Débats. Pourquoi il est urgent de rompre avec la paralysie de la Banque du Sud («Banco del Sur»)

bancodelsurPar Ariel Noyola Rodríguez

Face à l’approfondissement de la récession mondiale, il est urgent que les dirigeants de l’Amérique du Sud concentrent toutes leurs énergies sur la constitution de fonds propres et sur l’utilisation d’instruments de coopération financière destinés à affaiblir l’influence du dollar dans la région. D’autant plus que le gouvernement des Etats Unis cherche à imposer par tous les moyens possibles sa domination économique dans la région, il est devenu indispensable pour les pays sud-américains, de conquérir une autonomie face aux institutions traditionnelles de crédit.

Le modus operandi du Fonds Monétaire International (FMI), de la Banque Mondiale et de la Banque interaméricaine de développement (BID) est à présent bien connu: l’utilisation de la dette comme mécanisme de pression contre les peuples enfoncés dans l’insolvabilité, l’imposition de mesures économiques draconiennes (diminution des dépenses sociales, baisses des salaires, privatisation des entreprises publiques à caractère stratégique); l’aide financière sans limites à des gouvernements issus de coups d’État, mais cautionnés par la Maison Blanche (comme ce fut le cas au Chili dans la décennie des années 1970). C’est pour toutes ces raisons et bien d’autres qu’il est nécessaire de renforcer les fondations de l’architecture financière sud-américaine.

Tout d’abord, ce qui est indispensable c’est une Unité Monétaire Sud-américaine (UMS). L’UMS n’est pas une «monnaie commune» comme l’euro, mais un fonds commun de référence constitué par un panier de monnaies (comme les «droits de tirages spéciaux» – DTS – du FMI). En définitive, l’UMS est un référent qui bénéficie d’une plus grande stabilité que le dollar, aussi bien pour l’émission de bons obligataires que pour la comparaison des prix à l’intérieur de l’ensemble de la région. Parallèlement, on doit privilégier un point : que les règlements des échanges commerciaux se fassent en monnaies nationales.

Depuis 2008, l’Argentine et le Brésil ont mis en marche le système de Paiements en Monnaies Locales [1]. Et en octobre 2015, le Paraguay et l’Uruguay ont adopté un mécanisme de paiement analogue. Grâce à cela, on a évité de passer par le dollar, et les coûts de transaction entre les entreprises de part et d’autre ont été considérablement réduits. A présent, il ne manque qu’à y impliquer la Bolivie et le Venezuela, afin de stimuler ainsi la « dédollarisation » parmi tous les pays intégrés dans le Mercosur.

Deuxièmement, les pays d’Amérique du Sud ont besoin d’un puissant fonds de stabilisation monétaire capable de protéger leurs balances de paiement des violentes fluctuations du dollar, d’autant plus que le système de la Réserve Fédérale des États-Unis a élevé le taux d’intérêt des fonds fédéraux [federal funds de 25 points de base, tout en restant, au mieux, graduel] en décembre de l’an dernier. Tout au long de 2002 et 2009, la montée des prix des matières premières («commodities») a favorisé l’accumulation massive de réserves internationales, et pendant ce temps, l’Amérique du Sud a continué à financer les pays industrialisés.

Une bonne partie des milliards de dollars que la région sud-américaine a épargnée au cours de ces dernières années est allée s’investir en bons du Trésor des États-Unis, au lieu d’être canalisée vers des activités productives au moyen d’un fonds du sud puissamment structuré. En ce moment, le seul fonds de stabilisation existant dans la région est le Fonds Latino-Américain de Réserves (FLAR), lancé à l’origine par la Communauté Andine en 1978 sous le nom de Fonds Andin de Réserves. Il est actuellement constitué par la Bolivie, la Colombie, le Costa Rica, l’Équateur, le Paraguay, le Pérou, l’Uruguay et le Venezuela.

Cependant, les ressources du FLAR sont insuffisantes pour parvenir à contenir les secousses de capitaux dans des conjonctures critiques: son capital souscrit est d’à peine 3,609 milliards de dollars, soit moins de 15% des réserves stockées par la Banque Centrale de Bolivie. Le marché mondial du crédit est devenu trop volatil. Ne serait-ce qu’en 2015, plus de 98 milliards de dollars d’investissements financiers des pays émergents se sont évaporés, d’après les estimations de l’Institut de la Finance Internationale [IFI – organisme qui regroupe de grandes banques internationales, créé en 1983; actuellement l’IFI regroupe plus de 450 instituts; banques, hedge funds et fonds d’investissement, etc.]

Par conséquent, il est urgent de se mettre à l’ouvrage face à cette terrible vulnérabilité. Les pays du Mercosur [Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Venezuela, Bolivie et pays associés tels que le Chili, la Colombie, le Pérou, l’Equateur] ont besoin d’un fonds de stabilisation propre qui, étant donné le degré élevé d’intégration financière du Brésil avec le reste du monde, doit compter au moins sur 100 milliards de dollars de capital souscrit, ce qui est le volume de ressources avec lequel commencera à fonctionner Le Mécanisme de Réserves de Contingence des BRICS (acronyme de Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).

Et troisièmement, les pays sud-américains doivent sortir la Banque du Sud de l’engorgement bureaucratique où elle se trouve pour qu’elle émette enfin ses premiers prêts. Les détails techniques sont pratiquement prêts: le capital initial sera de 7 milliards de dollars et le capital autorisé, de 20 milliards de dollars ; le siège central sera au Venezuela. L’Argentine et la Bolivie accueilleront d’autres succursales. Cela étant, sa mise en fonctionnement a été reportée à plusieurs reprises, de sorte que plus de huit ans après la signature de son Acte fondateur à Buenos Aires, la Banque du Sud n’a toujours pas réussi à ouvrir ses portes.

C’est qu’il existe de puissants intérêts économiques qui empêchent de rompre le statu quo, autant dans la région qu’à l’extérieur. Bien qu’au début on ait envisagé que la Banque du Sud parvienne à rassembler tous les pays de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR qui rassemble, depuis 2011, 12 pays), cela s’est avéré impossible. Ni le Surinam ni la Guyana n’y ont intérêt, tandis que le Chili, la Colombie et le Pérou se sont obstinés à soutenir les projets impulsés par Washington (bilatéraux), aussi bien l’Alliance du Pacifique que l’Accord d’Association Trans-Pacifique (TPP, suivant ses sigles en anglais).

Ainsi les membres de la Banque du Sud se sont réduits aux pays du Mercosur plus l’Equateur. D’autre part, les résistances à l’intérieur du bloc viennent surtout de l’Itamaraty, le ministère des Affaires étrangères du Brésil. En Amérique du Sud, l’influence de la Banque Nationale de Développement Economique et Social (Bndes) du Brésil est écrasante, à tel point que, en quelques années, elle a réussi à dépasser le montant de crédits octroyés par le FMI, la Banque Mondiale et la BID.

La BNDES n’ a pas intérêt à faire avancer l’intégration latino-américaine. En réalité, sa mission est de garantir la fourniture de matières premières aux entreprises brésiliennes. Les ressources de la BNDES sont orientées vers des méga projets qui reproduisent la dépendance envers les exportations de biens primaires des pays sud-américains comme le laisse constater l’Initiative pour l’intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine (LIRSA), un réseau de routes de dimension continentale qui ne bénéficieront qu’à une poignée de grandes entreprises.

Au contraire, l’argent de la Banque du Sud ne se dirigera pas uniquement vers les travaux d’infrastructure, mais sera aussi orienté vers un ample éventail de programmes d’investissements liés à l’éducation, à la santé et au logement. La Banque du Sud laissera de côté complètement les critères du «Consensus de Washington» [corpus de mesures établies par le FMI, la BM, le Trésor américain dès 1989, précisant les lignes de conduite de la politique économique à mettre en œuvre dans le continent sud-américain] qui ont apporté tant de misère à notre Amérique. Elle octroiera des prêts à taux d’intérêt très bas, car son objectif est d’impulser le développement économique intégral des peuples.

Il est indéniable que la Banque du Sud constitue une grande espérance en temps de crise. D’un côté, elle servira de puissant mécanisme de soulagement économique pour les Pays d’Amérique du Sud qui sont victimes de sévères convulsions. D’un autre côté, elle sera un support décisif pour financer les buts les plus ambitieux de l’intégration sud-américaine: des projets scientifiques et technologiques communs, un réseau de chemins de fer et un réseau énergétique, etc.

En conclusion, les gouvernements sud-américains ont besoin de prendre des mesures concrètes qui stoppent la restauration conservatrice qui est en cours, sinon ils précipiteront la débâcle. Il est évident que le gouvernement du Brésil a la plus grande responsabilité pour sauvegarder la souveraineté continentale. Des hauts fonctionnaires de l’ Itamaraty dépendra, en ultime instance, la fin de la paralysie de la Banque du Sud. [Le doute est permis, plus que permis, quant à sa capacité et à sa volonté. Les intérêts auxquels les sommets de l’Etat brésilien obéissent laisse peu de place à cette perspective telle qu’espérée par l’auteur.] (Traduction par A l’Encontre, publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, Uruguay, 28 janvier 2016)

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[1] Les monnaies dites locales sont indexées sur la valeur de la devise officielle. Cette «monnaie» est soumise, normalement, à une règle d’or: elle ne peut pas être épargnée, pour en favoriser la circulation. Elle peut être mise en circulation que suite à un feu vert de la Banque centrale et à un type de contrôle. Leur utilité fonctionnelle est souvent exagérée, en termes macro, par ceux qui en diffusent la proposition. (Réd. A l’Encontre)

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Ariel Noyola Rodríguez est économiste de l’Université Nationale Autonome de Mexico (Unam)

 

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