d’intérêt se soient maintenus à des niveaux bas, le coût du capital a augmenté. La transmission de la politique monétaire s’est interrompue et la double contraction, monétaire et budgétaire, a approfondi la récession. Aujourd’hui, la déflation est encore le sujet de préoccupation pour Draghi. L’inflation se maintenait à un modeste 2,5% à l’été 2012 et rejoint aujourd’hui 0,4%. Préserver la stabilité des prix est toujours le mandat principal de la BCE et Draghi considère qu’il est nécessaire de réactiver la demande globale.

Le second point est le plus important: Draghi annonce que la politique monétaire doit jouer un rôle important pour sortir de la récession. Cette rhétorique confirme les annonces du milieu du mois de juin sur les mesures de la BCE en matière d’acquisition d’actifs.

Les prévisions des investisseurs considèrent que la BCE procédera à des injections massives de liquidités dans l’économie de l’Eurozone en octobre 2014, ce qui provoquerait une chute encore plus sensible des taux d’intérêt du marché. En d’autres termes, la BCE initierait une politique d’assouplissement quantitatif, posture qui lui permettrait d’acquérir une gamme plus large de titres et ainsi d’assurer l’insertion effective de flux monétaires dans l’économie réelle via le crédit bancaire. De fait, cette politique conduirait à dévaluer l’euro et à promouvoir le retour d’une inflation modérée. La récupération en Europe se traduira, selon les thèses de la BCE, par une sortie des capitaux du marché obligataire public qui se dirigeraient vers le marché des actifs: actions, etc. Mais malgré tout, avec le déploiement des pressions déflationnistes dans l’Eurozone, les marchés préfèrent les obligations souveraines malgré leurs maigres rendements.

Mais peut-être qu’il y a d’autres raisons qui expliquent le comportement du marché de la dette souveraine des pays de l’Eurozone. L’une d’elles est ce que l’on a appelé le vol ou la fuite vers des espaces qui offrent une sécurité plus grande. Et bien sûr, l’euro n’est pas le seul refuge. Après une période de plusieurs années de faiblesse, le dollar est parvenu à ressurgir comme la monnaie préférée des investisseurs à l’échelle mondiale.

La fuite des capitaux vers un «lieu» sûr a plusieurs causes. Le tassement de l’activité économique en Chine, et son impact global dans le cycle de prix des produits de base [commodities] qui soutenait la croissance des marchés émergents, est un facteur clé de la discordance globale et annonce que la récupération sera lente.

De plus, les déséquilibres globaux (entre les pays excédentaires et déficitaires) continuent à être un motif de préoccupation et une source d’instabilité monétaire et de change. Finalement, Draghi lui-même distingue l’importance des risques géopolitiques actuels: le conflit en Ukraine et les «insultes» terroristes de l’Etat islamique et ses victoires militaires ne font guère pour calmer les esprits. Les liens entre le monde financier et l’économie réelle sont plus forts que ce que l’on pense.

Tout cela peut présager que l’économie mondiale est proche d’un autre «moment Lehman». C’est en référence, bien sûr, à l’effondrement de la banque d’investissements Lehman Brothers qui a secoué le système financier global. Avant l’écroulement, il semblait qu’il y avait des pressions mais que tout restait sous contrôle. Et subitement, tout a changé. (Traduction A l’Encontre, publié sur Sin Permiso le 5 octobre 2014)

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