Révolution culturelle. Une mère sur la conscience

Zhang Hongbing avec dans la main une photo de sa mère
Zhang Hongbing tenant une photo de sa mère

Par Philippe Grangereau

La «révolution culturelle» de Mao a eu ses défenseurs acharnés dans ladite intelligentsia française. La lecture d’un article intitulé «Chine en rose? Tel quel face à la Révolution culturelle» –  publié dans la revue Dissidences et consacré au voyage des animateurs de la revue Tel quel, Philippe Sollers et Julia Kristeva, entre autres – permet de saisir des aspects de l’attirance troublée de ces stars de la scène intellectuelle pour cette Chine que les plus «éclairés» trouvent quand même difficile à déchiffrer [http://www.dissidences.net/compl_vol8/Pollack.pdf].

Une Chine maoïste dont David Rousset, dans La Société éclatée (Ed. Grasset, 1973), avait décrypté les traits forts. Et cela dans la foulée de son travail remarquable d’analyse documentée, publié dès 1957-1958, sous le titre Livre blanc sur le travail forcé en Chine populaire, par le Centre International d’Edition et de Documentation (vol. 1, 1957: Le débat; vol. 2: Le dossier). Ces volumes contenaient les résultats de travaux exposés lors d’une conférence à Bruxelles en avril 1956 sur le travail forcé dans la République populaire de Chine.  Ce qui se dit, aujourd’hui, surle Laogai – le «goulag» maoïste – y était déjà exposé avec minutie.

Les analyses historiques présentes sur la «Révolution culturelle» – cette «aventure» qui suscita l’enthousiasme béat et naïf de militants qui l’ont oubliée ou s’efforcent d’en effacer les traces – ne laissent aucun doute sur sa fonction dans la réorganisation du pouvoir de la bureaucratie céleste. A ce propos, on peut se rapporter à l’ouvrage de deux sinologues: La Dernière Révolution de Mao. Histoire de la Révolution culturelle, 1966-1976, par Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals, Gallimard 2009. Tout cela n’empêche pas un Domenico Losurdo de rester un partisan «sophistiqué» de Mao et de sa Chine «populaire», comme on peut le lire dans Fuir l’histoire? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui, Ed. Delga 2007. Sur le milieu maoïste des années 1960-70, on peut se rapporter à la revue Dissidences, n° 8, mai 2010, «Prochinois et maoïsme en France et dans les espaces francophones», ainsi qu’à l’ouvrage de Jean Birnbaum, Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française (Ed. Stock, 2009); ainsi que l’ouvrage de Christophe Bourseiller, Les maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français (Ed. Points, 2008). (Rédaction A l’Encontre)

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Pendant de longues années, Zhang Hongbing est resté persuadé qu’il avait eu raison, en 1970, alors qu’il avait 15 ans, de dénoncer sa mère comme «contre-révolutionnaire» et d’avoir exigé – et obtenu – son exécution. C’est beaucoup plus tard, à l’âge adulte, qu’il a commencé à prendre la mesure du poids inouï qu’il avait à jamais placé sur sa conscience. Le voilà aujourd’hui devenu avocat, petits yeux ardents derrière ses lunettes, quarante-trois ans après les faits, qui nous emmène à Guzhen, ville perdue du fin fond de l’Anhui (une province de l’Est), sur la tombe de sa mère. Dans son costume sombre, piètrement prostré face contre terre devant la pierre tombale qu’il a lui-même fait placer devant le tumulus, il déclame un énième et douloureux acte de contrition. «Je suis un immonde personnage, proclame Zhang, dépourvu de la moindre parcelle d’humanité. Même un animal n’aurait pas fait ce que j’ai fait.»

La sépulture est coincée entre un tas d’immondices, un canal clapotant, une cabane en briques au toit recouvert de plastique et les murs sales d’un marchand de matériaux de menuiserie. «A l’époque, il n’y avait rien que des champs ici», observe Zhang. La zone rurale a été conquise par une laide friche urbaine. A deux pas de là, le talus où sa mère, Fang Zhongmou, a été exécutée en public par un peloton de soldats est aujourd’hui encombré par un tas de ferraille.

Pour préserver la tombe menacée par les promoteurs, Zhang a acquis le terrain. Il souhaite la faire classer «monument historique», mais les autorités s’y opposent fermement. Il a intenté un recours en justice qui a peu de chances d’aboutir. Les dix années d’hystérie politique qu’a traversées la Chine entre 1966 et 1976 – «la grande Révolution culturelle prolétarienne» – restent taboues.

Aujourd’hui encore, parler ouvertement de cette période, c’est implicitement mettre en cause Mao Zedong, fondateur de la république populaire et principal pilier de légitimité du régime. Voilà quelques mois, lorsque Zhang Hongbing a rendu publique sur son blog son inavouable confession, il a reçu des menaces de mort d’internautes l’accusant de salir l’image du Grand Timonier. «Je leur ai répondu, dit Zhang, que leurs menaces m’importent peu, car je suis déjà mort une fois, le jour où j’ai dénoncé ma mère.» D’autres Chinois voient dans son obstination à rétablir la vérité la marque d’un grand courage, et le considèrent comme une victime.

mao3«Les parents sont importants, mais Mao l’est plus encore»

Pour prendre la mesure de ce qui s’est passé ici, il faut savoir que pendant ces dix années de purge et de terreur de la Révolution culturelle, le régime encourageait la délation. Installées bien en vue, une multitude de boîtes de dénonciation, généralement en bois et fermées par un cadenas, recueillaient dans tout le pays les cafardages que la population leur confiait. Leur prolifération était telle qu’aujourd’hui, malgré le passage du temps, on tombe encore sur des spécimens du genre dans les régions reculées. A l’époque, le mouchardage était érigé en vertu dans les écoles, où l’on faisait matin et soir son rapport devant l’image de Mao en s’inclinant trois fois. «On chantait une chanson qui disait “les parents sont importants, mais Mao l’est plus encore”», dit Zhang. Pourtant, en dépit de ces incantations, il était très rare qu’un enfant aille effectivement jusqu’à trahir son père ou sa mère, et nombre des récits de propagande qui l’affirmaient se sont révélés être le plus souvent suspects. Certes, un flot de dénonciations politiques atterrissait sur les bureaux des commissaires du Parti, mais celles-ci cachaient le plus souvent des règlements de comptes personnels.

En dépit des efforts du pouvoir depuis la fin des années 50 pour détruire la cellule familiale avec le regroupement en «communes populaires» – sortes de casernes où hommes, femmes et enfants devaient vivre séparément –, la famille est malgré tout demeurée une valeur essentielle. C’est pourquoi, même aux heures les plus sanglantes de la Révolution culturelle, qui ont vu les factions de gardes rouges aller jusqu’à s’affronter à l’arme lourde, il était resté inimaginable qu’un fils non seulement dénonçât sa propre mère, mais demandât par écrit qu’elle soit passée par les armes pour expier ses erreurs antirévolutionnaires. «Je suis le seul à l’avoir fait, confesse Zhang Hongbing. Un officiel du Parti m’a affirmé que j’étais un cas unique, et je le crois volontiers.»

«Quand il a dénoncé ma sœur, se remémore Fang Meikai, l’oncle de Zhang, je l’ai maudit comme jamais je n’ai maudit quelqu’un de toute ma vie.» Les chaussures maculées de boue, ce comptable retraité nous reçoit dans son modeste appartement au sol dallé, que sa femme balaye imperturbablement pendant toute l’entrevue. C’est Zhang qui a proposé de nous amener chez lui. L’accueil est aussi froid qu’une bise hivernale. Le délateur repenti va s’asseoir tout au fond de la pièce, loin de son oncle. Ce dernier, qui pendant plus dix ans après l’exécution de sa sœur n’a pas adressé la parole à son neveu, s’assied sur une chaise en lui tournant le dos. Il tripote sa tasse de thé, visiblement mal à l’aise. «J’ai songé à me venger de lui, dit-il en faisant comme si le regard de Zhang ne pesait pas sur sa nuque. Puis j’y ai renoncé, car j’ai compris que le remords allait le dévorer, et que cette torture à elle seule suffirait à le châtier de la mort de ma sœur.» Un lourd moment de silence succède à ces mots assénés. Puis, derrière lui, Zhang le maudit répète tout haut ces phrases assassines qui lui sont adressées ; il semble paradoxalement se délecter de sa honteuse culpabilité. Les deux hommes, si proches par le lien familial, sont aux antipodes de par leurs caractères. «Quand Mao est mort, j’ai pleuré. Tous les Chinois ont pleuré, car qui aurait osé ne pas pleurer?» nous dit Zhang. L’oncle Fang le contredit en expliquant qu’il a bel et bien à l’époque, lui, refusé de verser des larmes pour Mao.

Le cas de conscience de Zhang Hongbing est tout aussi singulier en Chine que, semble-t-il, dans le reste du monde communiste. Dans les années 30, l’URSS nomma un enfant, Pavlik Morozov, «héros 001 de l’Union soviétique» pour avoir, à l’âge de 13 ans, dénoncé son propre père aux autorités communistes. Par vengeance, Pavlik fut ensuite assassiné par sa famille, selon la version officielle. Six biographies, un film, de nombreuses chansons et même un opéra furent consacrés à cet enfant, qui demeura pendant six décennies un modèle pour tous les jeunes Soviétiques. Toutefois, deux enquêtes sérieuses réalisées après la dissolution de l’URSS démontrèrent que le récit officiel n’était qu’une fiction. En réalité, jamais Pavlik Morozov n’avait dénoncé son père.

«Chien de lèche-cul du pouvoir»

Mais alors, quel démon a poussé Zhang Hongbing? «Pour me comprendre, il faut replacer les choses dans leur contexte. Nous étions une famille heureuse, mais un incident, une malédiction, a tout déclenché», marmonne-t-il. Il fait remonter les événements à la fin des années 40, lorsque sa mère, Fang Zhongmou, est promise en mariage au rejeton d’une famille aisée de Guzhen, les Yu. Mais, devenue infirmière militaire dans l’armée Rouge, celle-ci rencontre le futur père de Zhang, médecin militaire de l’armée communiste, qu’elle épouse. En l’apprenant, le fils Yu qui devait l’épouser se suicide, déclenchant une vendetta entre les familles Yu et Fang. Débrouillard, le patriarche des Yu se réincarne en leader communiste après l’arrivée de Mao au pouvoir, en 1949. Pour assouvir cette dette de sang envers la famille Fang, il abuse de son pouvoir en classant le père de Fang Zhongmou dans la catégorie des «propriétaires terriens» pendant la réforme agraire de 1951. Au nom de la «lutte des classes», ce dernier est passé par les armes (dans tout le pays, 1 million de «propriétaires terriens» seront fusillés). Fang Zhongmou est par contrecoup classée «fille de propriétaire foncier» – une flétrissure dont hérite toute la famille. «Tout ce qui est arrivé depuis, y compris mon acte ignoble, prend sa source ici», selon Zhang.

Au début des années 60, sa famille est relativement privilégiée. Son père est cadre dirigeant d’un hôpital et sa mère, infirmière. Il a une grande sœur et un jeune frère. Alors que sévit la famine déclenchée par le Grand Bond [1] en avant de Mao (36 à 55 millions de morts entre 1959 et 1962), le petit dernier est envoyé chez des parents éloignés plus aisés car le foyer ne peut pas nourrir plus de quatre bouches. «La vie était dure, mais nous étions considérés comme une famille révolutionnaire», dit Zhang. Cela n’allait pas durer.

Mao perd une bonne partie de son pouvoir en raison de la grande famine dont il est tenu responsable au sommet du Parti. Liu Shaoqi est élu président à sa place dès 1959, tandis que le Grand Timonier conserve la direction du Parti. Pour éliminer ses opposants et reprendre la main, Mao plonge en 1966 le pays dans un chaos inimaginable, fanatisant la jeunesse en leur promettant un ordre nouveau. Après leur avoir fait prêter serment de loyauté envers sa personne, il les encourage à détruire tout ce qui représente l’ancienne société. La majeure partie du patrimoine culturel chinois disparaît ainsi sous les coups de marteau des jeunesses manipulées qui voient en Mao un messie.

A Guzhen, Zhang et son père adhèrent au mouvement des gardes rouges, milice politique violente qui brûle les livres et s’arroge tous les droits. Alors âgé de 11 ans, le jeune garçon change son nom de naissance (Zhang Tiefu) en Zhang Hongbing (littéralement «Zhang soldat rouge»). Sa grande sœur, qui adopte elle aussi une identité révolutionnaire, est choisie pour aller sur la place Tiananmen, à Pékin, acclamer Mao dans l’un de ces fameux rassemblements de gardes rouges jurant loyauté au Grand Timonier. Mais elle contracte une méningite et meurt un mois plus tard. «Les conditions d’hygiène lors de ces meetings de masse étaient si mauvaises que de nombreux jeunes ont succombé aux épidémies», raconte Zhang en feuilletant les pages jaunies du journal intime de sa sœur. Sur la couverture cartonnée qu’on devine avoir été religieusement manipulée, la défunte avait inscrit cette devise en exergue : «Appliquer sincèrement les directives suprêmes du président.»

A l'époque du «Petit livre rouge»...
A l’époque du «Petit livre rouge»…

Pour purger le sommet du Parti de ses rivaux (Liu Shaoqi, Deng Xiaoping, etc.), Mao ordonne de «bombarder les quartiers généraux», où se seraient infiltrés «capitalistes, révisionnistes et contre-révolutionnaires». Tous les cadres du pays, petits et grands, sont pris pour cible. Les intellectuels sont baptisés «9e catégorie puante» : beaucoup succombent sous les coups ou se suicident. Même dans les écoles primaires, des enfants passent leurs professeurs à tabac. «Mon père a été exhibé et humilié au moins dix-huit fois dans des meetings de critique-lutte», se souvient Zhang en produisant une photo de l’époque où l’on voit celui-ci affublé d’un chapeau en papier d’un mètre de haut où il est inscrit «chien de lèche-cul du pouvoir». Zhang, qui n’est même pas adolescent, le dénonce dans des dazibaos et se joint à la foule pour insulter son père. C’est tout juste s’il ne le frappe pas lui aussi. A l’inverse, sa mère monte sur l’estrade pour abriter son mari des crachats et des coups qui lui sont donnés.

La révolution a soif, et se cherche constamment de nouvelles victimes. En 1968 vient le tour des membres de familles suspectes baptisées les «cinq catégories noires». Fang Zhongmou, la mère de Zhang, classée «fille de propriétaire terrien» depuis cette vieille histoire de promesse de mariage non honorée, en fait partie. Elle est placée pendant deux ans en détention dans un hôpital, où elle nettoie les latrines. La loyauté de l’ancienne infirmière de l’armée Rouge est mise à rude épreuve. «Elle avait vu son père exécuté comme propriétaire foncier, sa fille mourir pour être allée voir Mao, et son mari humilié sur ordre de Mao, analyse Zhang. Je dis ça rétrospectivement, précise-t-il, car, à l’époque, je considérais ma mère comme une ennemie de classe, et Mao a dit qu’il ne faut pas être tendre avec les ennemis de classe. Vous savez, toute ma génération a été nourrie d’éducation politique. Dans les journaux, le cinéma, la musique, la danse, à l’école, la politique était omniprésente.» Même les auteurs des dictionnaires conspirent pour modifier le sens des mots et restreindre le vocabulaire afin de rendre presque impossible la formulation d’une idée non conformiste. L’emprise du pouvoir sur les esprits est énorme, pourrait-on dire à la décharge de Zhang. Il refuse toutefois qu’on allège son fardeau en le dépeignant en victime d’un «lavage de cerveau», car ce serait lui ôter une part de sa culpabilité, qu’il affirme et revendique aujourd’hui. Quelles que soient les circonstances, l’homme a le choix de basculer d’un côté ou de l’autre, semble-t-il dire – et lui a fait le mauvais choix. S’il s’en repent publiquement aujourd’hui, c’est pour retrouver sa dignité perdue.

Un mari tétanisé et un fils fanatisé

Au début de 1970, sa mère est autorisée à rentrer chez elle, où l’attendent son mari tétanisé par les persécutions et son fils fanatisé. Le drame ultime survient dès février. Selon le récit qu’en fait Zhang, un soir, sa mère éclate soudain en sanglots, arrache et jette au feu les portraits de Mao qui ornent le petit appartement familial. «Pourquoi, demande-t-elle, faudrait-il vénérer Mao? Le Timonier doit démissionner… Pour le bien du Parti communiste.» Zhang est estomaqué par cette profanation. «J’ai soudain vu ma mère sous les traits d’un diable contre-révolutionnaire qui venait de se démasquer.» Hors de lui aussi, son père lui ordonne de frapper sa mère «ennemie de la révolution». Il s’exécute, à l’aide d’un bâton. Puis tous les deux la ligotent. «Je pars la dénoncer», lui dit son père en passant la porte. Zhang raconte qu’il se sentait «comme un garde rouge contraint de descendre sur le champ de bataille de la lutte des classes». Il n’explique cependant pas ce qui se passe dans la tête de son père (décédé en 2003). Lorsqu’il fut lui-même la cible de l’inquisition politique, sa femme s’est généreusement précipitée pour lui épargner des coups. Alors pourquoi se transforme-t-il soudain en bourreau? Le père de Zhang a-t-il agi par peur que son propre fils le dénonce aussi ?

De fait, Zhang lui-même doute alors de l’intention de son père d’aller dénoncer sa mère. Tandis qu’il reste à la maison en compagnie de sa mère ligotée, il rédige à l’intention des autorités une lettre détaillant les propos contre-révolutionnaires de sa mère, et demande son «exécution» au nom de la «dictature du prolétariat». Il va glisser le papier sous la porte d’un cadre de l’armée qui habite dans le voisinage. «En faisant cela, se souvient Zhang, j’étais pleinement conscient que non seulement je condamnais effectivement ma mère à la peine de mort, mais aussi que je désignais implicitement mon père comme complice de ma mère au cas où celui-ci renonçait en chemin à aller la dénoncer.» Il jette un regard vague, puis répète «j’étais moins qu’un animal».

Procès expéditif

Ultime outrage, son père divorce «pour tracer une ligne politique nette entre lui et elle» juste avant le procès public de l’accusée, qui est ficelée face à ses juges militaires. Aux côtés de son père, Zhang y assiste. «Des bureaux d’écolier avaient été transportés au milieu des champs pour servir de tables aux juges», se souvient-il en nous amenant sur les lieux du procès expéditif. C’est lui qui a tenu à organiser cette étrange visite guidée, au cours de laquelle il se filme en train de raconter, à l’aide d’un petit appareil photo bon marché qu’il tient face à lui. Soudain, débarquant en voitures noires, des policiers en uniforme et des hommes en civil nous barrent la route. «Papiers, s’il vous plaît!» Sous les mots, on comprend que M. Zhang se voit reprocher de mettre au grand jour les turpitudes d’une époque maudite, car il n’est pas le seul coupable… La maréchaussée finit ce jour-là par le lâcher, mais ce n’est certainement que partie remise.

Zhang poursuit son récit. «J’ai beaucoup hésité, mais finalement je n’ai pas assisté à l’exécution. J’étais trop déchiré», dit-il. Sa mère fusillée, le comité révolutionnaire de Guzhen acclame le jeune délateur et organise une exposition célébrant son exploit. Une caricature de l’époque montre sa mère à genoux devant ses bourreaux, une baïonnette enfoncée dans la bouche. Mais deux mois plus tard, l’exposition est terminée et Zhang devient, conséquence directe de son acte, un «fils de contre-révolutionnaire» – car c’est alors la consanguinité, plus que les actes, qui détermine la «classe» à laquelle on appartient. Gravement dépressif, Zhang songe alors à se suicider. Il s’enferme dans un mutisme total. Et c’est son père, médecin, qui le sauvera de la maladie mentale, raconte-t-il.

Il dit aussi qu’il est obsédé à l’idée que ses contemporains veuillent oublier cette époque damnée de la Révolution culturelle «pour se consacrer à gagner de l’argent», mais lui-même demande qu’on le paie pour avoir le privilège de l’interviewer… On apprend au détour d’une phrase qu’il est membre du Parti communiste.

Dans le petit duplex sans chauffage qu’il habite à Bengbu, il finit par nous conduire à son bureau glacé pour chercher de toute urgence un éclaircissement, une élucidation. Fébrilement, il sort d’un livre une citation du révolutionnaire français Pierre Vergniaud (qui prononça le verdict qui condamna à mort Louis XVI). Juste avant d’être à son tour guillotiné, Vergniaud dit : «La révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants.»

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[1] Voir sur ce site l’article «Chine dans l’empire de la faim» publié le 30 septembre 2012, Pollack, article consacré à l’ouvrage Stèles, La grande famille en Chine, 1958-1961, de Yang Jisheng (Ed. du Seuil, 2000 2012).

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Cet article a été publié dans le quotidien français Libération, supplément Le Mag, pp. V-VII, 27-28 avril 2013. Antérieurement à l’article de Libération, le quotidien britannique The Guardian avait publié un article sur le même sujet de Tania Branigan, le 27 mars 2013, intitulé «China’s Cultural Revolution: son’s guilt over the mother he sent to her death». La photo au début de l’article est tiré du Guardian.

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