Venezuela: le temps des calamités

La pénurie de médicaments (avril 2016)
La pénurie de médicaments (avril 2016)

Par Raul Zibechi

La semaine passée, Roland Denis, philosophe, militant social et vice-ministre du gouvernement de Hugo Chávez pendant ses premières années écrivait: «Il se déroule ici un processus révolutionnaire complexe où une clique terriblement corrompue et apolitique a réussi à prendre le pouvoir. Une caverne de gangsters qui a dérobé à la classe ouvrière vénézuélienne dix fois la valeur de son travail. Si quelqu’un au monde a pu accomplir de tels abus contre la population, qu’il le dise.» (Site Aporrea, 19.5.2016)

Il est aussi difficile d’attribuer, comme le font beaucoup, la situation que traverse actuellement le Venezuela à des ennemis extérieurs et intérieurs au processus bolivarien, qu’il l’est d’accepter les absurdités qui se sont accumulées au cours des années. Il n’y a pas de gaz, même si c’est un monopole d’Etat qui produit et exporte les hydrocarbures en vrac. Il n’y a pas de ciment, ce qui est inexplicable, car les usines, toutes étatiques, travaillent et produisent. Sans doute les mafias détournent-elles la production au bénéfice des anciennes et des nouvelles élites qui sont suffisamment puissantes pour l’obtenir: ce sont des trames du pouvoir que Denis qualifie de «caverne de voleurs» qui se reproduisent de haut en bas de la société et jusque dans les coins les plus reculés. C’est ainsi qu’il est devenu monnaie courante d’agir pour son profit personnel sans se soucier du reste, sans tenir compte du fait que l’on vit dans quelque chose que l’on appelait – jadis – la société.

Les militaires

Dans des déclarations faites le 18 mai 2016 à la chaîne Globovision, le général à la retraite Cliver Alcala a déclaré qu’il voterait pour le «revocatorio (le référendum qui pourrait décider du maintien ou de la cessation de la gestion de Nicolas Maduro) pour éviter un affrontement à l’intérieur du peuple». Alcala avait adhéré au Mouvement bolivarien révolutionnaire 200 [fondé en 1982 par Chávez et qui fut à l’initiative de la tentative de coup d’Etat de février 1992] et nommé commandant par Hugo Chávez, avant de devenir Ministre pour la Région stratégique du développement Intégral central. C’est donc un militaire fidèle à Chávez, très écouté au sein des Forces armées, qui prend ainsi ses distances par rapport au gouvernement. «L’héritage de Chávez est vivant, mais Maduro l’a très mal administré» ajoutait-il. En ce qui concerne la prétendue guerre économique menée par l’empire [Etats-Unis] et que le président Maduro invoque pour justifier la pénurie, le général à la retraite explique qu’elle existe bel et bien, mais qu’elle «est générée par la quantité de démarches bureaucratiques et le caractère arbitraires des décisions des fonctionnaires dans l’administration publique, ce qui entraîne un différentiel au niveau du change [dollar contre bolivar] qui favorise cette corruption».

Ce type de déclarations, formulées par un général qui se revendique chaviste, doit être interprété comme un missile contre le gouvernement et démontre, en particulier, l’existence d’une sensibilité chaviste opposée à Maduro. Comme le souligne Denis, «il semble renaître un messianisme laïque qui pourrait canaliser un chavisme désespéré par la décomposition totale du gouvernement qui dit le représenter».

Cliver Alcala dit craindre une possible «explosion» qui serait suscitée par la pénurie alimentaire et par la corruption. Il estime que le départ de Maduro pourrait unifier le chavisme, ce qui montre qu’il reconnaît la division qui existe dans les rangs de ceux qui soutiennent le processus bolivarien.

Il y a deux faits qui semblent incontestables. L’un est que les militaires sont divisés: ils ne soutiennent pas tous le gouvernement, même si les dissidents ne sont pas nécessairement alignés avec l’opposition. Il en va de même avec une partie considérable des chavistes, comme on peut le constater dans la rue, dans les queues et dans les échanges avec des proches. Les chavistes critiques de l’actuel gouvernement ne veulent pas s’aligner sur un discours que met la faute de tout ce qui ne va pas sur la droite, les médias et l’impérialisme, un discours usé, qui prend de l’eau de partout.

C’est ainsi que surgit une troisième option entre le gouvernement et l’opposition, et qui cherche, selon les mots de Alcala, «une re-rencontre avec le chavisme». Ce courant semble avoir une pensée à moyen terme plutôt que conjoncturelle; il tente d’éviter que l’héritage de Chávez ne soit complètement gaspillé et que ses forces soient éparpillées en de multiples courants. Ce projet implique une prise de distance avec l’actuel gouvernement et, selon les déclarations du général, n’écarterait pas la déposition de Maduro.

Des explosions

Il est clair que depuis le «caracazo» de février 1989, il existe une possibilité que des explosions sociales se répètent au Venezuela. Cette semaine on a pu constater directement, à Barquisimeto [la capitale de l’Etat de Lara à quelque 350 km de Caracas, au sud-est], deux faits marquants. Une foule de personnes, en majorité des adultes âgés qui exigeaient de recevoir des provisions, s’est formée devant une coopérative qui distribue des aliments avec des prix régulés. Certaines personnes, que les membres de la coopérative ont identifiées comme étant des membres de l’opposition, incitaient au pillage. Dans les interminables queues qui se forment devant les magasins de l’association coopérative Cecosesola, il peut y avoir entre 5’000 et 10’000 personnes. Souvent, elles s’impatientent, soit à cause des longues attentes, soit parce que les «bachaqueros» (contrebandiers) se glissent dans les files. Quelqu’un a crié: «saqueo!» (pillage). Un homme costaud a alors empoigné la porte et a affirmé d’une voix très forte: «Il n’y aura pas de pillage». La foule a eu l’air soulagée. Néanmoins tous assurent que de petits pillages, qui ne sont pas mentionnés dans les médias, ont bien lieu, surtout dans les petits supermarchés de quartier.

Il est évident que l’opposition veut qu’il y ait des soulèvements populaires et les impulse. Mais il est également clair que la population ne la suit pas, au moins dans ce genre de méthodes. Un des héritages les plus importants du chavisme est qu’il a consolidé l’auto-estime et la politisation de secteurs populaires. Les gens savent de quoi il s’agit et semblent conscients du fait qu’il faut éviter des situations de violence pour ne pas ouvrir la porte à des développements qui ne leur seront pas favorables.

Denis a indiqué que le scénario syrien comme une issue possible. Il est évident que c’est le pire des scénarios pour les peuples de cette région du monde, mais peut-être l’un des plus appétissants pour les think-tanks du Commandement sud états-unien [le SOUTCOM, créé en 1947]. La chute du gouvernement serait juste un pas en direction de quelque chose de plus important: «Ce qui est certain, c’est que comme en Syrie, c’est le sang et le désespoir qui rendront impossible toute option de libération», souligne Denis.

Ce que ne dit pas la propagande officialiste est que l’empire est habitué (et c’est là dessus qu’il fonde son pouvoir) à négocier avec des autorités corrompues, mais qu’il ne peut pas faire grand-chose face à des multitudes décidées à faire valoir leurs droits. Les puissants, même «progressistes», «prendront leurs avions et leurs dollars expropriés aux fonds publics pour se rendre dans les appartements et les propriétés qu’ils ont déjà achetés en Europe et aux Etats-Unis. Mais les centaines de milliers de morts qui seront entraînées par la suite seront les nôtres». C’est bien ce qui est arrivé avec le dictateur Marco Pérez Jimenez [au pouvoir de 1952 à 1958], qui, après être déchu de son pouvoir en janvier 1958 suite à un soulèvement militaire et à une insurrection populaire, dut se réfugier aux Etats-Unis, puis en 1963 sera extrader au Venezuela [suite à des accusations de détournement de fonds durant sa période au pouvoir]; libéré en 1968, il trouvera asile dans l’Espagne de Franco.

Oui, nous le pouvons

«Mainenant j’ai découvert pourquoi les gens aiment faire les queues» explique un gamin à sa mère. Pendant qu’il attendait dans les files pour faire les courses il s’est fait des amis, il est entré en relation avec d’autres qui lui offraient des biscuits et des boissons, avec lesquels il a joué et passé un bon moment. Dans les queues on peut voir tous les jours des gestes émouvants de générosité.

Tout comme il existe de fortes tendances à la décomposition de la société, il en existe aussi d’autres, ancrées dans la solidarité, et qui vont en sens inverse, dans le sens d’un maintien de la cohésion sociale. Dans le Venezuela actuel on produit beaucoup d’aliments et certains, comme les légumes et les fruits, sont abondants. Les magasins de la Centrale coopérative des services sociaux de Lara (Etat de Lara) sont un bon exemple. Il suffit de passer quelques jours à parcourir les étals pour constater l’abondance de bananes, de papayes, de mangues, d’ananas et d’autres variétés de fruits tropicaux. Il ne manque pas non plus de tomates et des principaux légumes. Par contre les prix sont une autre question.

Un magasin dans un quartier de la «classe aisée» à Caracas (26 mai 2016)
Un magasin dans un quartier de la «classe aisée» à Caracas
(26 mai 2016)

C’est surtout dans le secteur des produits ayant des prix régulés qu’il y a des problèmes. En particulier en ce qui concerne la farine de maïs pour fabriquer des arepas (galettes qui constituent le repas national) et aussi les pâtes, le sucre, l’huile et en particulier le lait. On ne trouve plus ces biens aux prix régulés, mais on peut les trouver au marché parallèle à des prix 10 et parfois 50 fois supérieurs au prix officiel.

Un passage par les villages ruraux des états de Lara et de Trujillo permet de faire la connaissance de groupes de paysans qui cultivent et récoltent de grandes quantités de légumes. Ils affrontent de gros problèmes: le manque de semences, la pénurie de moyens, les énormes difficultés pour transporter les produits jusqu’aux marchés étant donné la pénurie de pneus (qu’on ne trouve qu’à prix abusifs) et le manque de pièces de rechange pour les voitures et les camions. En ville, il y a d’énormes queues de voitures pour acheter des batteries. Il s’agit de queues permanentes équivalentes en longueur à plusieurs pâtés de maisons. Les conducteurs dorment au volant en attendant de pouvoir se procurer ces batteries.

Il est vrai que le pays produit encore. Même si les queues consomment une énergie sociale considérable au détriment de la production. Les usines nationalisées produisent de moins en moins, beaucoup moins que lorsqu’elles se trouvaient en mains privées. C’est le cas par exemple des entreprises mexicaines comme la Siderurgica del Orinoco (Sidor), qui a été re-étatisée en 2008, suite à un long conflit syndical. A une époque elle est arrivée à produire 4.3 millions de tonnes d’acier, mais déjà en 2014 la production avait baissé à 1.3 millions, ce qui représente 29% de sa capacité productive.

Il est triste de constater que lorsque Sidor appartenait au groupe argentin Techint, l’entreprise produisait plus de 3.5 fois plus que lorsqu’elle a passé aux mains de l’Etat. Même le syndicat a reconnu qu’il y a des détournements de fonds, une pénurie de pièces détachées et de matières premières et qu’il n’existe pas d’audits. A tous les niveaux et d’une manière ou d’une autre, l’inefficience et la corruption se conjuguent pour que le pays arrive à cette extrémité.

Calamités et classes

Il suffit de parcourir la ville d’est en ouest et vice versa pour constater que toute la propagande officielle se dissout dans la dure réalité. Les riches vivent de mieux en mieux. Les pauvres continuent comme toujours, mais en faisant de très longues queues.

La zone a l’Est est élégante, avec de larges espaces verts et arborisés; dans ses avenues circulent des voitures neuves et on peut voir de nombreux bâtiments de construction récente. Mais ce qui attire le plus l’attention, c’est qu’en pleine crise et alors qu’il y a une pénurie de ciment, on continue de construire des centres commerciaux, des bâtiments et des hôtels de luxe. On retrouve ce même style urbain dans toutes les zones de la classe moyenne haute du continent.

La zone Ouest est tout à fait différente. Des rues poussiéreuses et des maisons précaires, un manque total d’éclairage public la nuit, des autos vieilles et délabrées et ainsi de suite, choses que nous connaissons également dans les autres villes latino-américaines. Les queues sont interminables – non seulement très longues mais permanentes – devant tous les magasins, à la recherche de n’importe quel produit. Dans les quartiers privilégiés, les queues sont quasi inexistantes.

Les «chavistes» mentionnés dans les Panama Papers symbolisent la «bolibourgeoisie»
Les «chavistes» mentionnés dans les Panama Papers symbolisent la «bolibourgeoisie»

Il est clair que la géographie urbaine cache des détails qu’il faut dévoiler. La classe moyenne traditionnelle est en chute libre et c’est un des secteurs les plus crispés contre le chavisme. Par railleurs il faut ajouter à l’ancienne élite une nouvelle, surgie du processus bolivarien, et qu’on a appelé la «bolibourgeoisie» (bourgeoisie bolivarienne).

Devant une telle situation et vu que la situation leur a été assez favorable ces dernières années, on peut se demander pourquoi les riches du Venezuela veulent renverser le chavisme. Il faut dire que parmi les anti-chavistes il y a des secteurs très divers, depuis les classes moyennes appauvries jusqu’aux anciennes et nouvelles mafias. La réponse est plus évidente si l’on prend en considération le fait que les grands pays occidentaux, avec les Etats-Unis à leur tête, veulent contrôler les réserves de pétrole les plus importantes du monde.

Mais la véritable réponse, celle qu’on ne peut pas énoncer à haute voix, a été donnée par un entrepreneur uruguayen qui a résidé pendant de longues années à Caracas: «Nous ne voulons pas que les nègres nous gouvernent» a-t-il expliqué d’une voix faible, ébauchant un sourire de quelqu’un qui veut expulser un crachat.

Lorsque les classes se dissimulent avec la couleur de la peau, le racisme doit faire un long détour pour esquiver les limites du politiquement correct. La fierté et la confiance en soi qu’ont acquis les secteurs populaires – deux facteurs qui ont augmenté depuis le Caracazo de 1989 ­– ont imprégné la société de son style bruyant et débraillé, rompant avec la monotonie des salles d’attente des aéroports. Ces manières qui constituent peut-être le meilleur héritage du chavisme, gênent et irritent les bonnes familles. (3 juin 2016)

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