Mexique. «Le Jeudi noir de Culiacan» et la crise du gouvernement d’AMLO

Des blindés devant la prison de Culiacán… après le «jeudi noir»

Par Manel Aguilar Mora

Le 17 octobre, le «jeudi noir de Culiacán» [capitale de l’Etat de Sinaloa où s’est déroulé un affrontement militaire d’ampleur entre le cartel historiquement contrôlé par El Chapo – Joaquín Guzmán, emprisonné à vie aux Etat-Unis – et l’armée ainsi que les forces de police, suite à la tentative d’arrestaion d’un fils de El Chapo], est la première date à laquelle Andrés Manuel López Obrador (Amlo) s’est profilé de manière nettement négative devant l’opinion publique nationale et internationale. Il a affronté la première grande crise de son gouvernement. On pourrait dire que la lune de miel qu’il a connue jusqu’à cette date a pris fin au sein des larges couches de la population mexicaine, projetant ainsi une image plus conforme à son caractère extrêmement contradictoire qui pour beaucoup était resté caché. L’impact national et mondial produit par les actes de violence déclenchés par les opérations des forces militaires et policières du gouvernement mexicain (y compris les détachements de la Guardia Nacional-GN nouvellement créée) pour capturer Ovidio Guzmán López, fils de Joaquín Guzmán Loera, alias El Chapo, a provoqué une cascade d’opinions, de commentaires et toutes sortes d’interprétations qui peuvent, pour la plupart, être résumées comme profondément critiques à l’égard d’Amlo et sa politique «sécuritaire nationale» parfaitement mise en œuvre durant ces jours.

La stratégie d’Orbrador en matière de sécurité nationale

Les versions de ce qui s’est passé jeudi 17 octobre après-midi varient dans le détail, mais tous s’entendent pour dire, y compris celle officielle, qu’une patrouille militaire, seule, sans l’autorisation des chefs du ministère de la Sécurité, a agi à la hâte et sans le mandat de perquisition qu’un juge devrait accorder, sans avoir la moindre idée de la réaction que leur opération susciterait de la part des hommes armés. Culiacan, la ville où se sont déroulés les événements est la capitale de Sinaloa, le siège nord-ouest de l’Etat du cartel qui porte son nom et où El Chapo régnait et où dominent, aujourd’hui, El Mayo Zambada et Los Chapitos, les trois fils de Joaquín Guzmán. L’arrestation d’Ovidio, l’un d’entre eux, a déclenché une contre-offensive des tueurs à gages qui a duré plusieurs heures à partir de 15 heures et qui a transformé la ville en champ de bataille. Tout au long de l’affrontement, l’initiative a été prise par les tueurs à gages. Les forces répressives étaient acculées et minoritaires.

Le fait que les militaires et les gardes nationaux étaient en en infériorité numérique par rapport aux forces des tueurs à gages a déterminé qu’après la capture d’Ovidio Guzmán, sa libération s’est faite avec les justifications du ministère de la Sécurité, approuvées par Amlo, insistant sur le fait qu’un massacre a été évité. Le lendemain des événements de Culiacán, Amlo a déclaré dans sa première déclaration faite à Oaxaca, à l’autre bout du pays où il se trouvait : «On ne peut pas éteindre le feu avec le feu, c’est la différence de cette stratégie avec ce que les gouvernements précédents ont fait. Nous ne voulons pas que la guerre (…) la stratégie appliquée a transformé le pays en cimetière (…) La décision a été prise par le ministère de la Sécurité d’une manière collégiale et conjointe. J’ai appuyé cette position parce que je crois que la chose la plus importante est la protection des gens, qu’il n’y ait pas plus de morts.» Et dans les jours qui suivent, il continue à répéter le matin et le soir son argument central justifiant sa décision de libérer le chef du narcotrafic. Elle est présentée ainsi: «C’était une décision difficile mais très humaine», «nous sommes humains, très humains», «ma doctrine est l’amour du prochain», «le pouvoir n’est pas arrogance, le pouvoir n’est pas violence, le pouvoir est humilité», «si vous ne faites pas ce que vous aviez décidé, il y aurait eu un massacre». Ses partisans ne ménagent pas leurs efforts pour soutenir une décision qu’ils considèrent comme celle d’«un grand humaniste, qui se soucie de la vie avant la mort», comme l’a affirmé un professeur à Oaxaca.

D’un Etat en déliquescence à un Etat défaillant

Cette «stratégie» d’Obrador a été passée au crible par les experts et les politiciens et la force des critiques est écrasante. Lors d’une conférence de presse conjointe, Alfonso Durazo, chef du ministère à la Sécurité et à la Protection des citoyens (l’instance dont dépend la Garde nationale) et son homologue de la Défense nationale, le général Luis Cresencio Sandoval ont reconnu l’échec de l’opération dans laquelle Ovidio Guzmán était détenu temporairement. Mais Durazo a insisté sur le fait qu’«il n’y a pas de pacte avec les criminels, il n’y a pas d’Etat en déliquescence, il s’agit d’une opération ratée.» Une déclaration qui a été commentée de diverses manières, comme l’a fait un journaliste lorsqu’il a écrit  avec une formule quelque peu différente: «ce n’est plus un Etat en déliquescence, mais un Etat vaincu» (El Universal, 19.10-2019) Et dans la série des commentaires, des analyses, des interprétations qui remplissent par milliers les médias et les réseaux sociaux au Mexique et dans le monde, d’autres adjectifs ont été ajoutés: Etat «sans leadership», «à genoux», «faible», «capitulard», «irresponsable», «impuissant», «vaincu». Les autres qualificatifs vont dans le même sens.

Un des trois fils d’El Chapo, Ovidio Guzmán, et sa bande armée…

La démonstration de force donnée par les cartels criminels de Culiacán a atteint un point culminant qui déterminera un nouveau chapitre dans la lutte contre la criminalité dans le pays. Elle a mis en évidence l’insuffisance des politiques gouvernementales dans leurs différentes versions, qui ne divergent finalement pas beaucoup entre elles. Mais les événements de Culiacán ont montré, en particulier, les limites de la politique des «câlins et pas de balles» prônée par Amlo, prétendument comme une alternative à celle des gouvernements précédents, qui «a fait du Mexique un gigantesque cimetière».

Cet argument se heurte au fait que 2019, par rapport aux vingt dernières années, sera la pire année en termes d’homicides intentionnels, de féminicides, d’attaques d’entreprises, de trafic d’êtres humains, de trafic de rue et d’un ensemble de crimes qui accompagnent les précédents (extorsions, enlèvements et vols à main armée). Dans les jours qui ont précédé le jeudi noir de Culiacan, il y a eu des actions à Aguilillas, Etat du Michoacan, où, pris en embuscade, 13 policiers de l’Etat ont été tués le 15 octobre et le lendemain, à Tamaulipas, des assassins présumés du cartel du nord-est ont attaqué des éléments de la Garde Nationale et quatre autres criminels sont morts. Peu avant les événements précédents, le conflit pour le contrôle de l’Etat de Guerrero, où se trouve la plus grande zone de culture du pavot du pays, continue de provoquer des massacres et des crimes comme ceux de Tepochica, sans que le gouvernement d’Amlo n’ait fait de progrès significatifs pour clarifier le sort des 43 disparus de l’école normale (instituteurs) d’Ayotzinapa (en 2014).

Le résultat de la bataille de Culiacán, tel que rapportée dans les jours suivants, était de 8 morts (deux civils, un soldat, cinq délinquants), de 13 soldats blessés, de 39 prisonniers évadés après que les tueurs ont fait sauter une voiture blindée contre un mur de la prison de Culiacán. Les attentats avec des tirs d’obus ont été enregistrés dans les locaux du Secrétaire à la défense nationale (Sedena), du bureau du Procureur de l’Etat et de la police municipale, ainsi que dans des espaces situés au centre de la ville. Des véhicules ont été brûlés et des civils ont été menacés de représailles dans des écoles et des logements. Mais des chiffres différents circulent à partir d’autres versions, au même titre que descriptions des événements qui diffèrent et que les versions officielles ignorent ou ne rendent pas publiques.

De nombreuses questions ont surgi dont les conséquences deviendront plus évidentes au cours des prochains jours. L’impact très négatif dans les rangs de l’armée, de la marine et de la GN, chefs-d’œuvre de la politique de sécurité nationale du gouvernement, reste à voir. Dès aujourd’hui, les conséquences directes du «jeudi noir» peuvent déjà être relevées: des familles de militaires quittent Culiacán. La haute hiérarchie militaire a produit une vidéo dans laquelle ils affirment «nous ne sommes pas craintifs» puisque nous faisons face à 850 criminels avec seulement 350 soldats.

Trump et Amlo

Les trafiquants ne sont pas seulement des groupes de trafiquants de drogue, mais aussi des acteurs de divers commerces très lucratifs liés à la criminalité (contrôle de logements, traite des blanches, enlèvements, trafic d’organes). C’est une fraction des groupes dominants qui jouissent de profits extraordinaires au stade actuel de développement du capitalisme décadent dans lequel nous nous trouvons. Ce ne sont pas des groupes extérieurs à la structure capitaliste, mais ils occupent des espaces insérés dans son tissu même, un tissu qui est non seulement national mais aussi international, surtout étendu vers les Etats-Unis. Le rôle de Washington et en général du marché capitaliste de la drogue du pays voisin (Etats-Unis), le plus riche de la planète, est fondamental.

Trump a parlé, après plusieurs tentatives, avec Amlo dans les premières heures du vendredi 18 octobre, parce qu’Amlo se trouvait dans la sierra (régions montagneuses) d’Oaxaca. Il l’a ensuite contacté de nouveau le samedi 19 octobre et a demandé que les deux gouvernements collaborent étroitement pour mettre fin à l’énorme trafic illégal d’armes américaines vers le Mexique, montrant ainsi l’extraordinaire naïveté d’Amlo concernant les véritables intérêts de Trump, un allié clé de la puissante association (National Rifle Assosciation) qui encourage et défend le commerce des armes aux Etats-Unis.

Les informations sont rares, mais celles qui sont montées à la surface sont plus que frappantes. L’une d’elles a trait au chef de la DEA (Drug Enforcement Agency), Uttam Dhillon, qui était à Culiacan des semaines avant les événements du jeudi 17 octobre et qui a rencontré le gouverneur de l’Etat de Sinaloa et les chefs militaires.

L’autre est celle concernant Chris Landau, le nouvel ambassadeur des Etats-Unis, dont l’une des missions qu’il a transmise au gouvernement mexicain était la demande par Washington de l’arrestation d’Ovidio Guzmán Lopez, pour l’extrader aux Etats-Unis. Pour l’heure, c’est tout ce qui s’est répandu dans les médias. Amlo et Marcelo Ebrard [ministre des Affaires étrangères], qui est le protagoniste le plus important de ces événements après son patron, sont restés hermétiques à ce propos. Une chose est toutefois claire: sa dépendance d’AMLO à l’égard de Washington demeure. La GN continuera d’être l’assistant de la patrouille frontalière de Trump qui garde les deux frontières (au nord et au sud) pour arrêter les «vagues de migrants» d’Amérique centrale, des Caraïbes et même des Africains qui veulent traverser le pays pour rejoindre les Etats-Unis.

 Situation d’instabilité

L’impact politique majeur de l’affrontement de Culiacán se fait déjà sentir seulement quelques jours après les événements. La décision d’Amlo de libérer «Chapito» Ovidio est sujette à une claire division d’opinions au niveau national. Dans le premier sondage publié par le quotidien Reforma, pro-entreprise et clairement indépendant du gouvernement, face à la question: «Etes-vous d’accord ou non avec la décision du gouvernement?» 49 % des personnes interrogées se disent en désaccord et 45 % sont d’accord. A la question: «Qui considérez-vous plus fort aujourd’hui?» 56% répondent «le crime organisé» et 33% «le gouvernement» (Reforma, 21.10.2019). D’autres sondages suivront, dont les résultats ne seront certainement pas très différents. Il y aura une atmosphère de confusion et de désorientation dans le pays dans des secteurs qui avaient totalement confiance dans la direction politique d’Amlo.

L’affrontement avec les secteurs de droite les plus conservateurs s’est accrue. Mais une récupération du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel) ou du PAN (Parti d’action nationale) est très difficile, de sorte que les éléments démocratiques du système seront affaiblis en faveur des autoritaires. La dépendance vis-à-vis de l’armée augmentera dans des conditions qui ne sont pas aussi favorables à Amlo.

Un peu plus d’un mois après avoir célébré la première année de son gouvernement, le bilan est loin de celui projeté dans les premiers jours, celui d’un soutien et d’une confiance des secteurs populaires les plus larges. L’usure que le «jeudi noir» de Culiacán a accélérée aura sans aucun doute des conséquences profondes. Des doutes sont apparus dans de vastes secteurs quant à la pertinence de la stratégie de sécurité nationale. Il devient de plus en plus évident que, hormis la rhétorique confuse, la stratégie d’AMLO n’est pas qualitativement différente de celle de Calderón ( 2006-2012) ou de Peña Nieto (2012-2018). Au contraire, AMLO a renforcé la militarisation d’une telle stratégie avec la circonstance aggravante que la bataille de Culiacán a comme l’une de ses conséquences l’émergence d’un certain malaise dans l’armée en raison de la façon dont elle a agi.

Le gouvernement doit impérativement arrêter Chapito. Elle doit procéder à un fort changement de responsables, à commencer par Durazo (ministre de la Sécurité et de la Protection de la personne). Le Mouvement national de régénération (Morena, formation qui a présidé à la présidence d’AMLO) – qui mène actuellement son premier test en tant que force capable d’organiser démocratiquement sa présence au Congrès sans la tutelle directe de son chef ­– échoue lamentablement. Les conflits entre les dirigeants se multiplient. Plusieurs assemblées de district dans plusieurs états (Guerrero, Morelos, Tlaxcala) ont été suspendues en raison de violences entre leurs membres, d’accusations d’enlèvement, d’organisation déficiente de leur «installation», même à Mexico City. Et dans tout le pays, les carences s’aggravent, laissant beaucoup à désirer dans l’effort accompli pour forger Morena comme une force politique ferme et cohésive, capable d’accompagner le leadership d’Amlo. Au contraire, elle montre d’énormes signes d’incapacité, non seulement au plan politique mais aussi organisationnel.

Perspectives

La bataille de Culiacan, première crise majeure du gouvernement Amlo, est déjà une étape importante dans l’histoire actuelle du Mexique. Elle se déroule dans un contexte complexe où s’accumulent de nombreux éléments d’instabilité sociale, politique et économique à l’échelle nationale et au plan international (avec un ensemble de mobilisations sociales dans divers pays, traduisant les réactions face aux traits autoritaires et aux inégaliés sociales croissantes qui «accompagnent» la phase présente de la mondialisation capitaliste avec ses conflits interimpérialistes).

L’histoire du Mexique au cours des trente dernières années a placé les alternatives révolutionnaires et socialistes indépendantes en marge de la politique. Les travailleurs ont connu des processus politiques qui les ont conduits à la situation actuelle d’énorme confusion. Mais elles ont aussi été des expériences qui ont fourni des leçons importantes, au moins dans certains secteurs.

Il y a les expériences anti-priistes des années 1980, les mobilisations importantes à l’occasion du soulèvement néo-zapatiste et, bien sûr, la lutte contre le duo PRI-PAN que les groupes dominants, conseillés par Washington, ont voulu imposer comme un projet de «démocratie bourgeoise» à la mexicaine depuis le début des années 2000.

Les élections de juillet 2018 ont anéanti ce projet de «transition démocratique» convenu. Le régime traverse avec le gouvernement d’Amlo une expérience nouvelle, complexe et contradictoire qui va se développer avec des hauts et des bas. Les événements de Culiacán sont un signe de ces temps contradictoires.

Le style de gouvernement personnel d’Amlo se projette comme celui du caudillo classique qui, dans la tradition mexicaine, a une longue ascendance suite à l’établissement du système de domination bonapartiste qui a dominé pendant la majeure partie du XXe siècle. La crise et la décadence du PRI ont été mortelles pour cette forme de bonapartisme issue de la révolution mexicaine. Mais la période de 2000 à 2018, celle de la «transition démocratique» convenue, avec son point culminant dans le gouvernement détesté, meurtrier et extrêmement corrompu de Peña Nieto, a été un échec et mat pour la «démocratie mexicaine» fragile.

Nous vivons sous un système hybride politique dans lequel les aspirations au rétablissement d’un bonapartisme avec Amlo sont évidentes, de même que les obstacles qui empêchent sa consolidation. Le Mexique n’est plus le pays paysan d’il y a 80 ans ou même d’il y a 50 ans. La bourgeoisie mexicaine est aujourd’hui une classe qui n’existait pas à l’époque de Cardenas (1934-1940), les ouvriers sont l’écrasante majorité des grandes villes qui concentrent plus de 70% de la population nationale et l’impérialisme américain veut un gouvernement complètement subordonné au sud de sa frontière. Et si l’on ajoute que la personnalité d’Amlo lui-même est loin de pouvoir être comparée aux caudillos de l’essor du régime post-révolutionnaire (des années vingt), même s’il veut s’y référer, avec sa Quatrième Transformation, puisant dans ces annales héroïques, on constate que les prochaines années annoncent des temps instables, riches en conflits.

Ce seront des moments où, enfin, cette lutte de classe qui non seulement montre sa tête et reprend des expressions aussi dans le monde, s’exprimera de même au Mexique. Il y a déjà des signes précurseurs de ce qui s’annonce avec les grèves des travailleurs de la frontière de Matamoros, avec la résistance chaotique mais indomptable des sections de la CNTE (Coordination nationale des travailleurs de l’éducation) et de milliers d’enseignants à travers le pays, cela aux côtés de secteurs étudiants qui ont toujours été «en alerte», ainsi que des familles et groupes de solidarité qui luttent pour les «disparus» et la liberté des prisonniers politiques. A cela s’ajoutent des nombreux groupes de femmes et d’hommes qui constituent la richesse militante qui pourra faire la différence dans les prochaines relances des luttes. Tels sont les scénarios possibles que la volonté rebelle et l’action révolutionnaire stratégique pourront concrétiser et transformer le Mexique en un pays indépendant, démocratique, socialiste et internationaliste. Une perspective pour laquelle tant de générations de révolutionnaires se sont battues et continuent à se battre. (Ciudad de Mexico, le 21 octobre 2019; article envoyé par l’auteur; traduction rédaction A l’Encontre)

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