Etats-Unis. Beaucoup plus qu’un simple mur: le business rentable et meurtrier de la militarisation des frontières

Frontière Mexique-Etats-Unis (Photo: Jonathan McIntosh/Flickr)

Par Todd Miller (TNI)

Ce résumé du rapport du Transnational Institute examine le rôle des plus grandes firmes d’armement du monde (ainsi que d’un certain nombre d’autres entreprises de sécurité et d’informatique) dans le façonnement de la militarisation des frontières états-uniennes et les avantages qu’elles en tirent. Par leurs contributions à la campagne électorale, leurs activités de lobbying, leur engagement constant auprès des représentants du gouvernement et la navette des cadres entre l’industrie et le gouvernement, ces sociétés de sécurité frontalière et leurs alliés gouvernementaux ont formé un puissant complexe industriel frontalier qui constitue un obstacle majeur à une réponse humaniste à la migration.

Une longue histoire de budgets en plein essor pour la militarisation des frontières

Le rapport commence par retracer l’histoire du contrôle des frontières et de la militarisation. Il montre comment les budgets états-uniens pour le contrôle des frontières et de l’immigration ont massivement augmenté à partir du milieu des années 1980, une tendance qui s’est accélérée depuis. Ces budgets sont passés de 350 millions de dollars en 1980 (alors gérés par le Service de l’immigration et de la naturalisation – INS) à 1,2 milliard de dollars en 1990, 10,2 milliards en 2005 et 23,7 milliards en 2018 (placés sous la gestion de deux organismes, le Customs and Border Protection (CBP) et l’Immigration and Customs Enforcement (ICE)). Autrement dit, les budgets ont plus que doublé au cours des 13 dernières années et ont augmenté de plus de 6000% depuis 1980. Cette croissance s’est accompagnée d’un essor similaire des patrouilles frontalières, qui sont passées de 4000 agents en 1994 à 21’000 aujourd’hui. Il y a 60’000 agents – le plus important organisme fédéral d’application de la loi aux Etats-Unis –, intégrés au CBP, qui comprend l’Office of Air and Marine, des unités d’enquête et l’Office of Field Operations.

Ce qui est important, c’est que cela montre que le contrôle moderne des frontières états-uniennes implique beaucoup plus qu’un simple mur. Les barrières physiques sur lesquelles Trump se concentre pour sa campagne ne sont qu’une des caractéristiques d’une vaste infrastructure technologique de contrôle des frontières qui pénètre profondément à l’intérieur des Etats-Unis et dans les régions frontalières du Mexique ainsi que dans les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes et bien au-delà. Depuis 1997, le gouvernement n’a cessé d’étendre l’utilisation des technologies de surveillance et de contrôle, notamment les caméras, les avions, les détecteurs de mouvement, les drones, la vidéosurveillance et la biométrie à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Un agent des gardes-frontières, Felix Chavez, s’exprimant lors de la conférence sur la gestion des frontières et l’exposition de technologie à El Paso (Texas) en 2012, a reconnu l’importance croissante de cet arsenal frontalier, en déclarant que «sur le plan technologique, la capacité que nous avons acquise depuis 2004 est phénoménale».

Conformément aux révisions apportées en 1946 à la loi sur l’immigration et la nationalité – et à une décision rendue en 1957 par le ministère de la Justice – les mesures de contrôle aux frontières s’étendent sur 100 milles à l’intérieur des terres, élargissant ainsi le marché de l’industrie frontalière à une zone où résident plus de 200 millions de personnes, les deux tiers de la population des Etats-Unis. Cela est renforcé par les stratégies de la US Border Patrol qui mettent l’accent sur une approche «à plusieurs niveaux» afin de surveiller la frontière. Qui plus est, une politique active visant à externaliser l’application de la loi aux frontières américaines pour empêcher les migrants de s’approcher des frontières – en particulier depuis le 11 septembre 2001 – signifie qu’il existe à la fois un financement et des programmes actifs pour former des gardes-frontières étrangers et transférer des ressources et des infrastructures à d’autres pays pour la police des frontières. Elaine Duke, secrétaire adjointe du Département de la sécurité intérieure (DHS), a qualifié ces programmes internationaux d’«externalisation de la sécurité nationale».

Cela a créé un marché apparemment illimité pour les sociétés de sécurité frontalière. Par exemple, VisionGain a fait valoir en 2014 que le marché mondial de la sécurité aux frontières traversait une «période de prospérité sans précédent» en raison de trois facteurs interdépendants: 1° «l’immigration clandestine et l’infiltration terroriste», 2° plus d’argent pour la police des frontières dans les «pays en développement», et 3° le «développement» des nouvelles technologies. MarketAndMarkets prévoit que ce marché atteindra 52,95 milliards de dollars d’ici à 2022.

Bien qu’il s’agisse d’un processus en cours dans de nombreuses régions (entre autres en Europe), les États-Unis constituent le plus grand marché unique pour les entreprises de sécurité aux frontières. Elles ont récolté de belles opportunités tant sous les administrations démocrates que républicaines.

Cliquez sur l’image pour obtenir un graphique plus grand: https://www.tni.org/files/more-than-a-wall-report-infographic.jpg

Les profits des entreprises découlant de la militarisation des frontières

Le rapport du TNI dévoile l’ampleur des revenus que cette aubaine en matière de sécurité frontalière a procurés, principalement aux firmes états-uniennes.

  • Ensemble, l’ICE, le CBP et la Coast Guard ont passé plus de 344’000 contrats pour des services de contrôle des frontières et d’immigration d’une valeur de 80,5 milliards de dollars entre 2006 et 2018. L’ICE a émis plus de 35’000 contrats (d’une valeur de 18,2 milliards de dollars), le CBP plus de 64’000 (soit 27 milliards de dollars) et la Coast Guard plus de 245’000 (35,3 milliards de dollars). A eux seuls, les contrats du CBP entre 2006 et 2018 dépassent les budgets cumulés de l’INS entre 1975 et 1998 d’environ 26,1 milliards de dollars. Ils sont aussi certainement inférieurs aux chiffres réels, car les rapports de l’Office of the Inspector General (OIG) des Etats-Unis ont constamment critiqué ces départements pour le manque de transparence de leurs données.
  • Se concentrant sur les contrats du CBP – le plus grand contractant gouvernemental pour ce qui a trait au contrôle des frontières et de l’immigration – le rapport identifie 14 firmes qui sont des géants dans le domaine de la sécurité frontalière. Ce sont Accenture, Boeing, Elbit, Flir Systems, G4S, General Atomics, General Dynamics, IBM, L3 Technologies, Lockheed Martin, Northrop Grumman, PAE, Raytheon, UNISYS, parmi plusieurs autres grandes firmes qui sont énumérées dans le rapport et qui obtiennent des contrats. Il s’agit notamment d’entreprises de technologie et de sécurité, mais elles sont clairement dominées par les mêmes entreprises d’armement mondiales qui tirent profit des niveaux élevés des dépenses militaires des Etats-Unis. En outre, le rapport dresse également le profil des sociétés pénitentiaires privées CoreCivic et Geo Group qui, avec G4S, sont des acteurs majeurs dans la fourniture de services de détention d’immigrants.
  • Le volume et la valeur des contrats du CBP ont augmenté au point qu’en 2009, Lockheed Martin a décroché un contrat d’une valeur potentielle de plus de 945 millions de dollars pour l’entretien et la maintenance de 16 avions de surveillance P-3 équipés de systèmes de détection. Ce seul contrat correspondait à l’ensemble des budgets consacrés à l’application de la loi concernant la frontière et l’immigration de 1975 à 1978 (environ 923 millions de dollars). De même, le contrat passé avec General Atomics de San Diego, d’une valeur de 276 millions de dollars en 2016 pour l’entretien opérationnel des systèmes de drones Predator B, dépasse presque tous les budgets annuels de l’INS dans les années 1970.
  • L’argent versé à ces entreprises n’a rien à voir avec celui versé aux structures qui apportent leur soutien aux réfugiés. Par exemple, en 2016, le Bureau de réinstallation des réfugiés a alloué 14,9 millions de dollars à neuf organismes sans but lucratif pour aider ces personnes à s’installer, soit une infime fraction du total des contrats accordés aux entreprises pour surveiller, arrêter, emprisonner et déporter des personnes.
  • Les scandales éthiques impliquant certaines des dix grandes sociétés de sécurité frontalière n’ont pas fait grand-chose pour ralentir le flux des revenus. UNISYS (transnationale de technologie d’information) a été reconnu coupable en 2005 d’avoir surfacturé (ce qui mis à la charge les contribuables) pour près de 171’000 heures de travail; Flir Systems a été reconnu coupable de corruption en 2015; G4S a été accusé de mauvais traitements et même de décès de détenus aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.

Il est plus difficile de faire le suivi des contrats du gouvernement états-unien pour les opérations de sécurité frontalière à l’étranger, car ils sont à la charge de plusieurs organismes par l’entremise de plus de 100 programmes. Le rapport de TNI montre cependant que Raytheon est l’un des acteurs les plus importants – recevant plus d’un milliard de dollars entre 2004 et 2019 de la Defense Threat Reduction Agency – qui a notamment mené d’importantes opérations de construction de frontières en Jordanie et aux Philippines. Selon ses propres sources, Raytheon a déployé des «solutions» frontalières dans plus de 24 pays en Europe, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et en Amérique, couvrant plus de 10’000 kilomètres de frontières terrestres et maritimes. Cela comprenait le déploiement de plus de 500 systèmes de surveillance mobiles, la formation de plus de 9000 membres des forces de sécurité et la construction de 15 «centres de formation».

Les entreprises n’ont pas été les seules à en bénéficier. Les universités et les instituts de recherche ont également encaissé des fonds par l’entremise de neuf Centres d’excellence (COEs) sur les questions de frontières, de commerce et d’immigration qui, en 2017, ont reçu 10 millions de dollars directement, auxquels s’ajoutent 90 millions de dollars consacrés à la recherche et au développement (R&D). L’Université de Houston, l’Université de l’Arizona, l’Université du Texas El Paso, l’Université de Virginie, l’Université de Virginie-Occidentale, l’Université de Caroline du Nord, l’Université du Minnesota, Texas A&M, Rutgers University, American University, Middlebury Institute of International Studies et Migration Policy Institute reçoivent toutes des fonds du Department of Homland Security (DHS). Selon le DHS, ces centres d’excellence ont mis au point plus de 100 outils, technologies et procédés d’identification ciblés destinés à être utilisés «dans toute entreprise de sécurité intérieure». Les Centres d’excellence ont reçu 330 millions de dollars d’investissements supplémentaires de «sources externes», probablement du secteur privé, pour la recherche, le développement et l’éducation en matière de sécurité intérieure. Parmi les organisations travaillant avec les COEs, on peut citer MITRE, SAS et Voir Dire International.

La consolidation d’un complexe industriel frontalier

Le rapport montre que le succès des firmes à obtenir des contrats de plus en plus importants n’est pas une aubaine inattendue, mais qu’il est le fruit de l’implication croissante de ces mêmes entreprises dans la politique américaine. Les principaux bénéficiaires des contrats frontaliers sont également les mêmes entreprises qui contribuent le plus aux campagnes électorales, qui font le plus de lobbying, qui rencontrent le plus souvent des représentants du gouvernement et qui entrent au gouvernement comme conseillers et employés occupant des postes stratégiques d’influence. Ils ont ainsi façonné les politiques de militarisation des frontières dont ils ont profité.

Le marché du contrôle frontalier: illustration incluant les capacités de firmes telles que Raytheon, Thales, Flir Systems, etc., juin 2019

Avec les informations de la base de données opensecrets.org – gérée par le Center for Responsive Politics – le rapport du TNI révèle:

  • Les géants de la sécurité frontalière sont aussi les plus grands donateurs pour les campagnes électorales des membres du House Appropriations Committee, l’organe du Congrès qui réglemente les dépenses du gouvernement fédéral, ou qui affecte l’argent à des contrats potentiels. Entre 2006 et 2018, Lockheed Martin, General Dynamics, Northrop Grumman, Raytheon, Boeing ont versé un total de 27,6 millions de dollars aux membres du comité. Lors de la 115e session du Congrès (2017-2018, réunissant des membres du Sénat et de la Chambre des représentants), Northrop Grumman et Lockheed Martin ont été les deux principaux donateurs avec respectivement 866’194 dollars et 691’401 dollars offerts aux membres du House Appropriations Committee, ainsi que Raytheon, Boeing, Deloitte et General Dynamics, qui ont tous donné plus de 500’000 dollars. Bien qu’il s’agisse d’entreprises qui ont toutes obtenu des contrats militaires et qui font également du lobbying sur ces questions, elles ont également reçu d’importants contrats de la part du CBP.
  • Les sept principaux contributeurs au House Appropriations Committee (2017-2018) sont tous des firmes ayant des contrats avec le CBP: Northrop Grumman, Lockheed Martin, Honeywell International, General Dynamics, Deloitte LLP, Boeing et Raytheon.
  • Les sociétés chargées de la sécurité des frontières font également les plus grosses contributions électorales aux membres du comité stratégique de la Chambre des représentants chargé de la sécurité intérieure, qui s’occupe de la législation sur le contrôle des frontières et de l’immigration. Entre 2006 et 2018, Lockheed Martin, General Dynamics, Northrop Grumman, Raytheon, Boeing ont versé un total de 6,5 millions de dollars aux membres de ce comité. Durant la 115e session du Congrès (2017-2018), Northrop Grumman a versé 293’324 dollars General Dynamics 150’000 dollars et Lockheed Martin 224’614 dollars.
  • Il n’est pas surprenant de constater que les positions des politiciens au sein de ces comités s’alignent souvent sur les intérêts de leurs entreprises donatrices, quelle que soit leur affiliation politique. Le démocrate texan Henry Cuellar, par exemple, était l’un des nombreux démocrates de 2018 qui ont plaidé dans les médias en faveur de solutions technologiques pour la sécurité frontalière. Il a toutefois omis de mentionner que ses plus importantes contributions aux campagnes électorales provenaient du groupe GEO et de CoreCivic (55 ‘690 dollars), de Northrop Grumman (13’000 dollars), de Boeing Corporation (10’000 dollars), de Caterpillar Inc (10’000 dollars) et de Lockheed Martin (10’000 dollars), qui bénéficieraient tous d’investissements gouvernementaux pour la sécurité frontalière.
  • Le lobbying sur la sécurité intérieure – dont la militarisation des frontières est un élément important – s’est considérablement accru au cours des 17 dernières années, impliquant de nombreuses sociétés de sécurité frontalière. Au total, de 2002 à 2019, près de 20’000 entretiens de lobbying liés à la sécurité intérieure ont été signalés. En 2003, Northrop Grumman était le principal lobbyiste, ayant déclaré cinq réunions de lobbying, alors qu’il était l’un des 385 clients ayant déclaré 637 «visites». Le terme «clients» désigne soit les sociétés (comme Northrop Grumman), soit une société distincte qui fournit un représentant à l’une de ces sociétés. Les «visites» désignent le nombre de fois qu’un «client» rend visite à un membre du Congrès, un décideur politique quelconque, pour plaider en faveur d’une loi ou d’une politique ou de l’affectation de fonds dans les budgets annuels. En 2006, ce chiffre a plus que doublé: 724 «clients» avec 1428 visites déclarées, dont Lockheed Martin, Accenture, Boeing, Raytheon et Unisys. Et en 2018, il y avait 677 «clients» avec 2841 visites répertoriées: parmi eux, les principaux entrepreneurs CBP et ICE Geo Group, L3 Technologies, Accenture, Leidos, Boeing, CoreCivic, ainsi que des entreprises telles que Facebook, Microsoft et Visa.
  • L’ampleur du lobbying peut être constatée dans les efforts des principaux entrepreneurs du CBP pour la loi de 2018 sur les crédits du Département de la sécurité intérieure (H.R. 3355). Au moment de sa signature par le président le 23 mars 2018, il s’agissait du plus important budget frontalier et d’immigration de l’histoire des Etats-Unis, soit plus de 23 milliards de dollars (la somme totale du CBP et de l’ICE). En appui au projet de loi, des représentants de General Dynamics ont exercé des pressions à 44 reprises, Northrop Grumman 19, Lockheed Martin 41 et Raytheon 28, en plus d’un certain nombre d’autres lobbyistes représentant ces entreprises et d’autres géants de la sécurité aux frontières, dont L3 Technologies, IBM et Palantir. Les groupes de pression ont largement dépassé les quelques organisations de défense des droits et de la société civile (CSOs) telles que le Service luthérien pour les réfugiés. Le résultat en 2018 a été l’approbation de la Omnibus Appropriations bill [loi qui inclut de nombreuses autres lois plus restreintes], qui a augmenté tous les budgets de contrôle aux frontières: celui du Département de la sécurité intérieure (DHS) a augmenté de 13% à 55,6 milliards de dollars, de 16,357 milliards de dollars pour le CBP (une augmentation de 15%) et de 7,452 milliards pour la CIE. Ce dernier comprend le financement de 40’520 «lits» de détention par jour, soit 1196 de plus qu’au cours de l’exercice 2017. En 2017, CoreCivic Inc. a déclaré un total de 840’000 dollars en lobbying, par l’entremise de quatre entreprises différentes, principalement pour le budget et les crédits fédéraux. Geo Group a fait état de près de 2 millions de dollars en lobbying en 2017 par l’entremise de six organisations de lobbying différentes.
  • Cela ne donne qu’une image partielle de la situation, car une grande partie du lobbying se fait également à huis clos, en particulier sur des questions controversées, comme l’immigration. Il comprend également d’autres formes que les visites de lobbying enregistrées. Par exemple, entre 2000 et 2005, General Atomics a dépensé environ 660’000 dollars pour 86 voyages d’élus, d’assistants et de leurs conjoints afin d’obtenir du soutien pour son entreprise.

En plus d’exercer constamment des pressions et de contribuer aux campagnes électorales, les géants de la sécurité frontalière établissent également des relations puissantes et fructueuses grâce à leurs interactions constantes avec les représentants du gouvernement. L’une des principales tribunes à cet égard sont les Expositions annuelles sur la sécurité frontalière qui, depuis 2005, réunissent des dirigeants de l’industrie et des hauts fonctionnaires du DHS, du CBP et de l’ICE. L’événement comprend actuellement une journée de «golf pré-exposition» au cours de laquelle les dirigeants de la Sécurité intérieure et de l’industrie peuvent se rencontrer en toute décontraction et discuter des perspectives d’avenir et des contrats possibles.

En plus d’offrir aux entreprises de sécurité frontalière un lieu où elles peuvent vendre leurs marchandises et promouvoir leurs dernières «solutions» technologiques, leurs séminaires encouragent également une perspective, un langage et une approche politique communs. Le réseautage personnel lors des déjeuners, des pauses-café et des dîners qui cimenteront la coopération pour les années à venir vient compléter ces efforts. Les panels de l’Expo 2020 à San Antonio comprennent des titres tels que «Identifier et aborder les défis et opportunités frontaliers nouveaux et émergents par la technologie, le partenariat et l’innovation», «Migration de masse et enfants non accompagnés: impacts financiers et sécurité nationale», «Frontières: Mur – Ports – Système(s) – Technologie – Infrastructure – Intégration – Modernisation». Les Expos états-uniennes sont parallèles à d’autres événements similaires à travers le monde, tels que l’Expo de Seguridad à Mexico City, le salon Milipol à Paris et ISDEF à Tel-Aviv.

Comme si les relations entre l’industrie et le gouvernement n’étaient pas assez étroites, il y a aussi une navette entre les entreprises et le gouvernement. Les anciens fonctionnaires du gouvernement sont souvent recherchés par diverses sociétés ou entrent dans l’industrie du lobbying – non seulement en tant que lobbyistes, mais aussi en tant que consultants et stratèges.

  • Entre 2006 et juillet 2019, 177 personnes ont passé du DHS à des firmes et du lobbying et 34 ont travaillé aussi bien pour le House Homeland Security Committee que pour une société de lobbying.
  • Entre 2003 et 2017, au moins quatre commissaires du CBP et trois secrétaires du DHS se sont rendus dans des sociétés de sécurité intérieure ou des sociétés de conseil après avoir quitté le gouvernement.
  • Robert Bonner, par exemple, après avoir été le premier commissaire du CBP (2003-2005), a ensuite rejoint le groupe Sentinel HS, une société de conseil en sécurité intérieure basée à Washington. En 2010, le CBP a attribué à Sentinel HS un contrat de 481’000 dollars pour la prestation de «conseils stratégiques» sur cinq ans. Il s’agissait notamment de faciliter les «discussions entre les hauts responsables des patrouilles frontalières» lors de forums et de conférences organisés près du siège du CBP à Washington.

La relation entre le gouvernement et l’industrie est devenue si étroite et si floue que certains représentants du gouvernement ne voient plus aucune distinction. Lors d’une journée de l’industrie SBInet en 2005, Michael Jackson, le secrétaire adjoint du DHS, qui était auparavant le directeur général délégué de Lockheed Martin, s’est adressé à une salle de conférence remplie de bénéficiaires potentiels de contrats: «C’est une invitation inhabituelle. Je veux m’assurer que vous l’avez bien compris, que nous vous demandons de revenir et de nous dire comment faire notre travail. Nous vous le demandons. Nous vous invitons à nous dire comment diriger notre organisation.»

Un complexe militaro-frontalier dont Trump est la dernière pierre

Il n’est pas exagéré de dire que les Etats-Unis ont un complexe industriel frontalier aussi puissant que le complexe militaro-industriel contre lequel le président Eisenhower a lancé un avertissement célèbre en 1961. En effet, de nombreuses entreprises sont les mêmes acteurs, qui façonnent non seulement la politique militaire et les marchés publics, mais aussi de plus en plus la politique frontalière et migratoire. Il n’est donc pas surprenant qu’une approche militarisée et répressive du contrôle des frontières et de l’immigration domine la politique américaine.

Dans ce contexte, l’élection de Trump, avec sa rhétorique délibérément polarisante sur l’immigration et son appui aux frontières militarisées, donne un coup de pouce certain à l’industrie, même si elle n’offre pas de nouvelle orientation importante. Certes, l’industrie s’est ouvertement félicitée de l’augmentation des budgets. Les budgets du CBP sont passés de 14’439’714 dollars en 2017 à 16’690’317 dollars en 2019, soit une augmentation de plus de 2 milliards de dollars à consacrer à un plus grand nombre d’entrepreneurs, nouveaux et existants. L’ICE a également connu une augmentation de près de 2 milliards de dollars au cours de la même période. Comme l’explique le rapport, cette croissance suit en grande partie une longue trajectoire de militarisation des frontières qui a connu une augmentation constante des budgets et de surveillance des frontières au cours de nombreuses décennies.

Bien que le présent rapport soit axé sur les bénéfices réalisés par les entreprises grâce à l’expansion massive du complexe industriel frontalier, les conséquences se font sentir sur les vies humaines, et surtout sur la crise généralisée et intentionnelle impliquant la mort et la disparition dans les régions frontalières. Dans son introduction à la série de rapports sur les disparus, l’organisation humanitaire frontalière No More Deaths, qui a coparrainé ce rapport du TNI, écrit: «Au cours des 20 dernières années, les Etats-Unis ont blindé les villes frontalières avec des murs, des caméras, des capteurs, du personnel et une infrastructure de type militaire… En conséquence, les migrants entrent maintenant aux Etats-Unis par des zones rurales éloignées, traversant en éventail la région au nord de la frontière, et créant un réseau complexe de pistes à travers des passages montagneux, des collines, des plaines désertes et de vastes zones boisées.»

La mise en place contrainte de telles voies de plus en plus dangereuses signifie que «des milliers de personnes ont péri dans les régions frontalières à cause de la déshydratation, des maladies liées à la chaleur, de l’exposition et d’autres causes environnementales qui auraient pu être évitées. Une chaleur extrême et un froid glacial, des sources d’eau rares et polluées, une topographie dangereuse et un isolement quasi total par rapport à d’éventuels sauvetages sont utilisés comme armes de contrôle aux frontières.»

Ainsi, pour les citoyens concernés, qui ont été à juste titre horrifiés par les politiques menées par l’administration Trump à l’égard des migrant·e·s, cela signifie qu’il ne suffit pas de remplacer Donald Trump pour établir des politiques états-uniennes plus humaines en matière de migration. La militarisation des zones frontalières a une longue histoire qui a été consolidée par les firmes qui en tirent bénéfice. Les revenus et les profits d’intérêts commerciaux extrêmement puissants dépendent d’un marché en expansion constante pour le contrôle des frontières et leur militarisation. Ces géants de la sécurité frontalière exercent une forte influence sur les politiciens républicains et démocrates à des postes stratégiques au sein de l’exécutif et du législatif, ainsi que dans les principaux médias. Toute stratégie visant à modifier l’orientation de la politique migratoire des Etats-Unis nécessitera d’affronter ce complexe industriel frontalier et de supprimer son influence sur la politique et la gouvernance. Car si les entreprises qui profitent de la souffrance des migrants restent ancrées dans des positions de pouvoir au sein du gouvernement et de la société, il sera extrêmement difficile de forger une nouvelle approche qui donne la priorité à la vie et à la dignité des migrant·e·s. (Article publié par le Transnational Institute en septembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

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