Nicaragua. Des silences qui tuent

Marche, dans la ville de Léon, le 23 juillet, de solidarité avec la dirigeante Irlanda Jerez, arrêtée depuis une semaine.

Par Raúl Zibechi

Sans éthique, la gauche n’est rien. Le programme, les discours, les intentions mêmes n’ont aucune valeur s’ils ne reposent pas sur un engagement avec la vérité, le respect illimité des décisions explicites ou implicites des secteurs populaires qu’elle prétend représenter.

En cette période où tous les dirigeants de gauche ont la bouche pleine de références aux valeurs, il est significatif de constater que cela ne dépasse pas le discours. L’éthique est mise à l’épreuve uniquement lorsque nous avons quelque chose à perdre. Tout le reste n’est que rhétorique. Parler d’éthique ou de valeurs lorsqu’il n’y a pas de risques, matériels ou symboliques, est un exercice creux.

Nous nous souvenons tous du geste du Che, en Bolivie, lorsqu’il préféra revenir sur ses pas, sur le lieu du combat, pour prendre soin d’un compagnon blessé plutôt que se mettre à l’abri des balles ennemies. Il savait bien que, par cette action, il pourrait perdre la vie. Elle n’avait aucun sens, mais débordait d’éthique.

Nous faisons face à la deuxième possibilité que la gauche latino-américaine se rachète de toutes ses «erreurs» (entre guillemets, car on abuse de ce terme pour dissimuler des fautes plus sérieuses), condamnant le massacre perpétré en ce moment par Daniel Ortega et Rosario Murillo contre leur propre peuple. La deuxième, car la première s’est déroulée il y a vingt ans, au moment du dépôt d’une plainte de Zoilamérica Narváez, la belle-fille d’Ortega, dénonçant les agressions sexuelles de son beau-père [1].

L’actuel silence des principales figures de la gauche politique de la région et de la gauche intellectuelle parle de lui-même. Un dévoiement éthique qui annonce les pires résultats politiques.

Rendre l’impérialisme responsable de ses propres crimes est chose absurde. Staline justifia l’assassinat de ses principaux camarades car, affirmait-il, ils faisaient le jeu de la droite et de l’impérialisme. Trotski fut lâchement assassiné en 1940, au moment où ses discours ne menaçaient aucunement le pouvoir de Staline, qui jouissait alors de la bienveillance des élites mondiales pour contenir le nazisme. Quel enthousiasme peut susciter auprès de la jeunesse une politique qui enferme dans ses placards un nombre incalculable de cadavres et de mensonges?

Comment José Mujica [ex-Tupamaros et dirigeant du Fente Amplio d’Uruguay, président de la République entre 2010 et 2015] a-t-il pu garder le silence pendant autant de mois – alors qu’au Nicaragua des centaines de jeunes mourraient et suite à la lettre ouverte que lui a adressée [le 19 juin le poète et militant] Ernesto Cardenal – avant de prononcer, enfin, quelque critique contre Ortega?

Comment certains intellectuels latino-américains de premier plan peuvent-ils justifier le massacre avec des arguments insoutenables ou par un silence qui fait d’eux des coupables? Comment peuvent-ils exiger la libération de Lula [dirigeant du Parti destravailleurs] sans se retourner contre le gouvernement du Nicaragua?

En cette période si noire pour la gauche – semblable à celle des procès de Moscou, lorsque fut liquidé tout vestige de liberté en Union soviétique –, il faut gratter jusqu’au fond pour trouver des explications. A mon avis, la gauche est passée d’une force sociale et politique qui luttait pour changer la société à se dessécher au point de devenir à peine un projet de pouvoir [de gouvernement]. Non plus le «pouvoir pour», plutôt le pouvoir nu, celui des rapports qui assurent une existence agréable à la camarilla qui le détient.

C’est à travers la lutte pour le pouvoir et la défense de ce dernier que la gauche s’est mise à mimer la droite. La lutte contre le néolibéralisme sert aujourd’hui d’excuse pour ne pas ouvrir de brèches dans le camp de la gauche, avec la même légèreté que l’on se dissimulait hier derrière la défense de l’URSS ou de tout projet révolutionnaire.

Peu nombreux sont ceux qui peuvent croire qu’il y avait entre 1937 et 1938 un million et demi de Russes alliés aux puissances occidentales (tous membres du parti), soit le chiffre des condamnés lors des grandes purges de Staline. Sur ce nombre, 700’000 furent exécutés et le restant condamnés aux camps de travail forcé. Si c’est là le prix à payer pour le socialisme, il vaudrait mieux y réfléchir à deux fois.

Nous nous trouvons dans une période similaire. Les progressismes et les gauches détournent le regard lorsqu’Evo Morales décide de ne pas respecter les résultats d’un référendum, qu’il avait convoqué, car la majorité absolue a décidé qu’il ne pouvait se présenter à de nouvelles élections [2] le 21 février 2016, 51,5% des votants votent Non à un référendum constitutionnel autorisant Evo Morales à se présenter pour un quatrième mandat, en 2019. [En novembre 2017, la Cour constitutionnelle invalide le résultat au motif que la campagne du «non» était diffamatoire, donc illégale…] Ils ne veulent pas accepter le fait que Rafael Correa est coupable de tentative d’enlèvement dans l’affaire de Fernando Balda, exécuté par les services de sécurité créés par son gouvernement et supervisés par le président [3]. La liste est bien longue, elle comprend le gouvernement de Nicolás Maduro et celui d’Ortega, entre autres.

Le plus triste dans tout cela, c’est que l’histoire semble ne rien signifier, dès lors que l’on ne tire pas de leçons des horreurs du passé. Cette histoire retombera sur nos têtes un jour et les enfants des victimes, ainsi que nos propres enfants, nous demanderons des comptes, de la même manière que le font les jeunes allemands vis-à-vis de ce que leurs grands-parents firent ou laissèrent faire sous le nazisme, protégés par une ignorance impossible des faits.

Il sera tard. Ce sont les moments vifs de l’existence qui moulent les attitudes et définissent ce que nous sommes. Nous sommes dans un tel moment, qui marquera l’avenir, ou la tombe, d’une attitude de vie que nous définissons depuis deux siècles comme de gauche. (Article publié le 20 juillet 2018 sur le site uruguayen Brecha; traduction A L’Encontre)

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[1] Narváez est la fille d’un premier mariage de Rosario Murillo. En mars 1998, elle porta plainte contre Ortega, alors député du FSLN à l’assemblée nationale. A la suite d’une longue procédure, la plainte a été classée en 2001 pour «prescription». Les lecteurs et lectrices peuvent avoir accès à un entretien remarquable – en espagnol – sur la situation présente au Nicaragua donné par Zoilamérica Narváez, en date du 1er mai 2018, en visionnant la vidéo au bas des notes (Réd. A l’Encontre)

[2] Le 21 février 2016, 51,5% des votants votent Non à un référendum constitutionnel autorisant Evo Morales à se présenter pour un quatrième mandat, en 2019. En novembre 2017, la Cour constitutionnelle invalide le résultat au motif que la campagne du «non» était diffamatoire, donc illégale… (Réd A l’Encontre)

[3] Rafael Correa, président de la République d’Equateur, de janvier 2007 à mais 2017. Il vit actuellement en Belgique. Deux affaires judiciaires le poursuivent. L’une pour «corruption présumée» liée à des contrats avec des firmes de Thaïlande et de Chine; l’autre à propos de la tentative d’enlèvement, en 2012, d’un député d’opposition, Fernando Balda. Ce dernier avait fui en Colombie où des services équatoriens ont tenté de l’enlever. En juillet 2018, un mandat d’arrêt européen est émis contre Correa. (Réd. A l’Encontre)

 

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