La plus grande chasse aux sorcières de l’histoire de la Turquie

De gauche à droite: Binali Yildrim, Premier ministre; Recep Tyyip Erdogan, président, et le général Hulusi Akar
De gauche à droite: Binali Yildrim, Premier ministre; Recep Tyyip Erdogan, président, et le général Hulusi Akar

Par Can Dündar

La tentative de coup d’Etat s’est produite le vendredi durant la nuit [du 15 juillet]. Le dimanche soir avait été diffusée sur un compte pro-gouvernemental des réseaux sociaux une liste de 73 journalistes qui devaient être détenus. Mon nom figurait au haut de la liste.

En trois jours, 20 portails ont été rendus inaccessibles et les licences de 24 émetteurs radio ont été supprimées. Une attaque contre le quotidien Meydan a été lancée et ses quatre directeurs furent arrêtés (puis libérés 24 heures plus tard). Hier [21 juillet], le journaliste Orhan Kemal Cengiz, aussi inclus dans la liste mentionnée, fut arrêté à l’aéroport conjointement avec sa femme. Il est quasi impossible d’écouter aujourd’hui des voix dissidentes dans les médias largement contrôlés par le gouvernement. La Convention européenne des droits humains a été suspendue jusqu’à nouvel ordre. Un climat de crainte plane sur le pays.

Quand cette semaine le président Recep Tayyip Erdogan a déclaré l’état d’urgence pour trois mois, j’ai pensé : « Rien n’a changé. » En tant que journaliste qui a produit des documentaires sur tous les coups d’Etat qui se sont déroulés dans le pays, et qui a vécu les trois derniers, je savais trop bien quelle pourrait être la terreur que produirait un régime issu d’un coup [la tentative de coup du 15 juillet]. Toutefois, je savais aussi que son échec renforcerait Ergodan, le transformant de même rapidement en un oppresseur.

La politique de la Turquie a fonctionné toujours comme un pendule : elle passe des mosquées aux casernes et revient. Quand il oscille trop du côté de la mosquée, les soldats apparaissent et cherchent à le basculer vers les casernes. Et lorsque la pression en faveur de la sécularisation se fait trop grande, le pouvoir des mosquées augmente. Et les démocrates éduqués, se situant entre ces deux extrêmes, sont toujours ceux qui prennent des coups.

Pourquoi ne pouvons-nous pas échapper à ce dilemme ? Il est facile de l’expliquer et difficile de le résoudre. Les militaires turcs ont été, malheureusement, les seuls « gardiens » du sécularisme, dans un pays au sein duquel la société civile n’a pas pu maturer, où les partis d’opposition sont faibles, où les médias ont été censurés, et où les syndicats, les universités et les autorités locales ont été neutralisés. Les forces armées ont toujours prétendu être les uniques protecteurs de la modernité du pays.

Néanmoins, paradoxalement, chaque coup planifié a non seulement porté atteinte à la démocratie, mais a stimulé le radicalisme islamique. Un récent événement lors des funérailles d’une manifestante contre le coup symbolisait à la perfection cette situation. Le président était présent. L’imam a prêché de la sorte : « Dieu, protégez-nous de la malignité, avant tout celle des éduqués. » « Amin ! [ainsi soit-il] », a lancé la foule.

Ainsi, la tentative de coup de la semaine passée n’est que le dernier exemple d’une oscillation centenaire. Mais elle se développe de telle façon à être une des pires. Durant la tentative de coup du 15 juillet, la foule répondit à l’appel des mosquées à chaque heure. Lançant le cri « Allahu Akbar » tout en lynchant des soldats ; ils agitaient des drapeaux turcs et les drapeaux verts de l’islam en criant : « Nous voulons des exécutions. »

Immédiatement ont circulé des listes de toutes sortes de « dissidents » et pas seulement de journalistes. Quelque 60’000 personnes – parmi lesquelles 10’000 policiers, 3000 juges et procureurs, plus de 15’000 enseignants et tous les doyens universitaires – ont été détenues ou licenciées. Et le nombre a augmenté chaque jour. La torture, interdite [formellement] depuis le coup d’Etat de 1980, a refait surface. Une campagne visant à ressusciter la peine de mort a été lancée, mesure abolie en 2002. C’est la plus grande chasse aux sorcières de l’histoire de la république.

Que signifie cela ? Avec l’instauration de l’état d’urgence, le pouvoir législatif est neutralisé à grande échelle et l’autorité se déplace vers l’exécutif. Obstacle sera fait à la possibilité de procès équitables et des restrictions accrues s’imposeront aux médias. Erdogan a déclaré que si le parlement se manifestait en faveur de la peine de mort, il l’approuvera. S’il ne bluffe pas, cela peut provoquer une rupture totale avec la « famille européenne » dont la Turquie se sent déjà exclue.

Pour des raisons que nous ne pouvons toujours pas comprendre, les soldats qui ont essayé de prendre le pouvoir le vendredi soir n’ont bloqué que la route qui conduit de l’Asie à l’Europe. Les voies en direction de la Russie, de l’Arabie saoudite, du Qatar et de l’Iran n’ont pas été bloquées. Je le vois comme une décision symbolique, pour une Turquie qui apparaît aujourd’hui piégée en Asie. La porte de l’Europe se ferme.

Et les problèmes auxquels nous sommes confrontés sont les suivants. Certes, nous nous sommes libérés d’un coup d’Etat, mais qui va nous protéger d’un Etat policier ? Certes, nous avons échappé à la « malignité des éduqués » (quoi que cela signifie), mais comme nous défendrons-nous de l’ignorance ? Certes, nous avons renvoyé les militaires dans leurs casernes, mais comment allons-nous protéger la politique, qui se loge dans les mosquées ?

La dernière question doit être adressée à une Europe préoccupée par ses propres problèmes : va-t-elle fermer les yeux à nouveau et coopérer parce que « Erdogan tient les clés de la question des réfugiés » ? Ou allez-vous avoir honte du résultat de votre appui et vous placer aux côtés de la Turquie moderne ? (Article publié dans The Guardian du 22 juillet 2016 ; traduction A l’Encontre)

____

Can Dündar est rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet. En mai 2016, il a été condamné à 5 ans de prison, accusé d’avoir « révélé des secrets d’Etat ». Il a fait appel de cette sentence. Il a passé 92 jours en prison, accusé d’avoir commis « un acte de terrorisme ». Il fut libéré quand le Tribunal constitutionnel a déclaré qu’il s’agissait « d’un acte de journalisme ». Nous publions cet article pour informer sur la prise de position d’un secteur du journalisme turc soumis depuis des années à des mesures répressives. (Réd. A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*