Mexique. L’évasion de El Chapo. La crise de l’Etat. Le trou noir de Peña Nieto

ElChapoPar Manuel Aguilar Mora

Joaquin Guzman Loera, dit El Chapo, considéré comme un des plus grands narco-trafiquants de la planète s’est évadé, il y a 13 jours, de manière hollywoodienne de sa cellule de prison. Le trou noir dans lequel il a disparu a été diffusé à échelle planétaire par tous les grands médias. Ce trou noir est aussi le symbole même de l’humiliation que le plus dangereux et notoire délinquant du continent américain a infligé à l’Etat mexicain. C’était également une humiliation particulièrement bouffonne infligée au président Peña Nieto qui, il y a une année et demie, à l’occasion de la deuxième détention de El Chapo, avait déclaré fièrement qu’une «deuxième évasion serait vraiment plus que lamentable, elle serait impardonnable». El Chapo avait été écroué dans la prison de l’Altiplano, réputée la plus sûre du Mexique. A l’époque, le procureur de la République Murillo Karam, qui s’était «épuisé» dans l’investigation de la disparition des 43 normaliens de Ayotzinapa, avait répondu ainsi aux demandes d’extradition adressées par Washington au gouvernement mexicain: «Il ira aux Etats-Unis quand je le déciderai. El Chapo doit rester ici pour purger sa peine, ensuite – soit dans 300 à 400 ans, je procéderai à son extradition». Comme on le sait, El Chapo n’est resté en prison que pendant une année et demie.

Cette nuit du 11 juillet Peña Nieto décollait en direction de Paris, avec un cortège de plusieurs centaines de personnes, dont moitié de son cabinet de secrétaires d’Etat, y compris – de manière quelque peu insouciante – le chef de la sécurité nationale. Le président venait participer en tant qu’invité d’honneur aux festivités du 14 juillet du gouvernement français. C’est justement à ce moment que, dans l’altiplano de Almoloya de Juarez, El Chapo soulevait la chape de ciment du sol de sa douche et s’introduisait dans le trou noir du tunnel d’un kilomètre et demi de long qui allait le conduire à un autre trou noir et à sa liberté. C’est ainsi au cours de son vol au-dessus de l’Atlantique que le président Peña a appris l’évasion, ce qui l’a mis devant un choix difficile: rentrer immédiatement au Mexique pour affronter la crise ou poursuivre son voyage à Paris pour ne pas laisser tomber le président français qui l’avait invité. Il a finalement opté pour la deuxième solution ce qui lui a valu un approfondissement catastrophique de la crise gouvernementale. Il a reçu une avalanche de critiques, de railleries et d’insultes de la part de millions de Mexicains, y compris des secteurs bourgeois qui étaient en général favorables à son administration et qui ont estimé que cette décision était l’incarnation même de la sensibilité politique nulle caractéristique d’un président qui flotte dans les nuages.

Les adjectifs qui se sont accumulés pour définir la situation actuelle du gouvernement de Peña Nieto [voir sur ce thème l’article de Manuel Aguilar Mora publié sur ce site en date du 26 juin 2015] avaient un commun dénominateur, répété à satiété: la corruption et encore la corruption. Un exemple typique du genre de déclarations qui ont inondé les médias et les réseaux sociaux est le commentaire de Raul Vera, évêque de Saltillo, Coahuila, qui a déclaré: «Je pense que nous devrions élever un monument au Chapo Guzman, car d’un trait de plume et de manière tout à fait transparente il a révélé la dimension de la corruption de l’Etat mexicain.» (La Jornada, 13 juillet 2015). Le flux des explications de la situation vulnérable et détériorée de la structure gouvernementale mexicaine va dans le même sens, attribuant pratiquement à des gènes de corruption la condition des Mexicains. Peña Nieto a expliqué à plusieurs reprises qu’il s’agissait là d’un «trait culturel» que l’histoire mexicaine traîne avec elle depuis des siècles. Il arrive que les commentateurs expriment des opinions apocalyptiques: «soit nous nous sauvons en luttant contre la corruption, soit nous finirons par nous entre-dévorer». (Mauricio Merino, in El Universal, 14 juillet 2015). Rares sont ceux qui parviennent à se hisser au-dessus des questions personnelles et qui cherchent dans les rapports sociaux les conséquences de ces comportements, insérés dans le tissu même de la société capitaliste et ses structures politiques répressives et antidémocratiques.

De la cellule de prison à la sortie…
De la cellule de prison à la sortie…

Il n’est pas besoin de faire des enquêtes pour démontrer que la très grande majorité des Mexicains et des Mexicaines pense que El Chapo a acheté son évasion aux autorités, et qu’au-delà des trois ou quatre ou sept gardiens de la prison – qui ont déjà été inculpés et qui vont sûrement y séjourner en tant que prisonniers – des fonctionnaires haut placés au niveau gouvernemental sont impliqués. On sait, par exemple, que les ingénieurs qui ont construit le tunnel ont pu consulter les plans de la prison pour mener à bien leur ouvrage aussi parfaitement. C’est ce qui leur a permis d’obtenir que le tunnel débouche exactement dans le coin de la cellule où se trouvait la douche. Or, ces plans n’ont pu être obtenus que par l’intermédiaire de fonctionnaires très haut placés. Par ailleurs, il est impossible de construire secrètement pendant des mois un tunnel dans une prison de haute sécurité, dotée de senseurs qui alertent immédiatement s’ils enregistrent des excavations dans leur périmètre. Tout cela a eu un prix. Même si les chiffres divergent, les montants sont certainement importants, payés en dollars et non en pesos mexicains.

J’ai rappelé plus haut que le gouvernement Peña avait refusé d’extrader El Chapo aux Etats-Unis. Les arguments arrogants mis en avant à l’époque devraient aujourd’hui faire rougir beaucoup de fonctionnaires. L’homme qui a réussi à introduire aux Etats-Unis deux tonnes de cocaïne et 10’000 tonnes de marijuana par mois en passant par plus de soixante tunnels construits le long de la frontière de 3’000 kilomètres entre les deux pays est un des «ennemis publics» les plus importants pour la DEA (Drug Enforcement Administration), la CIA et le FBI. Ils le voulaient évidemment dans leurs propres prisons, d’autant qu’ils doutaient de l’efficacité et de la capacité des prisons du Mexique – y compris celles de «haute sécurité » – de le détenir de manière sûre. Et ils n’avaient pas tort.

El Chapo est très au courant de ce qui se mijote dans les hautes sphères politiques de la bourgeoisie mexicaine et de leur Etat. C’est une des raisons pour lesquelles ils ont refusé de l’extrader à Washington était justement que beaucoup de politiciens du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) et du PAN (Parti Action nationale, au pouvoir de 2000 à 2012) voulaient éviter qu’on parle de tout cela de l’autre côté de la frontière. Actuellement la tête de El Chapo a un prix très élevé. Le gouvernement de Obama a offert 20 millions de dollars, ce qui fait que beaucoup d’autres «acteurs» cherchent à lui mettre le grappin dessus. Depuis son évasion El Chapo risque d’être dénoncé à la moindre erreur. C’est une véritable chasse à l’homme qui pourrait aboutir à une nouvelle détention, mais aussi à son exécution étant donné la taille de l’affront qu’il a fait à l’Etat et l’intérêt qu’a celui-ci de l’éliminer une fois pour toutes.

Des analystes perspicaces sont plus réalistes et ils cherchent des explications dans le contexte matériel de la société mexicaine actuelle. L’économie mexicaine est une des plus ouvertes, sinon la plus ouverte, du monde: le Mexique est le pays qui a signé le plus de traités de libre-échange. Cette situation a signifié, depuis la signature du Traité de Libre commerce avec les Etat-Unis et le Canada en 1994, la destruction de l’agriculture mexicaine, la subordination totale du marché intérieur aux mécanismes du commerce extérieur, l’emprise de la plupart par des banques étrangères (états-uniennes, espagnoles, anglaises), la transformation de l’industrie nationale en une industrie de maquilas (assemblage), dont l’exemple le plus flagrant est l’ «industrie» la plus importante du pays: celle des automobiles. Une industrie de «maquilas» complètement orientée sur le marché extérieur. Les « réformes structurelles » de troisième génération ont conduit le gouvernement de Peña Nieto à ses décisions les plus aberrantes: on a déjà offert, dès décembre 2013, aux transnationales les industries énergétiques clé nationalisées, sans grand succès, comme on a pu le constater ces jours à l’occasion du premier round d’appels d’offres dans le secteur pétrolier. [Ce qui oblige le gouvernement mexicain, dans un contexte de chute du brut, d’assouplir encore plus ses appels d’offres pour les 14 blocs pétroliers. Dès lors, chaque compagnie peut prétendre à un plus grand nombre de blocs. Pemex, la compagnie nationale qui fournit des recettes fiscales importantes à l’Etat, ne cesse d’abaisser sa production depuis 2004 : de 3,4 millions de barils/jours à 2,3 m/j au premier trimestre 2015].

Dans le contexte difficile d’une économie directement frappée par la baisse des prix du pétrole et la stagnation économique croissante qui dure depuis plus de deux décennies, il n’est pas extravagant de penser qu’une réactivation pourrait passer par le narcotrafic. Il faut dire que le grand pays voisin a un marché vorace qui peut rapporter annuellement 20’000 millions de dollars (2 milliards). El Chapo, qui d’après la revue Forbes est un des cent hommes les plus riches de la planète, ne pourrait-il pas être le facteur d’une telle réactivation? Ses dons d’organisateur s’étaient déjà aiguisés en prison, mais en liberté sa compétence de grand capitaliste de l’industrie de la drogue pourrait se déployer pleinement. Ces idées ne sont pas de pures spéculations, elles sont mises en avant pas des analystes sérieux et connaisseurs. (Voir la colonne «Dinero» de Enrique Galan Ochoa dans La Jornada, 14.7.2015).

La très grande majorité des commentateurs des grands médias ne tiennent pas suffisamment compte du fait que la cause fondamentale de l’existence de El Chapo et de centaines et de milliers de personnages moins célèbres que lui, mais insérés dans les mêmes activités de la délinquance organisée découle de la dévastation sociale, profondément enracinée, régnant au Mexique. La situation de misère dans laquelle se trouve la majorité de la population, le chômage massif qui fait que des millions de jeunes ne peuvent ni étudier ni travailler (les tristement célèbres «ni-ni») a entraîné la montée massive de la délinquance qui s’est installée dans de larges secteurs de la société. La concentration exacerbée des revenus entraîne une inégalité sociale extrême et le surgissement d’un pouvoir capitaliste surdétermine complètement un Etat qui a glissé de manière accélérée dans le cours néolibéral des dérégulations, des privatisations, des attaques contre les conquêtes sociales et qui utilisent de plus en plus des mesures répressives policières et militaires.

Dans une enquête économique qui donne la chair de poule, Gerardo Esquivel a montré, avec des chiffres dévastateurs le degré impressionnant qu’atteint actuellement l’inégalité et le déséquilibre socio-économique au Mexique. Le 1% de la population contrôle le 21% du revenu national et 10% contrôlent 69% de la richesse. Au cours des deux dernières décennies, le revenu per capita moyen de la population a augmenté de 1%, mais la fortune des six personnages les plus riches du pays s’est multipliée par cinq. En 1996, la richesse de ces 6 hommes était de 26’000 millions de dollars, aujourd’hui elle se monte à 142’000 millions de dollars. En 2002, la fortune des 4 hommes les plus riches du Mexique – Carlos Slim (América Movil, TelMex, etc), German Larrea (Grupo México – mines, Cananea etc.), Alberto Bailleres (Grupo Peñoles – mines, métallurgie…) et Ricardo Salinas Pliego (TV Azteca, Elektra, Banque Azteca) – équivalait au 2% du PIB; actuellement elle atteint les 9% du PIB. (El Informe de Esquivel – www.nexos.com.mx/?p=25322).

L’évasion de El Chapo a eu lieu à peine cinq semaines après les élections du 7 juin passé. Pour les écrivains, les journalistes et les porte-parole de tout genre au service du régime, ce jour-là marquait: une «grande victoire pour la démocratie nationale»; «enfin de bonnes nouvelles du Mexique, pour que le monde puisse apprécier un autre visage du pays»; «on laisse la nuit derrière nous». Tlatlaya, Ayotzinapa, la «Casa Blanca» [la maison somptueuse construite «par l’épouse» du président], tous cs scandales semblaient devoir s’estomper. Les fraudes, les chicaneries, le scandaleux gaspillage de centaines de millions de pesos des partis au gouvernement paraissaient peu de chose devant des élections auxquelles ont participé des millions de personnes et dans lesquelles l’énorme abstentionnisme électoral habituel avait diminué de quelques dixièmes. Aujourd’hui, personne ne se souvient plus de ces élections et beaucoup de gens doivent reconnaître que la démocratie ne peut pas prospérer au sein de la corruption rampante et de l’inégalité abyssale régnante.

La crise de l’évasion de El Chapo semble être un pas de plus vers le précipice pour un gouvernement qui est déjà épuisé au milieu de son mandat de six ans. Qu’arrivera-t-il maintenant? Il y aura bien sûr des changements dans le cabinet, on va maquiller en urgence un président qui est une étoile noire, éteinte, dont la maladresse est devenue un sérieux problème pour la clique des puissants qui l’entoure et qui détermine sa politique, et dont les membres ne peuvent qu’être inquiets devant les problèmes qui s’amoncellent et devant l’incapacité gouvernementale à domestiquer des enseignants qui résistent à être les victimes passives d’une «réforme de l’éducation» sont l’objectif avoué par les patrons de Mexicanos Primero [l’initiative pour la «réforme de l’éducation»] est de licencier des centaines de milliers d’entre eux.

L’incompétence et la superficialité des plus hauts représentants gouvernementaux tels que le secrétaire d’Etat, la procureure de la République, le chef de l’équipe de sécurité nationale a été très claire. «Les fonctionnaires mexicains les plus importants depuis la charge de procureur de la Justice jusqu’à celle de la Sécurité nationale sont devant un trou et nous invitent à le voir. On pourra lire à l’entrée: Dans ce trou gît la réputation d’un gouvernement». (Carlos Puig, Milenio,13 juillet 2015).

Les trous noirs du tunnel de El Chapo sont déjà les symboles qui resteront comme l’expression de la corruption et du scandale qui affecte les institutions étatiques, gouvernementales, juridiques et policières et, last but not least, militaires. Les scandales récurrents sont de plus en plus fréquents. Il y a une année à Tlatlaya et dans deux mois, le 26 septembre, on va célébrer le premier anniversaire de l’autre scandale majeur qui a eu lieu lors le massacre de six personnes, dont trois étudiants, et la disparition d’autres 43 étudiants d’Ayotzinapa pendant la nuit de Iguala. C’est ce que Karl Marx définissait comme étant «le scandale d’Etat». Le scandale étatique qui est substantiel à la politique bourgeoise et que le Capital considère hypocritement comme étant dû à autrui, comme typique des «politiques», mais sans lesquels le capitalisme n’est pas possible. Les paroles de Marx continuent à être aussi d’actualité aujourd’hui qu’il y a 150 ans lorsqu’elles ont été écrites au sujet de la guerre civile en France.

L’Etat, qui en apparence se trouvait au-dessus de la société, était en réalité le plus scandaleux de ses scandales, et, en même temps, la matrice de toute sa putréfaction. (Traduction A l’Encontre)

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