Hongkong-débat. «Xi Jinping affaibli par la crise à Hongkong»

Le militant Joshua Wong libéré de prison s’est de suite adressé à la foule demandant que le mouvement mette en échec Carrie Lam

Par Fredéric Lemaître

Avec de tels amis, le président chinois, Xi Jinping, n’a plus besoin d’ennemis. En pleine guerre froide technologique et commerciale avec Washington, Pékin vient de se tirer une balle dans le pied de la façon la plus inattendue qui soit. Pour avoir voulu faire adopter en urgence un projet de loi sur l’extradition, notamment vers la Chine continentale, puis pour y avoir renoncé sous la pression populaire, Carrie Lam, chef de l’exécutif de Hongkong, vient de perdre sur toute la ligne et, par ricochet, d’affaiblir son mentor, Xi Jinping.

Pire, dans cette région administrative spéciale rétrocédée par le Royaume-Uni à la Chine le 1er juillet 1997, elle a provoqué, dimanche 16 juin, la plus grande manifestation jamais organisée contre Pékin sur ce territoire. Deux millions de personnes, sur 7,4 millions d’habitants.

Grâce à Carrie Lam, que le gouvernement chinois a affirmé, lundi, soutenir « fermement », Hongkong vient spectaculairement de rappeler au monde entier qu’une grande partie des habitants de cette ville prospère, qui continue de jouir de libertés impensables dans le reste de la Chine, n’entendent nullement se faire absorber par le régime communiste. Un revers de taille pour le président chinois.

Celui-ci veut en effet faire de l’intégration de cette ville un modèle qu’il entend reproduire – voire imposer – à Taïwan. Le 2 janvier, dans un discours au ton martial prononcé au Palais du peuple, à Pékin, Xi Jinping a déclaré que cette île de 23 millions d’habitants, indépendante de facto mais que Pékin considère toujours comme une province chinoise, devait à son tour être régie par la formule « un pays, deux systèmes » en vigueur à Hongkong.

Premier revers

Dimanche, les Hongkongais ont signifié qu’à leurs yeux Pékin ne tenait pas ses engagements. En 1997, la Chine avait accepté que Hongkong devienne une démocratie pleine et entière. Une vingtaine d’années plus tard, les Hongkongais s’aperçoivent qu’au contraire la Chine communiste veut les absorber, sans même attendre 2047, fin de son engagement à respecter la célèbre formule.

Hongkong devait être un modèle pour les Taïwanais : elle devient un repoussoir. Tous les sondages montrent que la présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, chef de file du Parti indépendantiste, profite indirectement de la crise de Hongkong. A sept mois de la prochaine élection présidentielle, cette femme, bête noire de Pékin, ne pouvait rêver meilleur argument électoral.

Qui plus est, cette nouvelle révolte des Hongkongais survient alors que Pékin s’apprête à célébrer en grande pompe les 70 ans de l’arrivée des communistes au pouvoir, le 1er octobre 1949. Elle montre qu’il existe en Chine même des millions de personnes pour qui la « nouvelle ère » promise par Xi Jinping est un leurre.

Ce revers sur le front intérieur est le premier subi par M. Xi depuis son arrivée au pouvoir, à la fin de 2012. A dix jours du sommet du G20 à Osaka (Japon), il met le dirigeant chinois en difficulté face au président américain, Donald Trump. Dimanche, le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, s’est fait un plaisir d’annoncer sur Fox News que le locataire de la Maison Blanche, « farouche défenseur des droits humains », évoquerait Hongkong au sommet.

Plus grave : des élus démocrates et républicains américains avaient annoncé, vendredi, que si la région administrative spéciale qu’est Hongkong cessait d’être gouvernée par l’Etat de droit, Washington pourrait remettre en cause les accords économiques qui lient les Etats-Unis à cette île et dont Pékin bénéficie indirectement. Bref, M. Trump dispose désormais d’une carte supplémentaire dans son jeu.

Le pire pour Xi Jinping est peut-être que Pékin n’est pas pour grand-chose dans le fiasco de Carrie Lam. Ces derniers jours, la chef de l’exécutif hongkongais a pris sur elle la responsabilité de présenter aux députés ce texte facilitant les extraditions, répondant ainsi à une demande de la communauté internationale.

Jusqu’ici, la plupart des organismes internationaux, comme la Banque mondiale ou le Forum économique mondial, classaient cette place financière parmi les bons élèves en matière de gouvernance. A leurs yeux, celle-ci n’avait qu’un point faible : son absence d’accords d’extradition avec le reste du monde, qui l’empêchait de participer pleinement à la lutte contre le crime organisé et le blanchiment d’argent.

Impasse

C’est pour remédier à cette lacune que l’administration de Hongkong aurait commencé à travailler sur un nouveau dispositif législatif. Mais en mars, un Taïwanais, désormais à Hongkong, reconnaît avoir commis un meurtre dans son île. Or, en l’absence d’accord, impossible de l’extrader. Carrie Lam a alors décidé de faire adopter en urgence un texte qui concerne les crimes économiques mais également toute une batterie d’autres crimes.

La défiance envers Pékin est telle à Hongkong – surtout depuis que la police chinoise enlève, à l’étranger et à Hongkong, des opposants au régime – que, très vite, les juristes puis les citoyens se sont méfiés de ce texte, rédigé en catimini, qui incluait la Chine continentale et listait plus d’une quarantaine de motifs d’extradition. Au départ, Pékin, dit-on, n’aurait pas attaché plus d’importance que cela à ce projet, même si le pouvoir voyait d’un bon œil ce dispositif qui lui permettait de rapatrier les auteurs de sorties illégales de capitaux.

Aujourd’hui, la Chine est dans une impasse. Soit elle accède à la demande des Hongkongais, reconnaissant la victoire de la mobilisation, et provoque la chute de Carrie Lam, ce qui serait une première. Soit celle-ci garde son poste et les pro-Pékin risquent de perdre les prochaines élections. Dans tous les cas, Xi Jinping a perdu une manche. Même si nul n’imagine que les Hongkongais ont gagné définitivement la partie. (Publié par Le Monde, le 17 juin 2019, à 10h32)

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Hongkong-débat. «Carrie Lam l’ambitieuse: sa descente aux enfers»

Par Sébastien Falleti

La main dégoulinant de sang, Carrie Lam sourit fièrement à la foule, engoncée dans un tailleur blanc, un collier de perles au cou. Ce photomontage morbide scotché au mur de la station de métro d’Admiralty, à quelques pas du bureau de la chef de l’exécutif de Hongkong, résume la colère des 2 millions de manifestants qui ont défilé dimanche contre son projet de loi d’extradition vers la Chine et réclament désormais sa tête.

«Rentre à la maison et soit une bonne mère et épouse!» lance méchamment un autre panneau parsemé de photos de famille de cette mère de 62 ans, avec son mari mathématicien et ses deux enfants. Une réplique sarcastique à une saillie maladroite de la bureaucrate qui avait affirmé en larmes la semaine passée avoir les intentions d’une «mère» pour sa ville de 7 millions d’habitants, appelant les jeunes «émeutiers» à rentrer sagement chez eux. Une formule qui ne passe pas dans cette cité policée par un siècle et demi de tradition britannique, où le recours aux gaz lacrymogènes et balles en caoutchouc de la police contre les étudiants mercredi a choqué même les familles les plus­ embourgeoisées.

La descente aux enfers de cette fille d’une famille modeste du quartier de Wanchai s’accélère, au lendemain de l’immense cortège, le plus important depuis trente ans, scandé par les appels à sa démission. Désormais, la dirigeante est la cible de la colère, éclipsant le sort du projet de loi qui a mis le feu aux poudres. «Elle va devoir partir. Elle a infligé une gifle à 1 million de personnes», juge Margaret Ng, ancienne députée pro-démocratie. Même l’influent quotidien South China Morning Post, peu enclin à critiquer l’establishment pro-Pékin depuis son rachat par le milliardaire chinois Jack Ma, fondateur d’Alibaba, étrille son «manque de jugement politique»en première page ce lundi.

Samedi, la «dame de fer» de Hongkong avait pourtant reculé, annonçant la «suspension» de son projet de loi, renonçant à un vote au forceps d’ici au mois de juillet. Seule face aux flashs et aux centaines de journalistes venus du monde entier, la petite femme paraît soudain frêle derrière son pupitre, dans un qipao pâle, sous une photo immense de la baie de Hongkong. L’ancienne boursière à Cambridge, qui a gravi les échelons de l’administration dès l’ère britannique, grâce à sa ténacité, doit ravaler sa fierté. Celle qui confesse avoir pleuré, petite fille, lorsqu’elle n’avait pas obtenu la meilleure note à l’école, présente ses excuses. Mais elle défend toujours le bien-fondé de son projet, qui vise selon elle à empêcher que la ville ne soit un refuge pour «criminels» en cavale.

Son ton ne convainc pas, et, au lieu de désamorcer la crise, elle l’envenime. «Son arrogance est insupportable!» enrage Jessica Yeung, enseignante qui mène une grève de la faim devant le siège du gouvernement. Le lendemain, le nombre de manifestants double, infligeant un camouflet à cette ancienne élève d’une école catholique de filles, qui se fend d’un communiqué de «sincères excuses». «Il est trop tard, elle a manqué l’opportunité de sortir de la crise. Les manifestants vont désormais la harceler partout où elle apparaîtra, jusqu’à ce qu’elle démissionne», juge Ted Hui, député du parti Démocrate.

Comment cette politique chevronnée, qui avait négocié pied à pied avec les leaders de la révolte des parapluies en 2014, a-t-elle pu s’enferrer dans une telle impasse ? «Il y a un problème de personnalité. C’est quelqu’un qui a toujours peur d’apparaître faible», décrypte Margaret Ng. La bureaucrate aux cheveux courts et aux montures de lunettes rectangulaires a bâti sa réputation de «bulldozer» dès 2007, comme secrétaire au Développement, poussant à bien un projet de polder, détruisant sans trembler un ancien quai des mythiques Star Ferries, qui sillonnent la majestueuse baie, et ignorant les critiques des ONG locales.

Lam a endossé la pleine responsabilité de la très controversée loi d’extradition, comme pour mieux disculper Pékin, qui l’a nommée en 2017. Une version officielle jugée crédible même par ses opposants, pour qui Lam aurait devancé les désirs du président Xi Jinping pour mieux avancer sa carrière, avec un second mandat en ligne de mire. «Pourquoi pousser cette loi maintenant? Il n’y avait aucune urgence», s’interroge Anson Chan, ancienne chef de l’exécutif. «Elle vend Hongkong au nom de ses intérêts personnels!» s’insurge Jimmy Lai, fondateur du quotidien Apple Daily, féroce critique de la Chine rouge. Désormais, Lam doit s’accrocher à son poste, et, si elle le conserve, les deux dernières années et demie de son mandat risquent de tourner au chemin de croix. «J’espère que les gens lui offriront une deuxième chance», a plaidé son conseiller Bernard Chan.

Dans sa jeunesse, Lam avait demandé conseil à un professeur pour asseoir son autorité, alors qu’elle travaillait comme surveillante dans une école, selon une interview au South China Morning Post. «On ne contrôle pas, on inspire», lui avait répondu son mentor. Des conseils qu’elle semble avoir oubliés en 2019, au risque de tout perdre. (Article publié par Le Figaro daté du 18 juin 2019, sur son site, Sébastien Falleti, envoyé spécial à Hongkong)

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