Cuba. Où va la révolution cubaine et qu’a-t-elle obtenu?

AP_barack_obama_raul_castro_jt_150411_16x9_992Par Samuel Farber

Un accord a été signé le 30 juin 2015 entre les Etats-Unis et Cuba. Symboliquement, le drapeau cubain a pris place lundi 20 juillet dans l’entrée du Département d’Etat américain sur la toute nouvelle ambassade cubaine à Washington, signe du rétablissement des relations diplomatiques après cinquante-quatre ans de rupture. Le secrétaire d’Etat John Kerry s’est félicité du «début de cette nouvelle relation avec le peuple et le gouvernement de Cuba»; bien que ce ne soit «pas la fin des nombreuses différences qui séparent toujours nos gouvernements». Le 14 août 2015, Kerry ira dresser le drapeau américain à Cuba et les «bons offices» de la Suisse – comme représentante des Etats-Unis – vont s’éteindre. Pour rappel, en 1977, Jimmy Carter et Fidel Castro avaient ouvert, par un accord, des sections d’intérêts dans les anciens locaux des ambassades, pour des tâches principalement consulaires. Le Congrès américain doit encore voter pour lever l’embargo imposé par John F. Kennedy en 1962, embargo renforcé par la loi Helms-Burton de 1996. La majorité républicaine y est hostile et les candidats à la présidentielle sont vent debout contre un rapprochement assimilé à une «récompense pour les frères Castro». Cette conjoncture doit stimuler, de la part d’une gauche socialiste-révolutionnaire, une réflexion sur la trajectoire de la révolution cubaine et la situation présente. Ce que le site A l’Encontre a délà fait en traduisant diverses contributions et continuera à faire. (Rédaction A l’Encontre)

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Dans les années 1950, lorsque – comme beaucoup de mes camarades de l’enseignement secondaire – j’ai rejoint la lutte contre le dictateur Fulgencio Batista, un de nos professeurs estimait que notre critique de la situation à Cuba n’était pas du tout valable puisque beaucoup d’autres pays de la région, tels que Haïti et la Bolivie, subissaient des conditions bien pires que les nôtres. Le parallèle qu’établissait notre professeur était juste mais incomplet. A la veille de la révolution de 1959, Cuba occupait la quatrième place en ce qui concerne les revenus per capita en Amérique latine, après le Venezuela, l’Uruguay et l’Argentine. Même si la moyenne du revenu per capita est un indicateur insuffisant, et souvent trompeur, pour évaluer le degré général de développement économique, d’autres indicateurs révèlent une représentation similaire de l’économie cubaine prérévolutionnaire. Ainsi en 1953, Cuba occupait également la quatrième place en Amérique latine sur la base d’une moyenne de 12 indicateurs incluant le pourcentage de la force de travail employée dans les mines, la construction et la manufacture, le pourcentage d’alphabétisation, la consommation électrique per capita, le volume de matériel imprimé et la consommation de calories.

Néanmoins l’économie du pays était en stagnation et subissait les effets pernicieux de la monoculture sucrière, dont un important chômage (causé en partie par le fait que la récolte de la canne à sucre ne dure que trois ou quatre mois).

Mais il y a surtout le fait que les indices nationaux de niveau de vie occultaient les différences dramatiques entre les zones urbaines (57% de la population) et les régions rurales (43%), en particulier entre La Havane (21%) et le reste du pays. La campagne cubaine était minée par la pauvreté, la dénutrition, la maladie, et souffrait d’une importante pénurie en instituteurs.

Il semble que pour mon professeur, le fait que d’autres pays subissaient des conditions encore pires que les nôtres était une raison suffisante pour se résigner et accepter le statu quo. Pour lui ce n’était pas la norme mais l’exception. Il est vrai que des Cubains comparaient leur situation avec celle des populations dans d’autres pays, mais ils préféraient effectuer ces comparaisons avec les pays ayant un niveau de vie élevé comme les Etats-Unis, plutôt que de se consoler en se comparant avec ses frères latino-américains appauvris.

Cette tendance a été confirmée dans un rapport du bureau du Commerce extérieur des Etats-Unis en 1956: «Le travailleur cubain… a des horizons plus larges que la majorité des travailleurs latino-américains et des attentes plus grandes à l’égard de la vie en ce qui concerne les biens matériels que beaucoup de travailleurs européens… son objectif est d’obtenir un niveau de vie comparable à celui du travailleur nord-américain.»

Tout cela montre qu’il est fondamentalement erroné d’assumer – au lieu de démontrer – que les comparaisons abstraites du fonctionnement économique ont un sens pour les personnes concrètes qui vivent dans la chair même de ces économies. Menée à l’extrême, cette erreur entraîne une analyse «objectiviste», éloignée de l’histoire réellement vécue par ses acteurs et tend, comme dans le cas de mon professeur de baccalauréat, à se concrétiser dans un compromis conservateur avec l’ordre social existant au lieu de le remettre en question et s’opposer à cet ordre et au groupe social et politique qui le domine.

Pour ceux qui vivent le processus du développement économique, celui-ci a un sens qui va au-delà des données économiques et qui exige une prise en compte des aspirations et des espoirs populaires qui sont fondés, d’une part, sur la réalité matérielle existante et, d’autre part, sur le passé historique.

En ce qui concerne la réalité matérielle, le Cuba des années 1950 se caractérisait par une modernité inégalement répartie: d’un côté, elle était assez avancée dans le secteur des transports et de la communication. Ainsi, en comparaison avec le reste de l’Amérique latine, les journaux et les revues avaient une circulation élevée et le pays avait connu un développement rapide de la télévision et de la radio. Mais, d’un autre côté, les conditions de vie dans la campagne étaient désastreuses.

Cuba 1933
Cuba 1933

En ce qui concerne son histoire, le Cuba des années 1950 vivait encore les effets de la Révolution échouée de 1933, une révolution nationaliste contre la dictature [Gerardo Machado doit fuir en août 1933, suite à des mobilisations et grèves conduites par des syndicalistes révolutionnaires et leurs «ennemis intimes» du PC qui prirent le dessus; les morts furent très nombreux], qui avait également une composante anti-impérialiste significative et à laquelle participait un mouvement ouvrier naissant, qui était à cette époque sous une direction communiste.

Même si cette révolution-là a débouché sur certaines réformes importantes – l’équivalent, dans le contexte cubain, d New Deal de Franklin Roosevelt – elle n’a apporté aucun changement structurel important à la société: ni l’indépendance politique et économique réelle par rapport à l’impérialisme états-unien (au-delà de l’abolition de l’Amendement Pratt en 1934, amendement datant de 1901 et officialisant le droit d’ingérence des Etats-Unis à Cuba), ni une réforme agraire significative ou de diversification de l’agriculture permettant de diminuer la part de la monoculture sucrière dans l’économie, avec tout ce que cela implique en termes d’instabilité économique, de chômage et de pauvreté massive.

Et plutôt que de vanter la relative supériorité de Cuba par rapport aux autres économies latino-américaines, c’est justement cette thématique économique que l’opposition cubaine de cette époque a empoignée dans sa lutte pour des réformes plus ou moins radicales de l’ordre existant. C’est ainsi que Eduardo Chibas, le leader du Parti orthodoxe dont Fidel Castro était un dirigeant de deuxième rang, a proposé en 1948 plusieurs réformes modestes visant à améliorer le niveau de vie de la population rurale cubaine.

Cinq ans plus tard, après le coup militaire de Fulgencio Batista [1952 ; ce dernier avait fait et défait des gouvernements dans les années trente] contre le gouvernement constitutionnel, dans le discours «L’histoire m’absoudra» que Fidel Castro a prononcé lors de son jugement pour son attaque manquée contre une des forteresses militaires de Batista – il a proposé une série de réformes plus radicales. Parmi celles-ci il y avait la concession de titres de propriété aux paysans possédant moins de 165 acres de terre avec compensation aux propriétaires terriens sur la base du revenu moyen que ces derniers avaient reçu de ces terrains pendant une période de 10 ans. Il a également introduit de nouveaux éléments dans l’agenda des réformes, tel un plan radical pour que les employés de toutes les entreprises industrielles, commerciales et minières, y compris les centrales sucrières, reçoivent 30% des bénéfices.

Après 1959

Immédiatement après la victoire du 1er janvier 1959, en répondant aux espoirs accumulés, le gouvernement révolutionnaire présidé par Fidel Castro a appliqué une vigoureuse politique de redistribution. Celle-ci incluait une réforme urbaine qui a réduit de manière significative les loyers, une politique keynésienne de gauche de construction d’ouvrages publics pour combattre le chômage ainsi qu’une réforme agraire radicale, bien que non-collectiviste, qui a été proclamée en mai 1959.

Ensuite, à la fin 1960, pour répondre à l’hostilité de l’impérialisme états-unien et sur la base des penchants politiques des leaders révolutionnaires, la majorité des propriétés, aussi bien urbaines que rurales, a été nationalisée par l’Etat cubain.

En avril 1961, lorsque Fidel Castro a déclaré que Cuba était «socialiste», l’île s’est transformée, en termes structurels et institutionnels, en une réplique du modèle existant en Union soviétique et en Europe de l’Est. Même si l’Etat de parti unique cubain a davantage insisté sur la participation populaire, il a imposé un contrôle politique aussi absolu que ses équivalents dans le bloc de l’Est.

Et tout comme les partisans du statu quo prérévolutionnaire, ceux du système cubain actuel insistent sur le fait qu’il est économiquement supérieur à celui d’autres pays, surtout ceux d’Amérique latine. Pourtant, en termes de PIB – lequel n’est pas par lui-même, comme nous l’avons déjà indiqué, un indicateur fiable du bien-être économique, même si le gouvernement cubain se laisse guider par une version modifiée de celui-ci – Cuba n’allait pas bien, même en comparaison avec ses voisins.

En 1950, parmi les 47 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, Cuba occupait la dixième place en ce qui concerne le PIB per capita; en 2006, presque 50 ans plus tard, elle se trouve presque en queue de liste, juste au-dessus de Haïti, le Honduras, le Nicaragua, la Bolivie, El Salvador et le Paraguay. Depuis lors le PIB cubain a peu augmenté, avec un taux moyen de 2% annuel au cours des cinq dernières années.

Des partisans du gouvernement soulignent les réussites obtenues dans les secteurs de l’éducation et de la santé (en particulier le taux bas de mortalité infantile) comme preuve concluante de la réussite de sa politique économique progressiste.

Il est vrai que Cuba a obtenu de très bons résultats dans l’Indice du développement humain (IDH) qui combine les paramètres des revenus, de la santé et de l’éducation. Mais même si l’IDH est un indice utile qui mesure des aspects critiques du bien-être social dans les pays capitalistes moins avancés, il ne saisit pas adéquatement la situation des économies dites de socialisme d’Etat comme celle de Cuba. Il ne quantifie notamment pas les difficultés que vivent les gens dans des pays où les problèmes économiques du sous-développement se combinent avec ceux qui caractérisent les sociétés de type soviétique.

Prenons par exemple le revenu. Contrairement à ce qui se passe dans les pays capitalistes, à Cuba l’accès à un grand nombre de biens chers ou de luxe dépend dans une grande mesure de facteurs non-économiques et politiques plutôt que de ressources monétaires.

Même si cette situation s’est compliquée depuis l’accession au pouvoir de Raul Castro en 2006 avec l’expansion de l’activité économique privée – qui a atteint environ le 25% de la force de travail – l’obtention de biens coûteux dépend encore en grande partie de ressources politiques.

Si l’on prend par exemple les voyages à l’étranger, on constate que pour la majorité des Cubains qui n’ont pas à l’étranger des proches suffisamment riches pour leur fournir les ressources économiques pour leur permettre de voyager, ce n’est pas le revenu privé qui constitue encore le principal moyen de quitter l’île: c’est l’accès politique aux voyages sponsorisés par le gouvernement, par exemple l’approbation officielle pour participer à des conférences de type politique, économique, culturel ou académique.

La situation est analogue en ce qui concerne l’accès à Internet. Cuba est un des pays dont le niveau d’accès au réseau est le plus bas d’Amérique latine et des Caraïbes. Beaucoup de Cubains ne peuvent se connecter à Internet qu’à leur lieu de travail ou à l’école, mais uniquement pour des questions strictement liées au travail, sans quoi ils risquent d’être réprimandés ou punis par une perte d’accès en ligne. Dans leur vie privée, ces gens peuvent accéder à Internet uniquement en payant des taxes qui dépassent les possibilités d’un Cubain moyen, et ce uniquement dans des hôtels touristiques ou des centres sponsorisés par le monopole téléphonique d’Etat. Et pourtant, l’accès gratuit à Internet est la norme pour ceux qui ont une position dans toutes les hiérarchies bureaucratiques ou qui ont des connexions avec ceux qui occupent des positions de pouvoir.

A part la question du revenu monétaire, le IDH ne tient pas compte d’autres facteurs qui contribuent aux difficultés des conditions de vie à Cuba, par exemple l’approvisionnement irrégulier et de basse qualité de la nourriture, du logement, des articles de toilette et des moyens de contraception, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Il en va de même pour le mauvais état des routes, du service inter-urbain de bus, du transport ferroviaire (il existe des services de transport de luxe, mais ceux-ci sont hors portée pour la majorité de la population) et l’approvisionnement en services de base comme l’eau, l’électricité et la récolte des ordures ménagères.

L’IDH ne quantifie pas non plus les nombreuses difficultés de la vie quotidienne qu’affrontent les Cubains – par exemple le temps qu’ils doivent investir pour se déplacer ou dans les files d’attente pour obtenir beaucoup d’articles nécessaires à la vie quotidienne. Les indices économiques peuvent également être trompeurs s’ils ne tiennent pas compte de la mise à jour et l’entretien des services de base.

Prenons par exemple le service de l’eau. D’un côté, Cuba occupe une bonne position en ce qui concerne le ravitaillement, avec un accès officiel de 95% de sa population à l’eau potable. Mais la pénurie d’eau est une condition chronique de la vie cubaine. Cela est dû en partie aux périodes de sécheresse de certaines régions, surtout dans la moitié orientale de l’île. Mais la principale cause de la pénurie tient à la détérioration des infrastructures qui datent des années précédant l’effondrement du «bloc soviétique». C’est ainsi que les canalisations endommagées et de nombreuses infiltrations entraînent la perte de plus de la moitié de l’eau pompée et transportée par les aqueducs du pays, surtout dans la région métropolitaine de La Havane. Cela fait partie de la réalité matérielle que beaucoup de Cubains doivent affronter au quotidien, et qui influence leurs aspirations et leurs espérances.

attachmentLe gouvernement et ses partisans argumentent que la majorité de ces problèmes sont causés par le blocus économique criminel que les Etats-Unis ont imposé durant plus de 50 ans et qui reste en grande partie en vigueur malgré la reprise de rapports diplomatiques entre les deux pays.

Il n’y a aucun doute sur le fait que le blocus a infligé d’importants dommages à Cuba, surtout pendant les premières années de la révolution, lorsqu’il a obligé le pays à réorienter la plus grande partie de son activité économique vers le bloc soviétique. L’abrogation de la loi Helms-Burton de 1996 et la fin du blocus seraient les bienvenus, aussi bien pour des raisons de principes politiques que pour des raisons pratiques. Un tel changement contribuerait considérablement à promouvoir l’activité économique à Cuba, probablement dans les secteurs du tourisme et de la biotechnologie, tout comme dans la production et l’exportation de certains produits agricoles tels que les agrumes.

Néanmoins le blocus états-unien n’a pas empêché Cuba de commercer avec les pays industrialisés d’Asie et d’Europe, surtout avec le Canada et l’Espagne. L’obstacle principal aux relations économiques avec ces pays capitalistes industriels n’a pas été le blocus, mais la rareté des biens que Cuba pouvait vendre, et donc le manque de devises pour financer les importations, que ce soit des biens de production et de consommation. Et même lorsque Cuba a reçu plus de 6’000 millions de dollars de crédits et de prêts de la part de plusieurs pays capitalistes industrialisés, le pays a dû suspendre le service de ces dettes pendant plusieurs années avant l’effondrement du bloc soviétique.

Ce qui a entraîné davantage de dégâts à Cuba que le blocus états-unien c’est la pénurie de capitaux et d’autres problèmes typiques des pays sous-développés – l’exportation de produits comme le nickel et le sucre sur un marché dont les prix à niveau mondial sont instables – et l’interaction de tout cela avec une myriade de défauts et de contradictions typiques des économies de type soviétique, y compris les failles dans la production agricole et la pénurie et la mauvaise qualité des biens de consommation.

De fait, les réussites et les échecs de Cuba sont très analogues (avec les limites des comparaisons) à ceux de l’Union soviétique, de la Chine et du Vietnam avant que ces pays n’adoptent la «voie capitaliste», ce qui suggère que les analogies systémiques du modèle général soviétique sont plus significatives que ses idiosyncrasies et que les variations nationales.

Cuba partage avec l’URSS ce que le politologue Charles E. Lindblom a appelé «des pouces forts, mais dépourvus doigts». Le fait d’avoir des «pouces forts» permet au gouvernement cubain de mobiliser beaucoup de gens pour effectuer des tâches homogènes, routinières et répétitives, qui exigent peu ou pas de variations, d’initiative ou d’improvisation pour s’adapter aux conditions spécifiques et des circonstances imprévues au niveau local – ces dernières impliquant et exigeant des doigts subtils au lieu de pouces incapables de mouvements délicats.

Cela explique pourquoi un gouvernement de type soviétique est capable d’organiser une campagne de vaccination massive, alors même que son administration bureaucratique, centralisée et dépourvue de «doigts agiles» l’empêche d’acquérir la précision nécessaire pour coordonner les processus compliqués de production et de distribution dans les divers secteurs économiques, surtout dans l’agriculture, un des domaines les plus hétérogènes et imprévisibles.

Les carences de Cuba, spécialement dans la production de biens de consommation, proviennent également en grande partie des penchants «idéologiques» de ses principaux dirigeants. Même si ceux-ci ont clairement favorisé la production et la distribution de certains biens collectifs tels que l’éducation et la santé, ils sont restés non seulement indifférents mais y compris hostiles à la production de biens de consommation courants.

Cette prédisposition idéologique découle d’une variante profondément ascétique de certaines traditions de gauche [1]. Dans la direction cubaine, l’exemple le plus éminent et le plus austèrement cohérent de cette tendance a été Ernesto «Che» Guevara, qui, en tant que Ministre de l’industrie, tout au début de la révolution, a imprimé cette orientation dans beaucoup d’aspects de l’économie cubaine.

Lorsque les biens de consommation ont sérieusement commencé à manquer au début des années 1960, Guevara a critiqué les denrées dont les Cubains s’étaient entourés dans les villes et qu’il attribuait au mode de vie auquel l’impérialisme les avait habitués plutôt qu’au niveau de vie atteint par le développement économique du pays et résultant des luttes populaires et de la classe ouvrière de l’époque prérévolutionnaire. Il insistait sur le fait que des pays comme Cuba devaient investir uniquement dans la production pour le développement économique et vu que le pays était en guerre, le gouvernement révolutionnaire devait assurer que les gens avaient de quoi manger, mais que le savon et d’autres produits de toilette n’étaient pas essentiels.

Il est évident que son hostilité à l’égard des biens de consommation ne se limitait pas à l’économie de guerre. Comme il l’a exprimé dans ses réflexions privées après avoir renoncé à ses mandats dans le gouvernement au milieu des années 1960: «Un téléviseur qui ne fonctionne pas constitue un grand problème à Cuba, mais pas au Vietnam, où il n’y a pas de téléviseur et où ils sont en train de construire le socialisme». Et il a ajouté: «le développement de la conscience a permis de substituer ces denrées, accessoires, qui étaient devenues partie de la vie des individus à un moment donné, mais l’éducation de l’ensemble de la société peut faire reculer ce besoin.»

Plus tard, après l’échec des plans grandioses formulés par Guevara et d’autres leaders révolutionnaires pour le développement économique, cette politique ascétique a été adoptée par l’ensemble de la direction du gouvernement, qui l’a rapidement consacrée comme faisant partie de l’idéologie révolutionnaire opposée à la «société de consommation» du monde économiquement développé, une position qui n’a jamais fait partie de l’idéologie prérévolutionnaire de la gauche cubaine, qu’elle fut ou non communiste.

Comme il fallait s’y attendre, durant les cycles économiques cubains associés à l’esprit et à la politique de Guevara, on a toujours attribué plus d’importance à l’accumulation du capital qu’à l’augmentation de la consommation. Cela a été le cas, par exemple, dans la période économique de type guévariste 1966-1970 (peu après qu’il ait renoncé à ses mandats dans le gouvernement cubain).

A cette époque, comme l’a souligné l’éminent économiste cubain Carmelo Mesa-Lago, le plan national exigeait une importante augmentation de l’épargne à niveau national, fondée sur la réduction de la consommation moyennant le développement du rationnement, l’exportation des produits qui étaient auparavant destinés à la consommation intérieure et la réduction d’articles considérés comme non-nécessaires.

Les stimulations matérielles dans le travail ont été drastiquement réduites et on a exhorté la population à travailler plus dur, à épargner davantage et à accepter les privations dans un esprit révolutionnaire.

C’est ainsi que la proportion de l’investissement de l’Etat destinée à la sphère de la production a grimpé de 78.7% à 85.8% entre 1965 et 1970. Ce moment a véritablement été le point culminant de ce que les théoriciens hongrois Ferenc Fehér, Agnes Heller et Gyorgy Markus ont appelé «la dictature sur les nécessités».

La période «spéciale»

Jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique, le gouvernement cubain a pu fournir à la majorité de son peuple un niveau de vie austère mais avec un minimum de sécurité économique et la satisfaction des besoins de base, malgré les carences très sérieuses dans des secteurs tels que le logement et les biens de consommation.

Malgré les graves problèmes et contradictions typiques d’une économie de type soviétique, cela a été rendu possible grâce aux subsides économiques massifs de l’URSS, qui ont permis au gouvernement cubain de financer un «état de bien-être» généreux avec un système d’éducation, de santé et de sécurité sociale.

Fidel Castro et Brejnev
Fidel Castro et Brejnev

Cuba a reçu ces subsides massifs lorsqu’il a rejoint l’Etat soviétique en tant qu’associé minoritaire (junior partenaire) dans une alliance internationale. Malgré les désaccords stratégiques concernant l’Amérique latine (motivés notamment par la répugnance du pouvoir de Moscou à défier les Etats-Unis dans leur propre sphère d’influence), cette alliance a fini par être plus viable et réussie en Afrique, malgré les différences tactiques entre les deux pays (voir Angola et Mozambique).

Même si le taux d’alphabétisation à niveau national avait atteint 76.4% avant la révolution, il était beaucoup plus bas dans les campagnes. Depuis cette époque, le gouvernement révolutionnaire a réussi à éliminer presque complètement l’analphabétisme. Il a aussi étendu l’éducation secondaire et supérieure, ce qui a favorisé un degré significatif de mobilité sociale, laquelle a également été facilitée par l’émigration massive de la classe dominante et d’une bonne partie de la classe moyenne.

L’expansion dramatique des forces armées a également permis l’ascension à l’officialité de beaucoup de Cubains d’origine modeste. Les Noirs ont tout particulièrement bénéficié de l’élimination de l’importante ségrégation informelle qui avait existé à Cuba pendant la période prérévolutionnaire, surtout dans l’emploi. Mais le racisme n’a pas été éliminé. Le gouvernement a implicitement identifié le racisme, mais uniquement sous sa modalité ségrégationniste et a déclaré que le problème était résolu sans avoir envisagé des politiques d’action affirmatives à grande échelle, ce qui, dans un contexte où les Noirs n’ont pas le droit de s’organiser de manière indépendante pour défendre leurs intérêts, a prolongé l’inégalité raciale.

Cuba est tout de même devenue, de manière générale, une société plus égalitaire, atteignant au milieu des années 1980 un coefficient de Gini de 0.24 (même si cette mesure statistique néglige également le problème d’accès politique évoqué plus haut). C’est ce qui, de pair avec le développement d’une conscience nationaliste et anti-impérialiste, a assuré un large soutien populaire au régime. En même temps, les voix critiques, y compris au sein même du gouvernement, étaient systématiquement supprimées, et un grand nombre de dissidents politiques ont été emprisonnés. Cuba a aussi un des taux les plus élevés de prisonniers de droit commun.

L’effondrement du bloc soviétique a provoqué une crise économique massive, qui s’est concrétisée par une chute rapide et violente de 35% du PIB. La disette qui s’est répandue pendant la première moitié des années 1990 – les pires années de crise – a provoqué en 1991 une épidémie de neuropathie optique qui a affecté plus de 50’000 personnes avant d’être partiellement contrôlée en 1993.

Des services comme le transport public ont subi une chute vertigineuse, dont ils n’ont que partiellement récupéré. L’inégalité a augmenté de manière significative, surtout entre ceux qui avaient accès aux dollars des livraisons à étranger et ceux qui ne l’avaient pas. Le salaire réel dans le secteur public, où se trouve encore 75% de la force de travail, s’est effondré et en 2013 il n’atteint encore que 27% du niveau qu’il avait en 1989.

Publié en 2014
Publié en 2014

La « période spéciale » a également eu un effet notable sur le système de santé et a réduit les avancées enregistrées au cours de 30 années précédentes. Les médicaments manquent, tout comme les équipes médicales, les médecins de famille et les spécialistes, qui se trouvent fréquemment à l’étranger, travaillant dans des programmes internationaux. Les patients doivent apporter les draps pour les lits d’hôpitaux et les pourboires au personnel sont devenus plus importants et fréquents. Beaucoup d’enseignants ont abandonné le système d’éducation pour d’autres secteurs comme le tourisme, où ils obtiennent des salaires plus élevés

Le gouvernement a essayé de remplacer les enseignants qui partaient avec un système d’enseignement par télévision et en engageant des diplômés de l’enseignement secondaire après qu’ils aient reçu une brève formation, tout cela avec des résultats négatifs prévisibles.

Le système de sécurité sociale, qui avait connu d’importantes avancées dans les années 1960 avec une couverture universelle et l’unification du système incohérent de nombreux plans de retraite et de pensions, a connu une grave crise dans les années 1990 lorsque les pensions payées en pesos ont baissé pour n’atteindre plus qu’une fraction de leur pouvoir d’achat précédent.

Un fait particulièrement important est que depuis l’effondrement de l’URSS, le soutien au régime a significativement baissé, surtout parmi les jeunes. Cela ne signifie pas que les jeunes aient commencé à s’opposer ouvertement au régime. Il est beaucoup plus probable qu’ils tentent de trouver des solutions individuelles à leurs problèmes; ils préfèrent quitter l’île qu’affronter un gouvernement qui, malgré le fait d’avoir libéré la majorité des prisonniers politiques et permis un degré significatif de libéralisation sociale (en termes de religion et d’émigration, par exemple) continue à maintenir intact son appareil de répression. Plutôt que les longues condamnations à l’emprisonnement qui étaient la norme sous le gouvernement de Fidel Castro, le gouvernement maintient une politique de surveillance étroite, de harcèlement et de fréquentes arrestations de courte durée de dissidents.

La critique de gauche

Ceux qui soutiennent le gouvernement, surtout à l’étranger, continuent à défendre le système comme si rien n’avait changé dans les 25 dernières années et ils continuent à révoquer l’existence de pays pauvres comme Haïti – dont les conditions étaient déjà pires qu’à Cuba avant la révolution de 1959 – comme preuve que le Cuba actuel est sur la bonne voie.

Mais la majorité des Cubains ne comparent pas leur niveau de vie avec celui d’autres pays sous-développés. Les plus vieux comparent probablement leur situation actuelle avec la plus grande sécurité et prévisibilité de leurs vies avant la Période spéciale, et peut-être regrettent-ils l’époque au début des années 1980 lorsque l’ouverture des marchés paysans, après l’exode massif de Mariel au printemps 1980, leur a permis de jouir d’un niveau de vie qui a probablement été le plus élevé depuis les années 1960.

Pour de nombreux Cubains, et surtout pour la jeunesse déçue qui est actuellement tout à fait au courant des tendances culturelles contemporaines dans la mode, la musique et la danse, l’existence d’une nombreuse communauté cubano-étatsunienne au sud de la Floride s’est transformée en une très importante référence de comparaison.

La presse officielle du Parti communiste et les sympathisants du régime à l’étranger continuent donc à vanter le rang élevé qu’occupe Cuba dans le IDH, mais, tout comme les opposants des années 1940 et 1950, la gauche critique naissante à Cuba ne rejoint pas ce concert de louanges: elle essaie plutôt de s’organiser, dans des circonstances très difficiles, pour obtenir les libertés politiques nécessaires pour défendre le niveau de vie de notre peuple cubain et d’ouvrir la possibilité d’une économie et d’un système politique d’autogestion démocratique et populaire. (Traduction A l’Encontre; l’original a été publié dans Havana Times)

Samuel Farber est né et a vécu à Cuba. Il est l’auteur de Cuba Since the Revolution of 1959. A Critical Assessment, publié par Haymarket Books, Chicago.

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[1] Cette explication peut être discutée. Il semble que le type de planification centrée sur quelques objectifs productifs centraux – pour contrôler indirectement les secteurs qui en dépendent indirectement – permet à la fois de saisir les traits du «modèle» économique, l’existence plus que réduite des décisions des travailleurs, et la base de sustentation des dominants qui contrôlent le surplus économique et disposent de ressources politiques pour avoir accès à des biens de consommation durables ou non. (Rédaction A l’Encontre)

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