Inde: qui pollue? le riche ou le pauvre?

Par Vandana Shiva

Le 29 juin, le premier ministre Manmohan Singh a rencontré les rédacteurs de plusieurs journaux. Quand on lui a demandé s’il avait fait pression sur le Ministère de l’environnement pour lui faire approuver des projets destructeurs du point de vue environnemental, il a répondu «oui». Et il s’est justifié en citant Indira Gandhi: «La pauvreté est le plus grand pollueur, nous avons besoin d’avoir un équilibre.»

Indira avait dit cela à Stockholm, en 1972, lors de la Première Conférence sur l’Environnement. Elle avait aussi lu une citation de l’Atharvaveda [texte sacré de l’hindouisme]: «Quoi que j’extraie de toi, Ô Terre, Puisse cela repousser rapidement sur ta surface, toi la Pure, puisse ma brusque poussée ne jamais percer tes points Vitaux, ton cœur

Le premier ministre a pris soin d’ignorer cette citation, la plus significative.

Le devoir du premier ministre est de maintenir la Constitution de la nation et les lois de la nation – y compris les lois environnementales –, non pas de les subvertir. En admettant qu’il a fait pression sur le Ministère de l’environnement, il a admis qu’il est en train de corrompre la loi.

La plupart des commentateurs voient le renvoi de Jairam Ramesh du Ministère de l’environnement lors du remaniement ministériel du 12 juillet 2011 comme un pas de plus vers la dérégulation environnementale.

Alors qu’il cite Indira Gandhi pour justifier sa transgression de la loi environnementale, le premier ministre semble avoir oublié que c’est Indira Gandhi elle-même qui a créé la structure de gouvernance environnementale lorsqu’elle occupait la fonction de premier ministre. C’est l’intervention d’Indira Gandhi qui avait soutenu l’appel à arrêter un projet hydroélectrique dans la Vallée du Silence, au Kerala – sauvant ainsi un écosystème riche en biodiversité [la Vallée du Silence constitue le dernier vestige de forêt tropicale encore vierge en Inde].

C’était également la préoccupation d’Indira Gandhi que Mussorie [une ancienne ville touristique de l’Himalaya indien], la reine des collines, fût en train d’être complètement mise à nu par l’exploitation minière du calcaire; ce qui avait conduit le Ministère de l’environnement à entreprendre une action. En 1981, nous avions été invités à mener une étude sur l’impact environnemental d’une exploitation minière de calcaire à Doon Valley [vallée dans les contreforts de l’Himalaya], étude qui a fini par faire jurisprudence après qu’en 1983 la Cour suprême avait ordonné la fermeture les mines.

Au temps de pré-négociation du libéralisme [fin des années 1980], il était encore accepté que si le commerce sapait des écosystèmes soutenant la vie, alors l’activité commerciale devait s’arrêter parce que la vie doit continuer. L’Article 21 de la Constitution donne à l’Etat le devoir de protéger la vie – et puisque les processus écologiques soutiennent la vie, l’Etat a le devoir de protéger l’écologie.

Les pauvres vivent dans les endroits pollués par les riches

Sous le leadership du professeur Manmohan Singh, depuis les années 1990 l’idée du «fétichisme de la croissance» a été exposée, idée selon laquelle la dévastation écologique est justifiée au nom de la croissance. Qui dirige la dévastation et la pollution? Les entreprises riches et puissantes? Ou bien les femmes pauvres et sans pouvoir, les paysans et les membres de tribus et communautés rurales déplacées qui sont forcés de devenir des habitants des bidonvilles?

Les pauvres vivent dans les endroits pollués par les riches, ils ne causent pas la pollution. Et ils vivent dans des endroits pollués parce qu’ils sont déplacés de leurs maisons dans des zones rurales où ils avaient vécu durablement pendant des millénaires. Ils sont victimes de la pollution parce qu’ils sont victimes de la dépossession – c’est cela l’injustice environnementale. Et c’est une conséquence inévitable de l’externalisation de la pollution depuis les pays riches, sous le déguisement de l’investissement direct étranger (IDE) [l’Inde offre actuellement un cadre fort libéral pour ce qui a trait à la politique sur les investissements étrangers].

L’Etat côtier d’Orissa est un exemple

Dans le district de Jagatsingpur, où un des plus grands IDE est prévu, à savoir l’immense site d’acier à 12 milliards de dollars de la POSCO [la Pohang Iron and Steel Company est un géant sud-coréen de la sidérurgie], des paysans cultivent la biodiversité – de la vigne de bétel [plante qui grimpe comme la vigne, cultivée dans plusieurs parties de l’Inde] et des rizières, des cocotiers et des noix de cajou, des fruits et des poissons. Il n’y a pas de pollution et pas de gaspillage; mais c’est une prospérité dont le PIB ne tient pas compte.

Cette économie de subsistance est en train d’être éradiquée par des moyens violents dans le but de permettre à POSCO d’exporter notre minerai de fer et notre acier. Chaque loi du pays – y compris le Forest Rights Act [loi pour le droit des forêts votée en 2006] et le Coastal Zone Regulation Act [loi sur la gestion de la zone côtière] – est en train d’être violée, comme l’ont reconnu les organisations et commissions de tout type. Et quand le Ministère des commissions sur l’environnement affirme que des lois ont été violées, c’est alors le premier ministre qui fait pression sur le Ministre de l’environnement pour qu’il donne une approbation à POSCO.

En juin 2011, ce sont les femmes et les enfants de Govindpur, Dinkhia et Nuagaon [trois villages de l’Etat d’Orissa dont il est question, dans la province du Punjab] qui se sont couchés devant la police sous un soleil de plomb pour tenter d’empêcher que l’on s’empare des terres. Ils continuaient à former une barricade humaine quand je les ai visités le 23 juin.

Le premier ministre est en train d’agir en contradiction avec les lois du pays afin de promouvoir ce pays et de brader ses ressources. On offre à la compagnie POSCO notre pays et nos ressources – alors que tout ce que nous allons hériter du projet POSCO c’est la destruction écologique, la pollution, les personnes déplacées et la destruction de notre démocratie.

La destruction de l’environnement affecte d’abord les pauvres

En Inde, ce sont les grandes entreprises qui construisent ces pollueurs majeurs du climat que sont les gigantesques centrales électriques fonctionnant au charbon. L’industrie automobile quant à elle met de plus en plus de voitures sur nos routes, ce qui conduit à une émission de dioxyde de carbone plus forte. Les émissions dues à l’utilisation des énergies fossiles sont produites par celui qui est économiquement puissant, pas par le pauvre. Mais ce sont les pauvres qui sont le plus vulnérables aux inondations et aux cyclones que le changement climatique intensifie.

Il en va de même pour les pollutions toxiques

Plus de 25 ans après le désastre de Bhopal [accident survenu en décembre 1984 ], des enfants continuent à naître malades et handicapés. En 1996, une plainte à été déposée devant la Cour suprême pour faire cesser l’importation de déchets toxiques venant des Etats-Unis.

Ces déchets étaient générés par des consommateurs riches aux Etats-Unis, mais pas par les pauvres en Inde qui eux mettent leur vie en danger pour trier les immondices toxiques. Le désastre de Bhopal et sa pollution toxique qui se poursuit n’ont pas été causés par les pauvres qui sont morts là-bas par milliers. Cela a été causé par Union Carbide, qui est aujourd’hui la propriété de la société Dow Chemical Company.

Une affaire majeure en relation avec les déchets toxiques est celle du pesticide Endosulfan qui a été banni par les Nations-Unies et la plupart des pays dans le monde. La Cour suprême indienne a décrété une interdiction provisoire, suite au désastre qui a tué 1000 personnes et en a estropié plus de 9000 dans le Kasargod [région la plus septentrionale de l’Etat du Kerala]. Là,  de l’Endosulfan a été sprayé sur des plantations de noix de cajou pendant vingt ans. Ces victimes innocentes n’ont pas causé la pollution toxique – elle a été causée par des entreprises puissantes qui ont utilisé leur influence pour bloquer une interdiction de l’Endosulfan, même lorsque des personnes continuent à mourir et que des enfants naissent handicapés.

Les agrochimiques toxiques s’attaquent à la vie tout entière

Finalement, les fertilisants synthétiques se retrouvent dans les rivières et les océans, créant des  zones «mortes». L’oxyde d’azote rejeté par les fertilisants s’accumule dans l’atmosphère comme un gaz à effet de serre qui est 300 fois plus nocif que le dioxyde de carbone. Ces fertilisants synthétiques sont également utilisés pour faire des bombes, comme les récentes attaques terroristes à Bombay [juillet 2011] et les attaques à la bombe dans la ville d’Oklahoma [en avril 1995] aux Etats-Unis l’ont montré.

Nous avons également plusieurs formes de pollution dans l’agriculture – de la pollution génétique provenant de cultures de plantes génétiquement modifiées qui sont en train de détruire la biodiversité et de dévaster les moyens d’existence des paysans.

Les pauvres ne produisent pas la pollution chimique et génétique – d’immenses entreprises de l’agrobusiness et de l’industrie le font. Et les entreprises chimiques sont également les géants qui aujourd’hui contrôlent les semences. Là aussi, au lieu d’être la voix des pauvres et des paysans vulnérables, le premier ministre est devenu la voix des puissantes entreprises globales en faisant référence, de façon répétée, au génie génétique comme étant la «seconde Révolution verte» .

Privatiser le profit et les ressources naturelles, socialiser la pollution

Que ce soit la pollution atmosphérique, la pollution des produits toxiques, la pollution génétique ou la pollution par les déchets urbains, la pollution est la tragique conséquence d’une économie basée sur l’avidité, qui privatise le profit et les ressources naturelles et socialise la pollution. Le riche accumule la terre, la biodiversité, l’eau, l’air et les profits. Le pauvre supporte le fardeau de la dépossession et de la pollution accumulée.

Nous attendons du premier ministre qu’il respecte la Constitution de l’Inde et les lois environnementales – et qu’il ne les subvertisse pas en soutenant et promouvant les pollueurs.

Nous attendons que notre premier ministre reconnaisse que les pauvres sont les victimes de la pollution et de la dégradation environnementale et non leur cause.

Nous attendons du premier ministre qu’il se souvienne que notre précieux héritage naturel et notre capital naturel lui sont prêtés par les générations futures et que tout cela ne doit pas être cédé à des entreprises voraces ni détruit pour des profits à court terme.

Nous attendons de notre premier ministre qu’il s’élève au-dessus de son «fétichisme de la croissance» et qu’il reconnaisse que nous faisons tous partie de la Terre Mère, et que la pollution constitue une violence contre la Terre et les peuples. (Traduction A l’Encontre)

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Vandana Shiva est une physicienne de formation, écoféministe, philosophe, militante et auteure de plus de deux cents ouvrages. Elle est la fondatrice de la Fondation de Recherche pour la Science, la Technologie et l’Ecologie, et a fait campagne pour la biodiversité, la conservation et les droits des paysans, ce qui lui a valu de recevoir en 1993 le Right Livelihood Award (un Prix Nobel alternatif). En français, un de ses derniers ouvrages est le suivant: La vie n’est pas une marchandise. La dérive des droits de propriété intellectuelle, Ed. de l’Atelier, 2004.

 

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