Etats-Unis. Economie politique du racisme de l’après mouvement pour les droits civiques

BlackUSjailPar Brian Jones

Frederick Douglass [1818-1895], qui avait fui l’esclavage et devint l’une des figures du combat en faveur de son abolition, déclara une fois que dès lors qu’il était question d’hypocrisie, les Américains régnaient sans rival. Dans les Etats-Unis de l’après-mouvement pour les droits civiques, nous nous trouvons face à une hypocrisie qui aurait fait pleurer Douglass.

La classe dominante des Etats-Unis se congratule chaque année pour les luttes noires qu’elle a tenté d’écraser. Peu nombreux sont ceux qui savent que le gouvernement américain a espionné Martin Luther King (1929-1986), lui a fait du chantage et a cherché systématiquement à le déstabiliser. Aujourd’hui, toutefois, il bénéficie d’une journée nationale et chaque écolier apprend qu’il avait un rêve de fraternité non violente.

Les rêves radicaux de ce mouvement ne peuvent être véhiculés. Rosa Parks [voir, sur ce site, le compte rendu d’une biographie récente sur elle], l’activiste qui est devenue célèbre en boycottant la ségrégation des transports publics, a reçu des funérailles nationales. Mais peu nombreux sont ceux qui savent qu’elle était partisane des idées de Malcolm X [voir sur ce site l’article  Malcolm X] en faveur de l’autodéfense, contre le principe de non-violence de King. Encore moins de personnes savent que de nombreuses figures du mouvement des droits civiques – y compris Martin Luther King – s’opposaient au capitalisme et proposaient des réformes socialistes ou social-démocrates telles qu’un système universel de soins, un revenu garanti ou encore une éducation supérieure gratuite.

Si l’on prend comme point de départ les perspectives du mouvement des droits civiques pour ce type de transformations, à partir des idées radicales des animateurs de ce mouvement, les Etats-Unis d’aujourd’hui sont dans un état lamentable. Mais, c’est vrai, il n’y a plus de panneaux fixés au-dessus des fontaines sur lesquels il est écrit d’un côté «Noir» et, de l’autre, «Blanc». Ainsi, si l’on se situe dans la perspective de la lutte contre cette forme bien spécifique de ségrégation raciste dans les Etats du Sud, les Etats-Unis peuvent être très fiers!

Le mouvement des droits civiques étant prudemment rangé dans les livres d’histoire, son nom peut être invoqué pour n’importe quoi et pour toutes les causes. Aujourd’hui, même les banquiers peuvent prétendre être des activistes «pour les droits civiques».

Nous, en tant que marxistes, disons souvent que les capitalistes utilisent le racisme pour diviser la classe laborieuse. Dans le sillage du mouvement des droits civiques, la classe dominante a élaboré une espèce d’anti-racisme factice… afin de diviser la classe laborieuse.

Ils affirment que la privatisation des écoles [voir sur ce site l’article «La privatisation de l’école aux Etats-Unis et le mouvement des enseignants] et la destruction des syndicats d’enseignant·e·s seraient nécessaires afin que les étudiant·e·s noirs puissent accéder à l’éducation pour toutes et tous (educational justice), car ils ont soufferts durant des générations des écoles sous-dotées des ghettos (ce dernier point étant exact!). Un banquier de Goldman Sachs a même été cité pour avoir dit, lors d’une soirée de collecte de fonds dans un style de casino, que les charter schools (les écoles gérées de manière privée mais qui reçoivent des fonds publics) constituent «le mouvement des droits civiques de ma génération». 

L’éducation publique est l’un des derniers services publics d’accès universel disponible aux Etats-Unis sans avoir à payer des taxes. Les enseignant·e·s des écoles publiques constituent, à eux seuls, la profession la plus syndicalisée (si l’on excepte les porteurs d’uniformes, soit les syndicats-corporations de policiers, très à droite, par exemple). Les enseignant·e·s – et, en particulier, les enseignant·e·s noirs – sont l’objet d’attaques. Les enseignant·e·s noirs sont une petite minorité parmi les enseignant·e·s de l’ensemble des Etats-Unis, mais ils sont concentrés dans des écoles dont les élèves sont noirs, lesquelles sont, dans chaque ville, les premières écoles à être fermées et transformées en charter schools privées ou semi-privées.

Dans l’ensemble, aux Etats-Unis, le secteur public est cinq fois plus syndiqué que le secteur privé. L’emploi syndiqué du secteur public est l’une des conquêtes des mouvements pour les droits civiques et du pouvoir noir (Black Power). Il est plus probable que l’on rencontre des travailleuses et travailleurs noirs dans le secteur public (le secteur postal, en voie de démantèlement, était le plus grand employeur d’Afro-Américains).

Pour pouvoir attaquer le secteur public et promouvoir les privatisations, la classe dominante a mobilisé le cliché selon lequel les travailleurs du secteur public sont paresseux, inefficaces et surpayés; habituellement, ils invoquent cette image en recourant à une figure de Noir. Nous avons tous assisté à la mise en œuvre de cette tactique: «coupez dans les budgets, diminuez la qualité des services, ensuite, dites que les travailleurs en sont responsables». Dans le contexte américain, le racisme est central pour détruire les services publics. Plus d’un demi-million d’emplois du secteur public ont été détruits au cours de la dernière décennie.

Elle a perdu sa maison
Elle a perdu sa maison

Les Blancs sont aussi des perdants de la nouvelle économie néolibérale. Tous les membres de la classe laborieuse souffrent aux Etats-Unis. Mais, en règle générale, les familles noires souffrent plus. Entre 2005 et 2009, les avoirs nets des ménages blancs ont diminué de 16% – une chute spectaculaire. Au cours de la même période, selon le Pew Research Center, les avoirs nets des ménages noirs ont diminué de 53%. Pour les Blancs, c’est un désastre; pour les Noirs, une catastrophe. En 2010, la richesse médiane des familles blanches s’élevait à 124’000 dollars alors qu’elle était de 16’000 dollars pour les familles noires.

Les coupes dans le secteur public n’expliquent pas, à elles seules, la catastrophe. Nous devons aussi prendre en compte l’impact de la crise des subprime de 2008. La crise immobilière de 2008 a eu un impact disproportionné sur les familles noires: plus de 240’000 Noirs ont perdu leur logement. Un économiste a dénommé cela comme étant la plus grande destruction de richesse noire survenue au cours de l’histoire des Etats-Unis.

Comment expliquer cet impact disproportionné? Eh bien, nous devons également reconnaître la «valeur monétaire» du racisme, pas uniquement son aspect idéologique. Le racisme est aussi quelque chose d’assez profitable.

La banque Wells Fargo, par exemple, a réalisé des profits énormes en vendant des hypothèques subprime à des Noirs dans de nombreuses villes (y compris à Baltimore). En réalité, la ville de Baltimore a poursuivi en justice Wells Fargo pour avoir ciblé les Noirs afin de leur vendre des hypothèques subprime à coûts élevés. Un employé a rapporté que l’équipe de Wells Fargo faisait référence aux Noirs en ces termes: «gens boueux» (mud people) et aux prêts comme étant des «prêts de ghetto». Tout cela est sorti devant les tribunaux et la firme a été d’accord de verser 175 millions de dollars pour obtenir un accord.  

Aucune «main invisible» n’est ici à l’œuvre. Nous pouvons voir les mains pratiquer en pleine lumière. C’est la main de l’Etat des Etats-Unis qui a créé la ségrégation des logements – en subsidiant et en garantissant des millions de dollars uniquement aux Blancs après la Seconde Guerre mondiale – et c’est la main de la finance, voyant une opportunité d’exploiter des gens désespérés d’accéder au logement, qui prirent avantage de l’héritage des logements ségrégés pour vendre des prêts pourris aux Noirs.

Le mouvement des droits civiques a rendu une forme spécifique de discrimination illégale, mais alors que le mouvement refluait, les discriminations sont réapparues sous une autre forme. C’est une excellente chose qu’il soit aujourd’hui illégal aux Etats-Unis de refuser à un Noir un emploi, un service ou de l’empêcher de voter ou de porter atteinte, d’une quelconque manière, à ses droits, pour des motifs racistes, comme par ailleurs à toute personne.

AmericasprisonerIl y a, cependant, une catégorie de personnes qu’il est légal de discriminer. Vous pouvez leur refuser un logement, vous pouvez leur refuser un emploi, vous pouvez leur refuser des crédits aux études, le service militaire et même le droit de vote: les personnes condamnées pour un délit.

Aux Etats-Unis, si vous êtes condamné pour un délit, vous pouvez être légalement et effectivement traité comme un citoyen de seconde classe. Devinez qui est condamné pour crimes?

Le pays de la liberté compte plus d’êtres humains en prison que n’importe où d’autre sur Terre. Il y a 2,3 millions de prisonniers aux Etats-Unis. Un million d’entre eux sont Noirs. Et il ne s’agit pas seulement de passer du temps derrière les barreaux, il est aussi question d’une «cellule invisible» dans laquelle vous vivez une fois sorti de prison. Plus d’hommes noirs sont sous contrôle pénal qu’il n’y avait d’esclaves en 1850.

Grâce à la guerre sans fin contre les drogues, un nombre record de personnes – surtout des gens de couleur – sont arrêtées pour des infractions en groupe dites contre l’ordre public, non violentes, liées à la drogue, sont condamnées et perdent leur droit de vote. «Moins de deux décennies après que la guerre contre les drogues a commencé», écrit la juriste et activiste Michelle Alexander, «à l’échelle nationale, un homme noir sur sept a perdu le droit de voter, et même un quart dans les Etats où les Afro-Américains connaissent le plus haut taux de dépossession de droits [disenfranchisement].»    

Le Jim Crow nouveau a constitué, pour la classe dominante, la manière de résoudre une fois pour toutes de nombreux problèmes. A la fin du XXe siècle, la classe dominante a dû faire face à une crise politique et sociale sur ses terres. La population était débout, inspirée par le mouvement des droits civiques, et motivée à s’engager dans de nouvelles rébellions.

Réfléchissons un peu: quelle a été, avec le plus de constance, la partie la plus militante des syndicats? Qui a dirigé des grèves sauvages dans les usines de l’automobile? Ou encore dans les offices de poste? Au Vietnam, les soldats américains ont de plus en plus refusé de combattre et se sont opposés à la guerre. Qui animait le mouvement contre la guerre parmi les soldats? Pensons encore aux actions formidables sur les campus à cette époque – l’occupation de bâtiments, etc. Qui menait ces luttes? Le fait est que les Noirs, un groupe historiquement méprisé et dénigré, ont joui subitement d’un prestige et d’une autorité morale et politique formidables. Les Noirs ripostaient et gagnaient; nombreux étaient les Blancs qui étaient prêts à les suivre dans cette voie.

Ce Jim Crow nouvelle version – l’incarcération de masse – a constitué une manière de renverser cette tendance. Elle a terrorisé la population noire et atteint la crédibilité des Noirs aux yeux des Blancs. Au moyen de campagnes médiatiques hystériques, on enseignait aux Blancs à établir un signe d’égalité entre Noirs, crime et violence.

La dynamique politique des années 1960 et 1970 a dû être retournée pour que les acquis sociaux de cette époque puissent être délités. Alors que Bill Clinton était président [1993-2001], le budget national pour le logement public a été coupé à hauteur de 17 milliards de dollars tandis que celui des prisons augmentait de 19 milliards. Ainsi, un service public – le logement, quelque chose qui nous est bénéfique – a été retiré et remplacé par une autre forme de «logement»: les prisons, un appareil répressif qui les aide, eux.

Brian Jones (à droite) avec Howard Zinn
Brian Jones (à droite) avec Howard Zinn

Alors que les services publics disparaissaient, la police est progressivement restée le seul service public en place. Le résultat: une violence policière et des meurtres policiers à une échelle choquante. Les Noirs sont tués dans les rues, dans leurs voitures, à leur domicile, alors qu’ils ont les mains en l’air, ou qu’ils sont face contre terre, leurs mains menottées dans le dos, dans des fourgons de police ou encore dans des commissariats. Où que vous soyez, quoi que vous fassiez, les Noirs, aux Etats-Unis, sont tués par la police à tout moment, pour n’importe quel motif.

Les assassinats policiers, racistes et systématiques, poussent une nouvelle génération à descendre, très nombreux, dans les rues. Une nouvelle génération de jeunes – et pas seulement des Noirs – étudient l’héritage de la tradition radicale noire (Black Radical Tradition) pour trouver des idées sur comment lutter.

Un spectre hante la classe dominante des Etats-Unis. C’est le spectre de la rébellion noire, qui, depuis que les Africains ont été pour la première fois enlevés pour bâtir la «démocratie» dans le Nouveau Monde, a en permanence mis à mal l’hypocrisie américaine. En outre, le mouvement noir – que cela soit historiquement ou actuellement – charrie avec lui le potentiel de s’étendre en un mouvement général contre l’inégalité et l’injustice. Une nouvelle rébellion noire se forge aujourd’hui au cœur de la bête. Et c’est une très, très bonne chose.

(Traduction A L’Encontre. Brian Jones, militant afro-américain de New York, est membre de l’International Socialist Organization. Nous avons traduit par le passé l’un de ces articles sur ce site, consacré à la dernière lutte de Martin Luther King. Il intervenait à Lausanne, le 20 mai 2015, aux côtés de Keeanga-Yamahtta Taylor (voir son intervention publiée sur ce site), en ouverture du Forum international qui s’est tenu à Lausanne les 20, 21 et 22 mai 2015.)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*