Débat. Pékin sévit contre les étudiants marxistes

Le 4 mai 2018: Xi Jinping commémore (sic) la naissance de Marx:
«le monde à l’envers»

Par Cyrille Pluyette

La Chine n’en est pas à une contradiction près. S’exprimant à l’occasion du 200e anniversaire de la naissance de Karl Marx, en mai dernier, le président chinois, Xi Jinping, n’avait pas tari d’éloges sur le philosophe allemand qui reste, selon lui, «le tuteur révolutionnaire du prolétariat et des travailleurs». À cette occasion, «l’Empereur rouge» avait également encouragé la prestigieuse Université de Pékin à promouvoir la pensée marxiste lors d’une visite sur place.

Mais le régime «communiste» n’a pas du tout apprécié que des étudiants ou des diplômés engagés cherchent à passer de la théorie à la pratique, après des années de cours idéologiques obligatoires. Des dizaines de jeunes marxistes et maoïstes ont en effet convergé cet été vers le sud-est du pays pour soutenir les revendications d’ouvriers qui exigeaient la création de leur propre syndicat dans leur usine de Jasic Technology (équipements industriels), à Shenzhen. Les jeunes, qui portaient des T-shirts avec le slogan «l’union fait la force», ont manifesté aux côtés des travailleurs. «Créer des syndicats n’est pas un crime», proclamaient des banderoles. [Voir à ce propos l’article publié sur le site alencontre.org en date du 5 septembre 2018.]

Le gouvernement, a rapidement cherché à neutraliser le mouvement. Le 24 août, à l’aube, la police en tenue antiémeute a fait irruption dans un appartement de Huizhou (non loin de Shenzhen) où étaient rassemblés une quarantaine de ces jeunes marxistes acquis à la cause des travailleurs et les ont arrêtés, alors qu’ils chantaient L’Internationale. Plusieurs d’entre eux sont encore en détention, selon une ONG de défense des droits des salarié·e·s.

Contrairement aux leaders étudiants du mouvement prodémocratie de la place Tiananmen, en 1989, ces militants disent ne pas vouloir renverser le régime. Leur obsession: s’attaquer aux criantes inégalités sociales du pays. «Nous n’avons pas de revendications politiques», a assuré Yue Xin, une marxiste récemment diplômée de l’Université de Pékin, dans une lettre ouverte au président Xi Jinping, avant son arrestation. «Nous voulons juste être certains que les ouvriers de l’usine de Jasic seront traités avec justice.»

Beaucoup de ces jeunes militent pour combler un vide de sens dans une société jugée trop individualiste. «Les étudiants des universités d’élite ne devraient-ils que manger, boire» et faire la fête?, s’est interrogé Zhang Shengye, un autre diplômé de l’Université de Pékin. «Devrions-nous éviter de discuter des affaires de la nation, et rester aveuglément serviles?», a-t-il ajouté. Lui aussi a embrassé le combat des ouvriers de Jasic, qui ont été arrêtés par dizaines fin juillet. Se plaignant d’être traités comme des «esclaves», ces derniers voulaient s’émanciper du seul syndicat officiel, la Fédération nationale des syndicats de Chine. Inféodé au PCC, celui-ci est jugé par les travailleurs inapte à défendre leurs droits, selon les experts.

Mais pas question pour le pouvoir, qui combat toute remise en cause de son autorité, d’abandonner ce monopole. «Le vrai danger pour le régime est l’utilisation du marxisme pour soutenir la création d’un syndicat libre, sa véritable bête noire depuis la formation, au début des années 1980, de Solidarnosc», l’organisation ayant joué un rôle déterminant dans la chute du «régime communiste» en ­Pologne, décrypte Jean-Pierre Cabestan, sinologue à l’université baptiste de Hongkong.

Parmi les étudiants arrêtés, certains faisaient partie de l’association marxiste de l’Université de Pékin. Celle-ci a également lancé des enquêtes sur les conditions de travail des catégories de personnel les moins bien payées de l’établissement. Selon ses membres, cette association a récemment fait face à de grandes difficultés pour s’enregistrer auprès des autorités scolaires pour cette nouvelle année et fait l’objet d’une forte «répression . Le même phénomène a été dénoncé dans d’autres établissements.

Arrivé au pouvoir fin 2012, le numéro un chinois n’a cessé de resserrer l’étau sur les universités. Mais une nouvelle étape a été franchie l’année dernière: beaucoup d’entre elles ont mis en place des instituts de recherche sur la «pensée de Xi Jinping», désormais inscrite dans la charte du Parti (PCC) et la Constitution chinoise. Le pouvoir chinois surveille de près les universités depuis le mouvement étudiant prodémocratie de la place Tiananmen, en 1989.

«Le PCC craint par-dessus tout une union des étudiants et des intellectuels avec les ouvriers», complète Chloé Froissart, sinologue à l’université de Rennes-II. Le Parti, qui a lui-même pris le pouvoir à la faveur d’une telle alliance, sait mieux que personne quelle menace elle représente. Pour l’heure, cette mouvance étudiante marxiste paraît minoritaire. Mais, malgré la répression, la création de syndicats indépendants pourrait constituer un projet fédérateur. (Article publié par Le Figaro, en date du 5 octobre 2018)

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