Etats-Unis. Les firmes du S&P 500 et leur agenda concernant l’emploi public

Par Gordon Lafer
et Greg LeRoy

Lorsque le terme «Rustbelt» [la ceinture rouille, nommée précédemment ceinture des usines : Manufacturing Belt] a été inventé dans les années 1980 et que les militants apprenaient les signes avant-coureurs d’une fermeture de l’usine, l’un de ces indicateurs était l’évitement des impôts. Si une entreprise avait dans ses prévisions de fermer une usine, elle allait, le plus souvent, son évaluation de l’impôt foncier ou chercherait d’autres allégements fiscaux. Et pourquoi pas? S’il n’envisageait pas d’embaucher à l’échelle locale, pourquoi un employeur devrait-il se préoccuper de la qualité des écoles [financées par l’impôt]?

La tendance nationale ressemble aujourd’hui aux Rustbelt 1980, mais sur le mode: dynamiques sous stéroïdes. La proposition de budget du président Trump suit le manuel que les lobbyistes du secteur manufacturier ont longtemps présenté dans les assemblées législatives des différents Etats: réductions d’impôt pour les entreprises et les riches, associées à des réductions dramatiques des services publics. Les dommages permanents qui en résultent posent une question: l’Amérique des corporations (des firmes) désinvestit-elle intentionnellement, abandonne-t-elle notre pays?

Ces dernières années, les Etats et les municipalités à travers le pays ont opéré des réductions drastiques des services publics essentiels. Le Texas a éliminé plus de 10’000 emplois dans l’enseignement et a mis fin au système d’école maternelle à temps plein pour 100’000 enfants de familles pauvre. La ville de Muncie [70’000 habitants], comté de Delaware dans l’Etat de l’Indiana, a éliminé tant de postes de pompiers que la zone de la ville que les camions de pompiers peuvent atteindre dans les huit minutes a été réduite de moitié. A Milwaukee [600’000 habitant, zone urbaine 1,5 million, Etat du Wisconsin], les compressions budgétaires ont abouti à ce que le nombre de salarié·e·s employés dans les transports publics soit inférieur de 1300 en 2015 par rapport à 2001.

Les services de santé publique locaux ont été contraints de réduire dans tous les départements, des soins néonatals au dépistage du cancer, des examens de la vue et de l’ouïe pour les enfants scolarisés jusqu’au contrôle de la sécurité alimentaire dans les cantines. Les fonctionnaires ont signalé que si le pays est confronté à une épidémie similaire à l’épidémie de grippe H1N1, de nombreuses localités ne pourront pas vacciner leurs résidents. Les réductions budgétaires ont été particulièrement dévastatrices dans les systèmes scolaires du pays. En 2010, à l’échelle nationale, le ratio étudiant/enseignant a augmenté pour la première fois depuis la Grande Dépression (2007-2010). Et sept ans après le début de la Grande récession, la plupart des États n’avaient toujours pas rétabli les dépenses par élève comparé à la période antérieure.
Le plus frappant parmi ces coupes: les législateurs qui les ont promulguées et les lobbies entrepreneuriaux qui les ont défendues les ont traitées non pas comme des tragédies temporaires à réparer lorsque la relance aura commencé, mais comme des coupes permanentes souhaitées depuis longtemps pour ce qui est des services publics. En effet, de nombreuses assemblées législatives des Etats sont placées sous la contrainte de revenus fiscaux plus limités en promulguant de nouvelles déductions d’impôt pour les entreprises et les riches, ce qui implique des réductions de fonds pour les écoles, les bibliothèques et les soins de santé. La même année où l’Ohio a mis fin à l’école maternelle à plein temps, les législateurs ont éliminé l’impôt sur l’héritage qui n’avait jamais affecté les sept familles plus riches.

Cet agenda a été influencé par les principaux lobbies entrepreneuriaux de pression du pays: les chambres de commerce, les associations d’entrepreneurs, l’organisation des frères Koch «Les Américains pour la prospérité» et les 500 firmes composant la sélection de Fortune et qui ont participé à l’American Legislative Exchange Council (ALEC). Ce qui pose la question de leurs motivations: pourquoi les grandes entreprises chercheraient-elles des coupes permanentes dans l’éducation, les bibliothèques ou les transports en commun? N’auraient-elles pas besoin de disposer d’ensembles de travailleurs formés et de consommateurs payés de façon décente pour acheter leurs produits et services? Le comportement des lobbies animés par les plus grandes firmes du pays apparaît irrationnel ; toutefois, il a été répété Etat après Etat.

Une réponse semble résider dans le fait inquiétant que la fortune des sociétés «américaines» est de plus en plus séparée de celles des citoyens américains. Il n’a jamais été tout à fait vrai que «ce qui est bon pour General Motors est bon pour le pays», comme l’a affirmé le président de l’entreprise en 1952 [Charles Wilson, formule reprise par Dwight D. Eisenhower, alors secrétaire à la Défense et futur président des Etats-Unis dès janvier 1953]. Mais il était plus proche du vrai lorsque les entreprises comptent sur les Américains pour fabriquer et acheter leurs produits. Aujourd’hui, la plupart des employés de GM et près des deux tiers des voitures vendues le sont à l’étranger. General Motors vend déjà plus de voitures en Chine qu’aux Etats-Unis et a été très engagé dans l’élaboration des politiques américaines, y compris en tant que membre d’ALEC.

GM n’est pas un cas exceptionnel. Pour la première fois, beaucoup des plus puissants acteurs politiques du pays sont des firmes qui peuvent avoir leur siège aux Etats-Unis, mais dont les profits ne dépendent pas prioritairement des richesses de la société américaine. Les exportations représentent 48% du total des revenus des sociétés listées sur le S&P 500 [indice boursier basé sur les 500 grandes sociétés cotées sur les bourses américaines]. Parmi les sociétés membres récents de l’ALEC, ExxonMobil, Caterpillar, Procter & Gamble, Pfizer, Dow Chemical et IBM obtiennent plus de 60% de leurs revenus en dehors des Etats-Unis. Leurs intérêts politiques sont de plus en plus déconnectés du sort des travailleurs des Etats-Unis et des contribuables.

L’effet net de l’évitement de l’impôt sur les sociétés réside que chaque indice clé se rapportant à la part des revenus de l’Etat, à celle du PIB ou au taux effectif d’imposition du profit des sociétés dans chaque Etat indique un déclin régulier. Il en découle une pression pour augmenter d’autres impôts, supportés de manière disproportionnée par les familles qui travaillent, ce qui suscite un ressentiment à l’égard des gouvernements des Etats qui leur exigent plus, mais qui leur offrent moins.

Compte tenu de cette réalité, nous considérons que cette poussée, stimulée par les grandes firmes, au désinvestissement du secteur public aux Etats-Unis comme déjà un signal d’alerte important et qui résonne fort. L’agenda de l’ALEC n’est absolument pas celui d’employeurs ayant des engagements envers leur communauté proche. Ils ressemblent à une planification d’une firme pour opérer des coupes, des restructurations et avancer. Pour nous qui cherchons à avoir de meilleurs emplois et des possibilités pour nous-mêmes et nos enfants, ce qui est bon pour General Motors est bon pour General Motors. Point à la ligne. (Article paru sur le site de Economic Policy Institute, le 15 juin 2017; traduction A l’Encontre)

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Gordon Lafer est professeur à l’Université de l’Oregon, et auteur de The One Percent Solution: How Corporations are Remaking America One State at a time, IRL, 2017. Greg LeRoy est directeur du Good Jobs First et auteur de The Great American Jobs Scam: Corporate Tax Dodging and the Myth of Job Creation, Berrett-Koehler Publishers, 2005. L’accent mis sur le pouvoir et le rôle des grandes firmes est le propre d’un secteur informé d’économistes critiques aux Etats-Unis. Toutefois, le lien entre cette Corporate Policy et les mécanismes de l’économie capitaliste n’est très souvent pas établi. (Réd. A l’Encontre)

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