Lorsque le fantasme dépasse la réalité

Evo Morales, au centre

Par Federico Fuentes

Sous la présidence d’Evo Morales, la Bolivie s’est dotée d’une nouvelle constitution incorporant les droits des peuples indigènes, un début de réforme agraire, la nationalisation de ressources naturelles importantes et des dépenses étatiques accrues pour les pauvres. Les grands médias ne parlent pas de tout cela. La gauche, qui se montre habituellement âprement critique à l’égard de la couverture tendancieuse des médias, peut néanmoins elle aussi tomber dans le piège de la déformation médiatique, surtout lorsque le reportage rejoint ses propres fantasmes.

L’article de Daniel Lopez du 14 mai publié par le groupe australien Socialist Alternative en est la preuve. L’article fait écho à un reportage publié le 10 mai sur le site de la British Broadcasting Corporation (BBC), qui laisse clairement paraître son aversion pour le Président bolivien Evo Morales. Cet article de la BBC soutenait notamment qu’une «grève générale» par des syndicats boliviens marquait «la fin de la période de lune de miel entre le président de gauche Morales et sa base parmi les pauvres du pays.» [voir à ce sujet l’article de Pablo Stefanoni publié sur ce site en date du 15 mai 2010]

Cette position s’accorde bien avec la conception de Socialist Alternative, qui réprouve également le premier président indigène. Dans son article du 14 mai, Lopez affirme que les actions de Morales «contre la classe ouvrière» ont conduit à «la première action de grande échelle des travailleurs contre le gouvernement de Morales.»

Selon Lopez «il y a eu des manifestations partout dans le pays [le 4 mai], accompagnées d’une grève générale de 24 heures qui a ensuite été prolongé de manière illimitée.» Malgré la «trahison» de la direction de la Fédération des Travailleurs Boliviens (COB), Lopez nous assure qu’ «nous sommes entrés dans la deuxième semaine de grève.». Un accord entre Morales et la COB aurait été «résolument rejetée (…) la grève continue.»

La «grève générale illimitée» qui n’a pas eu lieu

Le premier mai 2010, Morales n’a pas seulement nationalisé quatre compagnies d’électricité, mais il a également réaffirmé que son gouvernement n’augmenterait pas les salaires des travailleurs de plus de 5%. Cette déclaration a entraîné des protestations dans plusieurs villes, suite auxquelles le secrétaire général de la COB, Pedro Montes a annoncé une grève de 24 heures pour le 4 mai.

Dans son article sur la « grève générale» du 4 mai, l’agence de presse bolivienne Bolpress rapportait que «des centaines d’enseignants, de travailleurs d’usine et de travailleurs de la santé… alternaient le long de l’esplanade du Prado à La Paz» dans des défilés séparés. Selon La Prensa [quotidien de La Paz] «au moins 500» travailleurs des usines sont descendus en direction du Ministère du travail, où ils ont tenté de brûler la porte d’entrée, ce qui a entraîné 15 arrestations.

D’après La Prensa, Pedro Alberto Calderon, un dirigeant des travailleurs d’usine de La Paz a poursuivi la dispute avec les mineurs en appelant à l’exclusion de Montes [le secrétaire] de la COB «parce qu’il a trahi l’ensemble de la classe ouvrière» en ne manifestant pas à La Paz. Montes a en effet e choisi de se joindre à une marche des mineurs à Oruro. De nouvelles sources ont également rapporté que 500 travailleurs de la santé ont manifesté à Santa Cruz. A Cochabamba, des ouvriers des usines ont bloqué le terminal des autobus local. Il y a eu entre 500 et 1000 manifestants à Sucre et d’autres rassemblements de protestation ont été organisés dans d’autres chefs lieu. Bolpress a rapporté que «dans la ville combative de El Paso, comme dans le reste de la Bolivie, l’activité productive se déroulait normalement».

Selon le journal La Razon, une assemblée de la COB, en date du 7 mai, a appelé à une «grève générale illimitée» qui devait commencer le 10 mai. La Confédération Unique des Travailleurs Paysans Boliviens (CSUTCB), la fédération nationale des femmes paysannes, l’union des producteurs de coca de Chaparé et le Centre Départemental des travailleurs de Santa Cruz ont tous réagi en défendant le gouvernement contre les actions de la COB, en estimant que celles-ci ne pouvaient «que nuire aux frères et aux soeurs de la campagne et du pays» (Bolpress, 10 mai).

La CSUTCB est le membre le plus important de la COB, représentant 1.5 millions de paysans. Cette confédération est aussi une des composantes clé du MAS (Mouvement vers le Socialisme) de Morales.

Le 11 mai tout le monde a convenu que la «grève générale illimitée» était un fiasco. Sur le site de La Razon on pouvait lire: «Le soutien à la grève générale est maigre.»

Selon La Razon, les dirigeants syndicaux représentant les enseignants, les travailleurs de la santé et les ouvriers des usines ne se sont pas mis en grève, mais étaient en négociation avec le gouvernement. Dans un article intitulé: «Les propositions de gouvernement affaiblissent les protestations de la COB», Bolpress explique que les divisions syndicales «ont affaibli la grève générale au point de la réduire à presque rien». Au lieu de cela, selon La Prensa, 300 travailleurs, surtout des mineurs, se sont rassemblés à Caracollo pour entamer une marche de 200 kilomètres vers La Paz.

Un timide accord

La nuit précédente, la COB et le gouvernement étaient parvenus à un timide accord pour abaisser l’âge de la retraite de 65 à 58 ans (51 pour les mineurs). Les patrons seraient également obligés de contribuer aux fonds de pension des travailleurs. La COB, les syndicats affiliés et les fonctionnaires du gouvernement ont commencé à débattre des nouvelles propositions. Bolpress rapporte que même si la COB a accepté les nouvelles propositions, quelques enseignants, travailleurs de la santé et ouvriers des usines les ont rejetées. La Razon a rapporté qu’après de nouvelles discussions, le syndicat des travailleurs de la santé a également accepté les propositions gouvernementales et a renoncé à de nouvelles actions.

Le 13 mai, ABI (Agence bolivienne d’information) a rapporté que Guido Midma, le secrétaire exécutif de la fédération des mineurs qui était cité élogieusement dans l’article de Lopez, avait déclaré: «La fédération des mineurs ne permettra pas à d’autres d’attaquer [la COB]. Au contraire, nous appelons ces secteurs à réfléchir, car ils sont automatiquement en train de se marginaliser.»

Un petit contingent composé majoritairement d’enseignants, a continué à marcher vers La Paz. Les ouvriers des usines et les enseignants se sont une fois de plus engagés à «radicaliser» leurs protestations le 18 mai. Ils ont également continué à appeler au limogeage de Montes et au renvoi de plusieurs ministres du gouvernement.

D’après La Prensa, le syndicat des ouvriers d’usine avait décidé le 17 mai de différer les actions. Le dirigeant syndical Wilson Mamani a expliqué que la décision avait été prise à la requête d’autres ouvriers d’usine un peu partout dans le pays.

Le 18 mai les médias ont rapporté qu’entre 3000 et 15000 enseignants étaient arrivés à La Paz, destination de la marche depuis Caracollo. Néanmoins la Confédération Nationale des enseignants urbains ne soutenait plus la marche, même si elle continuait à s’opposer à la position du gouvernement.

Le dirigeant du syndicat des enseignants, Federico Pinaya, a déclaré à La Razon que certains secteurs du syndicat essayaient d’utiliser les protestations dans la perspective des élections internes du syndicat. Les syndicats des enseignants ruraux se sont retirés des protestations et sont revenus à la table des négociations. Le 21 mai, le seul secteur qui protestait encore était la section, très anti-Morales, du syndicat des enseignants urbains, qui revendiquait que les salaires des enseignants urbains soient augmentés pour atteindre le niveau de ceux des enseignants ruraux. Mais même les dirigeants du syndicat des enseignants ont fini par atteindre un accord avec le gouvernement, sous réserve de l’approbation de leurs membres.

La réalité bolivienne

Le fait que les grèves et les protestations n’ont pas connu une grande ampleur ne signifie pas que la proposition d’augmentation des salaires du gouvernement ne doive pas être débattue ou mise en question. Il existe des tensions entre le gouvernement de Morales et sa base. Lors des élections nationales du 4 avril, le MAS a dû faire face à plus de concurrence de la part des secteurs dissidents du MAS que de la part des forces de droite. Le gouvernement de Morales doit également faire face à une série de conflits – limités mais significatifs – avec des secteurs traditionnellement alignés sur le MAS.

Il est clair que le mouvement pour des changements en Bolivie doit tenir compte de certains de ces signes d’avertissement et y réfléchir. Néanmoins le fait de confondre une «grève générale illimitée» avec beaucoup de gesticulations par quelques dirigeants syndicaux et des protestations symboliques mêlés à une bonne dose de politicaillerie interne aux syndicats, ne fait que nous éloigner des vrais problèmes.

Aujourd’hui, le mouvement des travailleurs bolivien est loin d’être aussi puissant que quelques dirigeants syndicaux et des «gauchistes étrangers» aimeraient le croire. Le mouvement des travailleurs organisés en Bolivie souffre encore des défaites infligées par la mise en pratique de politiques néolibérales.

Environ 62% de la classe travailleuse travaille dans le secteur informel, 83% dans de petites entreprises de moins de 10 travailleurs, et le taux de syndicalisation n’est que de 23%. Ce taux a régulièrement augmenté sous le gouvernement Morales.

Il faut aussi tenir compte du fait que cette Bolivie n’est pas la même que celle du passé. Une thèse de la COB de 1970 que Lopez cite de manière élogieuse ne mentionne pas une seule fois le terme «indigène», alors que les peuples indigènes, longtemps opprimés, constituent environ deux tiers de la population. Cette politique de refus de tenir compte de l’existence des peuples indigènes était erronée à l’époque, mais aujourd’hui elle serait criminelle.

Même si cela ne s’est pas fait selon les thèses de la COB ni d’après les manuels venus d’ailleurs, un mouvement révolutionnaire s’est développé aujourd’hui. Son avenir reste encore à déterminer. La COB étant sur le déclin, ce sont les secteurs indigène et paysan qui ont conduit la résistance contre la dictature militaire en 1978, et qui ont construit le CSUTCB en tant que leur organisation propre en 1979. Ces secteurs ont dirigé le processus de reconquête de l’identité et de la fierté des peuples indigènes, historiquement marginalisés. La résistance au néolibéralisme durant la période de 1990 à 2005 n’est pas née dans les usines. Elle a commencé dans les campagnes et s’est étendue aux travailleurs indigènes et aux pauvres des villes. Les principales organisations indigènes et paysannes ont décidé qu’il était nécessaire de passer de la résistance à la prise de pouvoir. Dans les années 1990, elles ont décidé, lors d’un congrès de l’un des syndicats les plus puissants de la Bolivie, de créer leur propre instrument politique pour atteindre cet objectif, et c’est ainsi qu’ils ont créé ce qui est devenu le MAS.

Les luttes des indigènes

Comme résultat de cette décision historique et des luttes de masse qui ont suivi, ils ont réussi à mettre l’un des leurs à la présidence en 2005, en élisant Morales avec un nombre record de 54% des votes.

Une nouvelle constitution comprenant les droits des peuples indigènes, un début de réforme agraire, la nationalisation de ressources naturelles importantes et des dépenses étatiques accrues pour les pauvres sont quelques uns des acquis qui ont été conquis depuis lors. L’article de Lopez n’en fait aucune mention.

Morales joue également un rôle dirigeant sur la scène internationale en attaquant le système capitaliste pour sa responsabilité dans la crise climatique. En avril Morales a organisé un «sommet des peuples» à Cochabamba qui a réuni 35’000 personnes du monde entier pour préparer la riposte.

Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas critiquer le gouvernement ou que les travailleurs ne doivent pas lutter pour défendre leurs revendications. Mais dépeindre le gouvernement de Morales comme l’ennemi principal à cause d’une dispute au sujet des salaires tout en négligeant de mentionner ne serait-ce qu’une seule fois les souffrances et la résistance des plus marginalisés qui sont ceux qui ont le plus bénéficié du gouvernement Morales, est d’un sectarisme aveugle.

Le fait de mettre en avant les revendications salariales d’un secteur de travailleurs comme étant une question centrale dans la politique bolivienne toute en ignorant les changements plus vastes qui sont en voie de réalisation et le défi que tout gouvernement révolutionnaire affronterait en voulant sortir de la pauvreté et de la dépendance la nation la plus pauvre d’Amérique du Sud, – équivaut à tout réduire à du simple économisme. Cela revient en effet à opposer des revendications salariales aux luttes plus générales des opprimés. De telles positions sont rejetées par la majorité indigène de la Bolivie parce qu’ils comprennent que, pour la première fois, ils sont en train de «cartographier» leur propre chemin vers la libération.

Le processus révolutionnaire en Bolivie a besoin d’une classe travailleuse forte et indépendante qui puisse l’impulser. Mais cet objectif ne sera pas atteint en dénonçant comme des «traîtres» quiconque tente de comprendre la réalité bolivienne. (Traduction A l’Encontre)

* Federico Fuentes est l’éditeur de Bolivia Rising et co-auteur, avec Marta Harnecker, de MAS-IPSP de Bolivia: Instrumento politico que surge de los movimientos sociales.

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