Pauvreté et indigence. Et signification du premier Congrès du MNCI

Par C.-A. Udry, suivi d’un entretien par Prensa di Frente avec Diego Monton

Dans ce pays, l’Argentine, de quelque 40 millions d’habitants, les données statistiques sont l’enjeu de débats socio-politiques, avec parfois des camouflages scientifiques, à fonction politique. Comme partout dans le monde.

Nous n’insisterons pas trop, ici, sur les questions de méthodes statistiques. Mais certaines explications sont nécessaires pour saisir des biais. Par exemple, si une personne est au bénéfice d’un «plan social» (une assistance sociale), elle n’est pas considérée, statistiquement, comme sans emploi. Surtout si elle perçoit un plan de «chef·fe de famille». Elle est comptabilisée dans la catégorie du sous-emploi. En effet, elle est censée offrir une contre-prestation pour cette aide, dont la dimension clientélaire ne mérite pas de longs développements.

Ainsi à Posadas, capitale de la province de Missiones (nord-est du pays), l’IPEC (Institut provincial de statistique et de recensement) comptabilise au second trimestre 2008: 32,5% de personnes pauvres; avec 10,2% d’indigents, c’est-à-dire des personnes dont les revenus sont insuffisants pour parer à leurs besoins alimentaires. Mais le taux de chômage se cale à hauteur de 2,2% !

Le fossé entre ces chiffres et le «vécu» de la population est de dimension tectonique, une sorte de fossé de la mer Rouge. En effet, le Centre des employés des services de la province évalue à 50% de la population active le nombre de chômeurs et chômeuses; une catégorie et une réalité sociales qui renvoient à la pauvreté et à l’indigence.

Ce fossé entre les données statistiques et le «ressenti», le vécu quotidien des personnes, diffère selon les régions d’un pays; cela va de soi. Les moyennes nationales, dans des pays comme l’Argentine ou le Brésil, donnent un premier aperçu, mais sont trompeuses, plus ou moins.

Les chiffres et le «vécu»

Selon l’Indec (Instituto Nacional des Estadisticas y Censo) argentin, lors du premier semestre de 2009, les provinces les plus frappées par la pauvreté – à l’exception du Chaco où «la pauvreté est plus pauvre» et où la dénutrition est terrifiante – sont: Missiones: 43,6% de la population; Santiago del Estero: 45,9%; Formosa: 45,9%; Jujuy: 44,3%; Salta: 43,6% et Tucuman: 41,4%. Il y a une congruence entre ces chiffres et la moyenne calculée par le même institut pour le premier semestre 2009: 31,8% frappés par la pauvreté et 11,7% par l’indigence, soit respectivement: 12,7 millions et 4,7 millions de personnes.

De plus, se pose une question sociale, à «masque» statistique: il est possible d’avoir une croissance du salaire relevé dans le secteur dit formel et une stagnation ou décroissance dans le secteur informel. Le premier est lié au secteur informel par de nombreux liens: sous-traitance productive en cascade, distribution en étoile, etc. Il n’y a pas de dualisme effectif, il y a un continuum.

Cela n’est pas neutre. Quand les prix des biens alimentaires augmentent et lorsque l’on sait que les dépenses «énergétiques» pour les travailleurs et travailleuses du secteur informel sont, très souvent, supérieures, les besoins alimentaires ne sont pas identiques. Nous laissons de côté, bien que cela soit important en termes de santé publique, la dimension qualitative de cette alimentation, socialement discriminée.

Ces données sur la pauvreté font référence à une famille (un ménage) subissant les conditions suivantes: par chambre (pièce) se trouvent plus de trois personnes; le logement est précaire et manque d’installations sanitaires adéquates; il y a un enfant entre 6 et 12 ans qui ne va pas ou n’a pas été à l’école; le/la cheffe de ménage (de famille) n’a suivi que deux ans l’école primaire et le salaire ne suffit pas à acheter tous les éléments inclus dans la Canasta basica familiale (le total des produits du panier de base de la ménagère). A partir du revenu est déterminée la capacité de pourvoir à l’obtention des biens et des services. Il y a donc une Canasta basica alimentaire (CBA) et une Canasta basica total (CBT).

La ligne fixant l’indigence renvoie à l’incapacité pour des ménages (les unités «familiales») de faire face, étant donné l’insuffisance de leur revenu, à la CBA. Cette dernière est censée être en lien avec les habitudes (standards historiques) de consommation de la population. Et plus seulement à partir de normes en termes de quantité de calories et de protéines. Les photographies de nombreuses personnes du Chaco démontrent leur état alarmant de dénutrition.

Des «progrès» et passer à côté de «la» question

Des progrès – selon une enquête du Conicet (Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas ) – ont été réalisés à partir d’une «aide universelle pour enfant» (AUH). Elle fonctionne comme filet de sécurité empêchant une chute dans les tréfonds de l’enfer de la paupérisation absolue à des secteurs d’indigents.

Elle doit inclure 3’677’409 enfants qui font partie de 1’920’072 familles; au début 2010: 3,3 millions de jeunes de moins de 18 ans étaient incorporés dans ce programme (Pagina 12, 8 avril 2010). En juillet 2010, le nombre de jeunes semble avoir passé la limite des 3,4 millions.

Toutefois, les résultats de cette étude sont soumis à diverses interrogations que nous n’avons pu examiner dans le détail. Néanmoins, les dernières données disponibles indiquent  que la CBA, qui joue un rôle clé pour la fixation de la «ligne de l’indigence», a augmenté sur 12 mois (août 2009-août 2010) de 20,3% et de 13,2% sur les huit premiers mois. La CBT de 15,7% et de 101% sur les 8 premiers mois. C’est-à-dire des taux d’augmentation supérieurs à l’indice général des prix. Cela devrait modifier quelque peu les «résultats très positifs» mentionnés ci-dessus.

En outre, la scolarisation des enfants est largement inférieure aux projections données (2 millions, contre 3,5 projetés). A cela s’ajoute le retrait de l’AUH aux parents qui scolarisent leurs enfants dans un «établissement privé», ce qui pose des problèmes dans des régions étant donné la «paupérisation» du secteur scolaire élémentaire public: en termes d’offres, de jours effectifs d’école, etc. De fait, surgit avec force la thématique d’une scolarisation publique élémentaire en quantité et en qualité. La dite dimension universelle de l’AUH, comme un droit, débouche dans son application concrète de même sur l’exclusion de groupes: tels les travailleurs saisonniers, les travailleurs informels qui ont une micro-entreprise ayant un «salarié», etc.

Dans ce genre de système et selon la gestion propre à ce type de régime politique, une dynamique va s’imposer: chercher les «abuseurs» et non pas résoudre concrètement l’universalité des droits à partir de critères définis et débattus publiquement avec les premiers intéressés.

En outre, ces politiques servent à ne pas aborder des questions de fond: quelle est l’origine substantielle de la pauvreté et de l’indigence ? En quoi un régime de propriété privatisée et concentrée – de la terre, d’une partie stratégique de la distribution et de la production de biens durables (ou de la non-production et donc de l’importation concentrée aussi dans peu de mains) – participe-t-il directement à la mal-distribution de la richesse produite ? En quoi le modèle dudit développement du pays est-il dicté par la conjonction entre une minorité capitaliste et les choix rentables de transnationales diverses, avec l’appui de l’intermédiation des structures financières et bancaires ? En quoi pauvreté et indigence ne peuvent être séparées de l’exploitation ?

Bouleversement et luttes

A cela s’ajoute – et c’est ce qui ressort de l’entretien avec Diego Morton – une mutation profonde, massive du «modèle agraire» avec un déplacement croissant de la frontière agricole et une concentration encore plus forte du contrôle des terres. Tout cela stimulé par la culture d’organismes génétiquement modifiés (soja, avant tout), articulée à des options de divers acteurs: depuis Cargill, Monsanto, Syngenta jusqu’à des fonds d’investissements visant les terres agricoles ou d’élevage (famille Benetton, par exemple) et des très grands propriétaires et investisseurs argentins, qui peuvent être en joint-venture avec un groupe financier ou d’agro-business impérialiste.

Les petits paysans – souvent issus, au Nord, de populations «indigènes» [1] – sont encerclés, sous toutes les formes et sens que ce verbe peut avoir, mais ils ont encore un rôle important, que certains veulent taire, comme au Brésil. Leur lutte touche toutes les questions: celles de la propriété, de la socialisation du travail, de la faim, de la pauvreté, de l’indigence et de la «souveraineté alimentaire». C.-A. Udry

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Entretien avec Diego Monton

En cette fin de semaine (11 septembre 2010) s’est déroulé dans la localité de Esteban Echeverria, dans la province de Buenos Aires, le premier Congrès du Mouvement National Paysan Indigène (MNCI), une organisation réunissant des mouvements de travailleurs et de petits producteurs ruraux de plusieurs provinces argentines.

Le MNCI représente des milliers de familles qui luttent pour une réforme agraire intégrale et une souveraineté alimentaire. Le MNCI est associé à des mouvements similaire à niveau du continent (la Confédération Latino-américaine d’Organisations paysannes) et du monde ( Via Campesina).

Comment s’est déroulé ce premier Congrès ?

Nous sommes très contents. Le Congrès a réussi au-delà même de nos attentes. Quelque 1500 camarades y ont participé, et la manifestation s’est déroulée avec beaucoup d’esprit et d’enthousiasme. Nous avons pu constater qu’il représentait la synthèse d’un processus de sept années de construction, dont l’aboutissement constitue une véritable célébration.

Des camarades de plusieurs organisations paysannes avoisinantes avec lesquelles nous avons développé des activités parallèles au Congrès y ont également participé. Nous pensons qu’il est décisif de construire et d’impulser graduellement des points de convergence pour déboucher sur une nouvelle proposition de modèles productifs et organisationnels.

Dans le contexte actuel, comment se situe le MNCI par rapport aux propositions de production des entités agricoles et de la Mesa de enlace [organisme réunissant les 4 principales corporations agricoles] ?

La Mesa de enlace est la principale alliée stratégique des transnationales, et fait donc parti de nos ennemis; il n’y a pas de point de dialogue avec eux. Leur proposition va dans le sens de la mitigation, d’une «mise à mort plus douce», de la vie paysanne et indigène. Parfois ils le font de manière concrète et violente, parfois en passant par les médias et les universités, par exemple, qui nous rendent invisibles…

Le modèle agricole qu’ils proposent est celui imposé par les transnationales et son objectif est profit. La vie ne vient qu’en deuxième position, et on sacrifie tout ce qu’il faut sacrifier. Le principal obstacle et opposant à ce projet est la Via Campesina, le mouvement international de paysans.

Quel modèle propose votre organisation ?

Le modèle productif que nous défendons propose d’inverser les valeurs. Pour nous, la production d’aliments, la terre et les ressources naturelles ne sont pas des marchandises. Le modèle qui a soutenu depuis des milliers d’années les peuples indigènes considère la nature non pas comme un rival qu’il faut affronter, mais comme une partie de nous-mêmes. Nous faisons partie de la nature et c’est la raison pour laquelle le principal objectif de ce modèle doit être social.

Aujourd’hui on a avancé dans l’agroécologie et les méthodes de production d’aliments agricoles. Nous faisons appel à l’équilibre de la nature et nous proposons de produire et de travailler la terre sans produits agrochimiques ni agro-toxiques, nous préconisons la diversité plutôt que la monoculture. Par ailleurs il y a un point central, et c’est la commercialisation. Nous travaillons beaucoup au développement des marchés locaux et des échanges. Notre objectif est que les aliments parviennent à ceux qui en ont besoin à des prix justes.

Cela nous différencie totalement de l’agriculture commerciale: celle-ci accorde la priorité aux profits. Nous cherchons une stratégie pour surmonter le schéma de commercialisation des aliments qui se concentre actuellement dans les transnationales. Nous misons sur la construction d’un marché comme lieu de rencontre entre les producteurs et les consommateurs, pour que l’échange soit juste et que ce ne soit pas le commerce qui domine. Pour cela nous faisons appel à l’organisation populaire.

Quels rapports sont prévus avec les organisations sociales urbaines ?

Nous savons qu’actuellement seul un 7% de la population est rurale en Argentine. Cela n’aurait donc pas de sens de parler d’une réforme agraire ou de souveraineté alimentaire sans impliquer la population des villes, sans parler des migrations, qui se sont multipliées au cours des dernières années. Une réforme de ce type doit considérer le retour dans les campagnes.

Le néolibéralisme a stipulé que la lutte contre la faim passait par l’Organisation Mondiale du Commerce, où il a été décidé que le problème de la faim allait être résolu avec l’agriculture industrielle. Aujourd’hui, aux côtés d’organisations de pêcheurs artisanaux et d’autres groupes qui commencent à s’organiser, nous sommes en train de contester ce concept, notamment en participant au Dialogue National pour la Réforme Agraire, la Souveraineté Alimentaire et le Développement Rural. Nous nous battons pour contester la place des techniciens et des bureaucrates, nous voulons la deprivatisation de la FAO pour que ce débat parte à nouveau depuis une vision réelle.

Qu’est-ce que la mobilisation du mardi 14 ?

La mobilisation de mardi 14 septembre 2010 a pour principal objectif la possibilité de donner une plus grande visibilité au Congrès. En même temps, elle tente d’étendre une instance de dialogue avec d’autres organisations et avec le reste de la société. Nous avons invité tous ceux qui partagent notre combat à se joindre à cette mobilisation.

La rue est le lieu où nous nous sentons le plus à l’aise, et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’y terminer le congrès, en soutenant nos principaux mots d’ordre, tels que « Nous sommes la terre pour nourrir les peuples », que nous souhaitons partager. En outre, on a eu l’idée de lire les principales conclusions que le congrès nous a permis de mettre en commun ces jours passés.

Nous nous trouvons dans une phase où le capital financier – qui est en train de vivre un moment de crise – cherche à se réfugier dans les ressources naturelles, en achetant massivement de la terre, en misant sur les mines, etc. Nous pensons que ce processus va se poursuivre et que la lutte pour le territoire va s’approfondir. C’est pour cette raison que nous cherchons à consolider, à étendre et à approfondir nos alliances, aussi bien rurales que urbaines, avec l’idée que ce processus va également se répercuter dans les villes. Nous devons pouvoir empêcher cette attaque et retourner le processus, et pour cela il faut qu’on continue à s’organiser. (Traduction de A l’Encontre)

* Prensa de Frente est une publication qui fait partie d’un « Collectif de médias de contre-information » en Argentine. Prensa de Frente a conduit cet entretien avec un des dirigeant du MNCI (Mouvement national paysan indigène)

1. Les massacres des «indigènes» du Nord au Sud de l’Argentine ont été longtemps ignorés. Actuellement diverses études existent, entre autres sur les massacres en Patagonie. Une région dans laquelle une terrible répression anti-ouvrière (oubliée de même) s’est opérée au début des années 1920.

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