Québec: le sens retourné des mots

 

Conférence de presse des porte-parole de l'organisation étudiante: CLASSE

Par Jean Pierre Lorange

J’étais là. J’ai vu les policiers foncer sur mes étudiants, les matraquer et les arroser de poivre de Cayenne. J’ai entendu les insultes, les menaces, les défis qu’ils leur lançaient. Eux, les policiers, emmurés dans leur certitude obéissante, casqués, armés, violents. J’ai entendu le bruit de la matraque sur le crâne de ces jeunes filles et de ces jeunes garçons qui n’avaient que leurs cheveux et leur peau pour se défendre contre les coups. J’ai vu le sang couler le long des tempes sur des visages. J’ai vu une épaule sortie de sa capsule, les yeux poivrés d’un handicapé en chaise roulante. Ce poivre. Mot si familier, si anodin, tout près d’être risible. Mais qui blesse et humilie. J’ai senti la violence incommensurable de la révolte en moi: j’ai senti la colère. J’ai regardé ensuite les nouvelles et je n’ai rien vu de ce à quoi j’avais assisté.

Cela parce que des étudiants demandent depuis des mois à parler au gouvernement et que celui-ci refuse de le faire. La cause des étudiants est juste: il s’agit de rendre l’éducation accessible à tous et la hausse des frais de scolarité ne le permet plus. Comment le droit à l’éducation de certains individus peut-il prévaloir sur l’accès de tous à l’éducation?

La question pourrait sembler absurde. Mais ce gouvernement et sa loi spéciale nous forcent à la poser en ces termes. Comment peut-on invoquer le droit des individus au détriment de celui de tous? Ce n’est pas qu’antidémocratique, c’est  «insensé»… Comment peut-on faire une loi qui ne s’applique pas à tous ou encore qui s’impose à tous mais au seul bénéfice de certains? Que valent une loi ou un droit, que signifient ces termes et avec eux que signifie le mot justice lui-même s’ils ne s’appliquent plus qu’à un seul ou à quelques uns? C’est au sens des mots que ce gouvernement s’est attaqué: rompant le premier des pactes sociaux, celui sur lequel tous les autres reposent.

La responsabilité, qui découle du rapport à autrui, fonde la possibilité du droit, en même temps que celle d’obéir ou de désobéir aux lois. Nous devenons responsables, en effet, non pas quand nous obéissons aveuglément, mais lorsque nous répondons à ceux qui s’adressent à nous, nous appellent et nous interpellent. Si nous n’étions qu’obéissants, il ne nous servirait à rien d’être responsables.

Il nous faut en effet reconnaître le sens et la valeur de la loi pour vouloir y obéir. Il nous faut pouvoir être en mesure d’exercer la justice pour être juste. Et pour cela il faut être libre. Comment être responsable de ses actes si on n’a même plus la liberté d’en répondre ? Or ce gouvernement qui ne répond pas, en revanche exige qu’on lui obéisse aveuglément. «Nous faisons un pas en avant, mais nous ne reculerons pas.» Voilà à peu près comment «ne parle pas» ce gouvernement. Il ne sait parler qu’en retournant le sens des mots. Comment peut-on encore parler de démocratie, quand le principal responsable ne répond pas, est donc irresponsable?

Obsédés par la sécurité, déconnectés de la réalité, réfugiés dans des bunkers de non-pensée, d’irresponsabilité, ceux qui refusent toute intimidation et toute violence, font frapper nos enfants, frappent sur nos enfants. Comment, s’ils les recevaient, ces ministres de la projection et du déni nommeraient-ils tous les coups qu’ils ont autorisés et ordonnés depuis le début de ce conflit? Oui, on a retourné les mots comme des gants.

Nous entrons donc dans une période grave de notre histoire. Le gouvernement a perdu sa légitimité lorsqu’il a donné comme condition de la négociation la cessation d’une violence dont il était le principal auteur, lorsqu’il a lui-même rompu le pacte fondamental de nos sociétés humaines, le pacte langagier.

Le seul code que nous sommes tous appelés à respecter sous peine de nous dissoudre dans l’insignifiance et qui nous donne non seulement droit à l’existence, mais l’existence elle-même, car nous ne serions rien sans les mots qui nous unissent et nous permettent de nous parler, de penser, de concevoir les choses et leurs rapports, d’ériger des lois et des États, nous ne serions rien sans les mots, sans les mots que nous avons tous appris à l’école, car l’école, l’éducation n’est pas qu’un droit, elle est la première condition de possibilité de notre humanité. Il n’y a pas d’état de nature de l’homme. On ne naît pas homme, on le devient et on le devient en apprenant à l’être.

Voilà pourquoi l’éducation est la tâche fondamentale qui rend l’humanité possible. Elle-même ne peut être subordonnée à aucune autre car elle est la condition de toutes les autres : nous avons en effet besoin du langage, nous avons besoin des connaissances et des techniques pour survivre en tant qu’espèce et c’est par l’éducation que nous obtenons tout cela. La santé serait notre plus grand bien? Mais il n’y a pas de santé sans médecine, et pas de médecine sans connaissances, pas de connaissances sans éducation… Que serions-nous, en effet, sans la culture, sans la raison, le langage, sans nos goûts et nos valeurs? Que serait notre vie, à quoi ressemblerait notre conscience intime?

La langue, les mots, en effet, n’appartiennent à personne, mais à tous, or il suffit de les apprendre pour obtenir tout le savoir, car le savoir est essentiellement la révélation de l’être par la parole. Nous ne recevons pas l’éducation comme si nous étions indépendants d’elle, elle nous forme et nous constitue, nous nous saisissons, nous modifions, nous aimons à travers elle : c’est là le plus grand bien commun. Et vouloir en priver une partie de nos enfants, c’est vouloir empêcher des êtres humains de développer leur humanité, c’est vouloir empêcher des êtres humains d’exister. (22 mai 2012)

Jean Pierre Lorange Professeur de philosophie Collège de Rosemont

 

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Loi 78: La CLASSE répond à l’injustice

Réuni-e-s en plein cœur de la place Émilie-Gamelin au 99e jour (22 mai) de la grève étudiante, les porte-parole de la CLASSE– l’organisation étudiante la plus active et la plus représentative de la mobilisation – Gabriel Nadeau-Dubois et Jeanne Reynolds, accompagné-e-s de l’exécutif et de 44 autres délégué-e-s de la Coalition (pour un total de 51 personnes ), ont officiellement annoncé-e-s la réaction de la CLASSE à la loi 78. «Avec cette loi, le gouvernement s’attaque à beaucoup plus qu’aux associations étudiantes. Il s’attaque à la possibilité même que devrait avoir chaque citoyen et citoyenne de contester librement les décisions prises en son nom par le pouvoir politique» déclare Jeanne Reynolds, co-porte-parole de la CLASSE.

La Coalition annonce donc qu’elle poursuivra la mobilisation en vertu des droits fondamentaux que sont la liberté d’expression, de manifestation et d’association et invite toute la population à le faire. «La CLASSE continuera à manifester en vertu des libertés fondamentales qui lui sont conférées par les différentes chartes et traités nationaux et internationaux. Si cela nous vaut des poursuites pénales en vertu de la loi 78, nous y ferons face. Si obéir à cette loi injuste équivaut à renoncer à nos droits, nous ne le ferons pas» poursuit Gabriel Nadeau-Dubois, co-porte-parole de la CLASSE.

Afin de permettre au plus grand nombre de citoyens et citoyennes possible de faire entendre leur indignation face à cette loi, la Coalition lance aujourd’hui le site http://www.arretezmoiquelquun.com/ . «Ce site permet à quiconque de signer une déclaration affirmant son intention de jouir de ses libertés fondamentales, malgré la loi 78 et en y contrevenant s’il le faut. Lorsqu’une loi aussi injuste est imposée à la population, celle-ci à le droit voire le devoir de recourir à la désobéissance civile», enchaîne M. Nadeau-Dubois.

La CLASSE lance également un appel à la poursuite de la grève. Les associations étudiantes de la Coalition tiendront en effet des Assemblées générales afin de reconduire la grève jusqu’à la première semaine de la reprise des cours en août. «La grève étudiante se poursuivra tout l’été, tout comme la mobilisation citoyenne. Dès le retour en classe, des Assemblées auront lieu afin de reconduire la grève. Ce n’est pas avec une loi spéciale que l’on tuera la mobilisation étudiante, point final.» conclut Jeanne Reynolds.

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Manifestation à Montréal, le 24 mai 2012

«Les Casseroles déferlent»

titre le quotidien Le Devoir, en date du 25 mai 2012. Nous reproduisons ci-dessous l’article.

«Au lendemain d’arrestations massives à Montréal et à Québec, des milliers de mécontents ont une nouvelle fois bravé l’interdit en prenant la rue – serrant fermement casseroles et cuillers de bois – sans avoir fait connaître leur itinéraire aux forces de l’ordre à l’avance.

Lucie Mineau, une cinquantenaire du Plateau rencontrée à 20 heures pile, lorsque le tintamarre commençait, est l’une de ces personnes qui souhaitaient reprendre la rue malgré les risques d’arrestation. Comme les autres percussionnistes improvisés, elle dénonce la loi 78, adoptée il y a une semaine par l’Assemblée nationale, et la hausse des droits de scolarité. «Hier [mercredi], mon amie et moi, à 15 minutes près, si on n’était pas parties de la manifestation, on se serait fait arrêter. C’était pourtant convivial à ce moment-là.» Plus de 518 personnes ont été interpellées ce soir-là, à Montréal, contre 176 à Québec. Peu importe, Mme Mineau comptait bien marcher avec ses voisins.

«Oui, on a peur de se faire arrêter, mais de plus en plus, ça devient un devoir de sortir manifester», a indiqué un Montréalais qui travaille dans le milieu de la restauration, Emmanuel Charron-Boucher, rencontré sur un perron, un ustensile à BBQ [barbecue] à la main pour frapper une casserole.

Dès le début de la soirée, l’action se divisait dans plusieurs quartiers de Montréal, notamment dans Villeray, Verdun, Saint-Henri, Rosemont, Notre-Dame-de-Grâce et Outremont, où des jeunes filles scandaient : «Les citoyens sont en colère, hourra, hourra!» Autour de 21 heures, deux regroupements de plusieurs milliers de manifestants se sont rejoints au coin des rues Saint-Denis et Saint-Zotique. Une seule voiture de police était visible.

Comme la veille, la manifestation nocturne quotidienne qui s’ébranle chaque soir à partir du parc Émilie-Gamelin à Montréal a été déclarée illégale avant même de commencer, vers 20 h 30, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) n’ayant pas reçu de trajet préétabli. Les policiers ont indiqué aux manifestants qu’ils ne toléreraient aucun méfait et que si une sirène retentissait, ils devraient partir sur-le-champ, sans quoi ils seraient arrêtés. Le journaliste du Devoir présent sur place ne l’a toutefois pas entendue, comme plusieurs protestataires et autres casseroleux.

Simon Lévesque, étudiant au doctorat en sémiologie à l’UQAM [Université], juge sévèrement le travail des policiers. «Ils oublient leur rôle de citoyens. Il n’y a pas de cours d’éthique à Nicolet [Ecole nationale de police]? S’il y en a un, force est de constater qu’ils ne s’en souviennent plus», a dit l’étudiant, rencontré une demi-heure après le départ de la manifestation du parc Émilie-Gamelin, au coin de l’avenue des Pins et de la rue Saint-Denis, où une arrestation a eu lieu. «On est tous sur les dents, il y a une génération qui est mise à bout», a ajouté M. Lévesque.

Karine, une citoyenne de Saint-Élie-de-Caxton rencontrée au fil de la marche montréalaise, a indiqué se faire un devoir de participer à au moins trois manifestations par semaine. «La loi 78 est une entorse sévère à nos droits fondamentaux.»

Au moment de mettre sous presse, le SPVM %Service de police de la ville de Montréal] n’avait pas encore de bilan de la situation à fournir. Deux grands rassemblements se déplaçaient dans les rues de Montréal et plusieurs petits. L’ambiance était festive dans tous les cas. Des policiers à vélo suivaient les cortèges.

À Longueuil et Beloeil aussi, le bruit des ustensiles de cuisson a retenti. Des appels avaient également été lancés dans plusieurs villes des couronnes nord et sud de Montréal.

À Québec, quelques centaines de manifestants munis de casseroles ont déambulé dans le Vieux-Port et le Vieux-Québec hier soir. Ils avaient pour leur part fait parvenir leur itinéraire au service de police.

Bien que d’une tout autre ampleur que celles de Montréal, des manifestations ont eu lieu tous les soirs dans la capitale ces dernières semaines. Le point de rendez-vous est toujours le même à 20 heures devant le Parlement.

Les manifestants ont reçu la visite hier de la mascotte AnarchoPanda, accueillie en superstar. Plus tôt hier, la mascotte annonçait sur sa page Facebook qu’elle aussi s’en allait «se faire arrêter pour rien à Québec». L’évêque anglican de la cathédrale Holy Trinity a aussi fait un discours en appui aux manifestants. Au moment de mettre sous presse, aucune arrestation n’avait eu lieu.

La veille, 694 arrestations

Près de 700 personnes ont été arrêtées dans la nuit de mercredi à jeudi à Montréal et à Québec au terme de manifestations jugées illégales par les services policiers. Parmi les 518 arrestations effectuées dans le cadre de la 30e manifestation nocturne consécutive dans la métropole, on compte 506 arrestations de groupe et 12 arrestations isolées, dont 14 en vertu du Code criminel et une en vertu du règlement municipal proscrivant le port d’un masque «sans motif raisonnable».

Vers 1 heure, deux ou trois manifestations se seraient en partie rejointes au coin des rues Sherbrooke et Saint-Denis. Par la suite, « «des objets [roches, pièces pyrotechniques] ont été lancés vers les policiers», a indiqué le porte-parole du SPVM, Raphaël Bergeron. «Nous avons lancé un nouvel appel à la dispersion, après quoi nous avons procédé à une arrestation de groupe.»

Regroupés dans des autobus de la Société de transport de Montréal (STM), les manifestants ont été transportés dans un centre de détention, où ils ont été identifiés. D’ailleurs, Matthieu Théorêt s’en est plaint dans une lettre envoyée hier à la STM, l’accusant de fournir «gentiment [ses] autobus aux forces de l’ordre», brisant «un petit peu plus les reins de la contestation populaire, qui, en grande partie, emprunte [ses] autobus plusieurs fois par jour». Sur la page Facebook de la société, des internautes ont également manifesté leur désaccord hier et l’un d’eux a détourné les initiales de la STM en écrivant «Société de transport des manifestants».

Plusieurs soupçonnent le SPVM d’avoir créé mercredi 23 mai en fin de soirée une souricière afin de surprendre les manifestants, puis de procéder à leur arrestation. En revanche, au SPVM, on indique que de nombreux avertissements ont été lancés, que les gens – surtout ceux partis du parc Émilie-Gamelin – savaient pertinemment que la manifestation était illégale et que la police est intervenue seulement après avoir reçu des projectiles.

Casseroles chez le maire

À Québec, même si la manifestation avait été déclarée illégale mercredi en vertu de la Loi 78, les policiers n’ont pas invoqué cette législation pour interpeller les protestataires, mais bien le Code de la sécurité routière. Ainsi, chacune des personnes interpellées a reçu une amende de 494 $ pour entrave à la voie publique.

Les Montréalais peuvent bien taper sur leurs casseroles pour protester contre la Loi 78, mais ils devraient le faire sur leur balcon et non dans la rue, avait plus tôt déclaré le maire de Montréal, Gérald Tremblay, excédé par la multiplication des manifestations dans la métropole. «Ils peuvent rester sur leur balcon pour faire du bruit. On va l’entendre, le bruit. Moi, je suis à Outremont et je l’entends, le bruit. Pas besoin d’aller dans la rue, de se promener et de commencer à paralyser Montréal», a-t-il expliqué lors d’un point de presse à l’hôtel de ville. «Ils ne sont pas obligés de faire ça dans la rue, sans donner l’itinéraire», a-t-il ajouté. Le maire a par ailleurs reçu la visite de manifestants devant sa résidence hier soir.

En après-midi, une manifestation regroupant des personnes déguisées en pirates et en ninjas s’était déroulée dans le calme au centre-ville de Montréal.

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