L’histoire du PT brésilien mise en perspective

Dilma Rousseff et Lula

Par Valério Arcary

Il s’est passé quelque chose de formidable et d’émouvant mais aussi de terrible, dans l’histoire du Parti des Travailleurs du Brésil. Pour utiliser des termes forgés par les classiques grecs, nous avons vécu le moment de l‘épopée, le moment de la tragédie et même un peu de comédie dans la trajectoire au cours de laquelle le pétisme [pétiste: adhérent au PT] s’est transformé en lulisme [luliste: adhérent de Lula. Lula a été président du PT du 10 février 1980 au 15 novembre 1994 et député fédéral, pour l’Etat São Paulo, du 15 mars 1986 au 15 mars 1991].

Le PT a été le plus grand parti dans l’histoire de la classe travailleuse brésilienne au XXe siècle. Dans les années 1980, Lula et la direction du PT (qui ont organisé le courant interne désigné sous le nom d’Articulation) ont su «s’accrocher» à un parti qui, en dix ans, a passé d’une organisation de quelques milliers de militant·e·s à une rassemblant des centaines de milliers d’adhérent·e·s. Cette organisation qui recueillait 10% des votes en 1982 pour le poste de gouverneur de l’Etat São Paulo (et en moyenne moins de 3% dans les autres Etats), a réussi à livrer un combat très serré au second tour des élections présidentielles de 1989, et cela en ne comptant que sur des contributions financières volontaires.

Le PT est évidemment devenu un tout autre parti en 2011, même si la fraction dirigeante reste essentiellement la même. En trois décennies, le PT a élu plusieurs milliers de conseillers dans les législatifs municipaux, quelques centaines de députés aussi bien au niveau des Etats qu’à celui de l’Etat fédéral (avec ces deux chambres). Il est également parvenu à être dans les gouvernements de plus de mille intendances et dans beaucoup d’Etats, sans compter que, pour la troisième fois, ils trustent la présidence de la République fédérale du Brésil [Lula du 1er janvier 2003 au 1er janvier 2011, date à laquelle lui succède sa «protégée» Dilma Rousseff]. Le PT de 2011 est la machine électorale la plus professionnelle du Brésil, bien évidemment intégrée aux institutions du régime et étroitement associée à certains des plus puissants groupes patronaux. Paradoxalement, l’autorité de Lula n’a pas diminué.

Le PT en tant que surprise historique

Le prestige de Lula s’explique en premier lieu par l’histoire du PT. Il convient, à ce propos, de se rappeler qu’en 1979-1980 le PT se constituait «sans patrons», qu’il a rapidement évolué et que, conduit par un dirigeant gréviste de la métallurgie, ce parti a gagné une l’influence de masse dans les grandes villes de l’Etat de São Paulo, alors qu’il ne disposait pas de relations internationales solides. Cette évolution a été un phénomène politique étonnant et imprévu. Le PT n’a pas été un accident historique, mais il a certainement été une surprise. [1]

A la fin des années 1970, la plus grande partie de la bourgeoisie brésilienne et des dirigeants politiques de la dictature militaire [elle s’étend de 1964 à 1985, avec une transition qui commence au début des années 1980] avaient encore des craintes sérieuses concernant  l’espace politique que pourraient occuper, en cas d’amnistie, le Parti Communiste brésilien (PCB), d’un côté, et, de l’autre, Leonel Brizola [qui s’opposait à l’oligarchie la plus conservatrice, il commença sa carrière dans le Parti travailliste brésilien, avec le soutien de Getulio Vargas et en 1980 créa le Parti démocratique travailliste] et Miguel Arraes [autre leader de la «gauche bourgeoise» ,ayant eu été élu, 1962, comme candidat du Parti social travailliste au poste de gouverneur de l’Etat de Pernambuco]. C’était l’étape historique de la guerre froide, un temps d’anticommunisme primitif.

Si le PT et Lula sont, politiquement, très surévalués aujourd’hui, il serait injuste de ne pas rappeler que lorsqu’ils sont apparus dans la vie politique nationale, en 1979-1980, ils ont été sous-estimés. Le PT a été tellement dédaigné jusqu’en 1982 qu’un secteur de la presse et des médias de l’époque n’ont pas prêté une grande attention au rôle impressionnant de Lula dans la direction des ouvriers de l’ ABC [2]. Et c’est la raison pour laquelle ils lui ont facilité une visibilité politique qu’ils n’ont jamais concédée, par exemple, à Prestes.[3]

Néanmoins, après la fondation de la Centrale Unitaire des Travailleurs (CUT) en 1983, la politique de la bourgeoisie et des médias à l’égard du PT s’est modifiée. Le processus de transition démocratique que poursuivait la dictature s’est trouvé menacé par les apparitions de Lula et par le rôle du PT qui encourageaient tout le prolétariat du pays à se lancer de manière indépendante dans la lutte syndicale et politique.

Etre pétiste était synonyme d’être un égalitariste, un radical. Lorsque le poids d’une avant-garde de quelques centaines de milliers d’activistes s’est fait sentir, surtout lors de la campagne pour les «Directas» [4], le PT a commencé à être pris au sérieux en tant qu’ennemi et Lula à être perçu comme un danger. Après l’élection de Luiza Erundina [assistante sociale, liée aux communautés de base de l’Eglise, elle sera, en 1987, député de l’Etat de São Paulo] à la mairie de São Paulo, en 1988, le pouvoir a créé le second tour dans les élections majoritaires pour prévenir la menace de nouvelles victoires pétistes. Les militants du PT faisaient une différence dans les grèves, dans les occupations, mais aussi dans les élections.

Le PT qui est né des grèves de 1979-1981

Il ne semble pas très polémique de soutenir que le PT n’a jamais été un parti révolutionnaire, malgré le fait que beaucoup de combattants honnêtes qui luttaient pour une révolution brésilienne aient milité avec abnégation et consenti des sacrifices dans ses rangs. Une analyse sobre permet de conclure que le PT a surgi en tant que parti ouvrier avec un projet de représentation indépendant de la classe ouvrière, mais dont la direction avait un projet politique prédominant de réformes pour une régulation du capitalisme brésilien.

En dix ans, entre 1979 et 1989, le Parti des Travailleurs a réussi à être un pôle d’attraction pour les meilleurs éléments de la génération de militants sociaux qui ont dirigé les plus grands mouvements de masses de la décennie. Le PT a pu accomplir cela en appliquant la décision politique d’une opposition à l’ouverture lente, graduelle et contrôlée de la dictature militaire – la stratégie de transition à la démocratie adoptée par les gouvernements Ernesto Geisel [1974-1979] et J. Baptista de Oliveira Figueiredo [1979-1985], sous l’inspiration du général Golbery do Couto e Silva.

Le PT a ainsi diminué l’autorité du Mouvement Démocratique brésilien (MDB) de Montoro et de Tancredo Neves, lorsque ceux-ci ont été élus gouverneurs de São Paulo et de Minas Gerais en 1982, et déplacé l’influence qu’aurait pu exercer la direction de Brizola, élu la même année gouverneur de Rio de Janeiro, et même celle du PCB de Prestes, lorsque ce dernier est rentré de l’exil en 1979.

C’est au cours de ces années-là que la direction du PT et Lula ont gagné leur prestige politique. Ils ont défendu les grèves, soutenant la naissance du Mouvement de Travailleurs ruraux Sans Terre (MST); ils ont aidé le mouvement étudiant, accueilli le mouvement des femmes, protégé le mouvement populaire urbain de lutte pour des logements, prêté assistance au mouvement Noir et, non moins important, ils ont affronté la dictature, lançant la campagne pour les « Directas ». Ils ont dénoncé l’accord qui a abouti au Collège électoral qui a finalement permis la prise de possession de José Sarney [qui prendra le poste de Président de Tancredo Neves, suite à sa maladie ; en effet, e dernier ne put prendre ses fonctions présidentielles. José Sarney assuma le poste de président de 1985 à 1990]

Mais après 1988, lorsque le PT dirige la mairie de São Paulo, il commence à changer. Comprendre ces pressions permet de redonner à l’histoire de la lutte de classes des travailleurs son rôle central pour comprendre le destin du PT.

Un prolétariat jeune et combatif, mais politiquement inexpérimenté

C’est au cours de ces trente années que s’est développée l’expérience de milliers de grèves dans les catégories de travailleurs les plus diverses ; grèves qui revitalisent les syndicats. Il y a également eu l’important apprentissage des grèves générales dans les années 1980 et les imposantes actions de Lula en 1989, avec des centaines de milliers de personnes dans la rue. La lutte des retraités, en 1990, suite au plan Zelia Cardoso et Collor a ému tout le pays. Sans oublier la grève historique des travailleurs du pétrole en 1995, la marche du MST sur Brasilia en 1997, une année après le massacre d’ Eldorado de Carajas, ainsi que beaucoup d’autres luttes populaires. Mais dans ces combats partiels, la classe travailleuse brésilienne a toujours été plus radicale dans ses actions que dans ses revendications. Elle a fait bouger des montagnes, mais en réclamant très peu.

Pendant cet intervalle historique de trois décennies de confiance croissante dans la direction de Lula, du PT et de la CUT, ce n’est qu’à deux occasions que les masses populaires ont réussi à faire irruption sur la scène politique avec l’immense puissance de leur mobilisation politique dans les rues, en menaçant le gouvernement de l’époque. Leur programme restait réformiste, même quand elles agissaient avec des moyens révolutionnaires : renverser des gouvernements en «occupant» la rue est une action révolutionnaire, même si les mobilisations sont pacifiques.

La mobilisation pour des objectifs politiques a donc été quelque chose d’inhabituel, d’inusité, et une mobilisation pour renverser des gouvernements haïs a été tout à fait exceptionnel. Les masses populaires et la jeunesse ont découvert dans les « Directas » et dans le « Fuera Collor » [«Collor, dégage» en1992] la puissance de leur action. Mais il est également apparu clairement avec l’ascension de Sarney (1985) et de Itamar Franco, vice-président, qui remplace Collor déchu (1992), qu’il était plus facile d’agir ensemble contre Figueiredo et contre Collor que de s’unir pour un projet anticapitaliste.

Le socialisme n’était qu’une vague référence, une aspiration pour davantage de justice pour ces millions de personnes qui sont sorties dans la rue en exprimant leur imposante puissance, celle d’une immense majorité de pauvres et de déshérité·e·s dans un pays énorme, qui s’était urbanisé en peu de décennies, très jeunes et presque sans instruction. [5]

Le PT est les fluctuations des rapports de force entre les classes

La CUT, le PT et Lula ont acquis leur légitimité dans ce processus, mais la classe travailleuse n’était ni socialement, ni politiquement à la tête de la majorité populaire exploitée. Elle ne dirigeait pas, elle était dirigée. Ni les « Directas », ni le « Fuera Collor » n’ont été construits avec une plateforme mettant en avant les revendications de classe. Le programme qui a conduit des millions de personnes à la lutte restait démocratique. Il n’est donc pas surprenant que les grands combats se soient déroulés dans les limites d’alliances avec des dissidents bourgeois comme le MDB de Ulysses Guimaraes et de Tancredo Neves en 1984 ou avec Orestes Quercia et Brizola en 1992.

En 1992, lorsqu’ils avaient déjà une influence majoritaire dans la classe ouvrière, le rôle de Lula et du PT a été régressif: ils arrivaient dans la rue avec du retard, et ils ont joué le rôle de pompiers, assurant l’ascension de Itamar qui, au-delà de l’Etat de Minas Gerais, était un illustre inconnu. Il occupait presque accidentellement la vice-présidence.

Malgré la pression de l’inertie réactionnaire d’un pays très arriéré sur le plan culturel, où la peur des représailles a toujours été très efficace pour neutraliser l’action collective du peuple, et peu organisée sur le plan politique, la majorité de la classe travailleuse organisée dans les syndicats a évolué à gauche dans les années 1980. Elle a réussi à mener deux grèves générales, en 1987 et en 1989, et malgré le fait que celles-ci sont restées partielles, elles ont atteint une dimension nationale.

La classe travailleuse a passé des illusions concernant le PMDB à l’opposition au gouvernement de Sarney et a porté Lula jusqu’au deuxième tour des présidentielles en 1989. Les classes moyennes urbaines ont également évolué à gauche pendant les dernières années de la dictature, mais ensuite elles se sont divisées: la majorité s’est détournée vers un soutien à Collor en 1989, pour ensuite soutenir avec enthousiasme le plan Real. Après la dévaluation de la monnaie en 1999, les secteurs de la classe moyenne s’éloignent lentement du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso et du PSDB, qui s’érodait suite à des scandales de corruption successifs, et se sont approchés en même temps de Lula, alors que le PT faisait un virage à droite éhonté. Ils ont fini par se rencontrer en 2002.

La majorité du peuple désorganisé est resté une base électorale des partis bourgeois, héritiers de Arena [Alliance rénovatrice nationale mise en place en 1965 par les militaires] et du PMDB, tout au long des vingt années qui vont de 1982 à 2002, lorsque Lula a été élu.

En résumé: d’abord, dans les années 1980 le PT a regroupé les secteurs organisés du prolétariat et la jeunesse étudiante, mais plus tard, au cours des années et avec le changement de siècle, une «classe moyenne» et une partie des classes populaires semi-prolétaires ont misé sur un changement de leurs vies au moyen de la représentation politique qu’offraient le PT et Lula. Une promesse de réformes avec peu de risques de confrontation avec les puissants intérêts du capital.

Quatre crises

Dans ce processus, le PT a fait face à beaucoup de crises, mais quatre d’entre elles ont réellement marqué son histoire. La dynamique politique de son évolution n’a pas été linéaire. Le critère pour définir quelles ont été les crises les plus importantes est sujet à controverse. Dans cet article, nous partons de l’hypothèse qu’une crise est significative lorsqu’un parti en sort qualitativement différent de ce qu’il était auparavant. Dans les années 1980, par exemple, lorsque la situation politique évoluait à gauche avec la mobilisation plus active des travailleurs et de la jeunesse, le PT a connu une première rupture vers la droite, mais elle a été indolore aussi bien pour l’avant-garde organique que sur le plan de l’influence électorale. [6]

La première grande crise est survenue avec le gouvernement municipal de Luiza Erundina à S?o Paulo. La question centrale qui se posait était celle des rapports avec le régime démocratique: fallait-il accepter ou non les limites légales constitutionnelles? Erundina et les autres maires du PT, comme à  Diadema, dans la région métropolitaine de São Paulo, se sont trouvés devant le dilemme de l’occupation de terres publiques et privées par les mouvements de lutte pour des logements. Et aussi face aux grèves des employés publics. Ces maires ont fait appel à la répression, certains plus que d’autres. Il y a même eu des épisodes avec des incarcérations et des blessés. Il n’y a pas eu rupture dans le parti, mais les plaques tectoniques du PT se sont déplacées. Le PT a payé scrupuleusement la dette extérieure de la municipalité et n’a pas hésité à utiliser la Police militaire contre la lutte ouvrière et populaire.

Au début des années 1990, lorsque la situation politique évoluait à droite et les pressions bourgeoises pour stabiliser le régime démocratique devenaient plus intenses, la direction du PT a convoqué le Premier Congrès et a décidé d’expulser un des courants trotskistes : Convergence socialiste. Après unification avec d’autres organisations marxistes, a été formé le Parti Socialiste des Travailleurs Unifié (PSTU). [7] Cela a constitué la deuxième grande crise. A partir de ce moment, les tendances de gauche qui continuaient à résister à l’intérieur du PT étaient alertées sur ce qui serait leur sort si elles défiaient la direction. Cette crise n’a pas eu de répercussion sur le plan électoral, mais a laissé une blessure incurable: l’aile révolutionnaire avait été éliminée sans réactions autres que déclamatoires.

Paradoxalement, avec l’impulsion du «Fuera Collor», le courant majoritaire du PT – qui était allé trop loin dans son virage à droite lors du premier congrès de 1991 – s’est divisé, donnant naissance à l’Articulacion de Izquierda. Ce courant – qui a été rejoint entre autres par les tendances marxistes Democracia Socialista (DS) et Fuerza Socialista – s’est imposé dans la Rencontre nationale du PT en 1993. Cette réaction s’est néanmoins révélé être un «feu de paille». Elle a été donc éphémère. Lors de la Rencontre nationale de 1995, après la deuxième défaite présidentielle de Lula en 1994, l’Articulacion, sous la direction de Zé Dirceu, a récupéré la majorité en alliance avec la tendance Nueva Izquierda, dirigée par Jose Genoino et Tarso Genro. [8]

En 1999, suite à la troisième défaite électorale de 1998, la direction du PT a réalisé un nouveau virage à droite: elle a imposé un veto contre la campagne «Fuera Fernando Henrique Cardoso» [«Fernando Henrique Cardoso, dégage!»] que la CUT et le MST étaient en train de mettre sur pied. Cela avec le soutien de la gauche interne et externe au PT. La mobilisation réalisée à Brasilia a réuni 100’000 «activistes».

La campagne «FHC dégage» cherchait à répéter ce qu’avait été la campagne «Fuera Collor» en 1992. Elle risquait de croître dans un contexte d’intense malaise provoqué par la réévaluation du Real durant le premier mois du deuxième mandat de Henrique Cardoso. La position inflexible de la direction du PT – Zé Dirceu a conditionné son acceptation de la présidence du PT à la défaite de la motion favorable au « FHC dégage » – a démontré au gouvernement de Fernando Henrique Cardoso qu’elle était disposée à bloquer tout mouvement social.

Cohérente avec son engagement en faveur de la gouvernabilité, la direction du PT a préparé, en juillet 2002, un manifeste dont la publication a coïncidé avec le lancement de la quatrième candidature de Lula à la présidence, avec cette fois Zé Alencar – un des plus grands entrepreneurs du secteur textile de Minas Gerais – en tant que vice-président. Le manifeste déclarait en toutes lettres sa décision d’honorer le paiement de la dette publique interne et externe [les détenteurs internes d’obligations étatiques brésiliennes obtenaient des rendements fabuleux].

Finalement, en 2003, après l’élection de Lula, la direction du PT n’a pas hésité à expulser Heloisa Helena (membre du courant Démocratie socialiste) et les députés qui ont plus tard formé le Parti Socialisme et Liberté (PSOL). A nouveau a été utilisée l’accusation d’indiscipline, parce qu’ils avaient refusé de voter au Congrès la Réforme de la Sécurité sociale. Cette troisième grande crise a prouvé que la direction du PT n’aurait aucun scrupule à imposer un virage à droite.

Mais c’est en 2005 que le PT a traversé la crise la plus sérieuse de son histoire. Une partie du noyau dur de sa direction a été décapitée, politiquement, par la crise ouverte avec les dénonciations du mensalao.[9] Malgré la satisfaction non dissimulée des fractions majoritaires de la classe dominante à l’égard du gouvernement de Lula depuis son premier mandat, l’opportunité ouverte par la crise du mensalao a précipité une offensive politique bourgeoise au Congrès national et dans les médias, avec quelques échos dans la rue, les usines et les universités. Cela a fait vaciller Lula dans le Palacio de Planalto [bâtiment de la présidence à Brasilia].

Le mensalao a obligé le PT a sacrifier Zé Dirceu et des dizaines d’autres dirigeants. Il a contribué à démoraliser les secteurs les plus critiques des militants ouvriers et populaires du parti, une bonne partie de l’avant-garde étudiante la plus combative et les médias les plus honnêtes où sont présents des secteurs intellectuels de gauche. Après huit ans au pouvoir, le caractère de classe de la direction du PT a changé. On n’a plus pu dissimuler les signes d’enrichissement rapide. Le parti lui-même a changé de nature sociale, mettant un terme à son passé de parti ouvrier réformiste. Après des années au pouvoir, il a donné naissance à un parti ayant des rapports organiques avec certaines fractions de la bourgeoisie brésilienne.

Le PT a malgré tout conservé une influence majoritaire dans le prolétariat. Entre 2002 et 2010 le gouvernement de Lula a reçu des applaudissements presque unanimes de tout ce qu’il y a de plus réactionnaire au Brésil et dans le monde: depuis Malouf jusqu’à Delfim Neto, de Michel Termer (du PMDB et vice-président de Dilma Rousseff] à Henrique Meirelles, de Bush à Sarkosy, de Merkel à Poutine. Parmi les plus grands banquiers, les patrons et les latifundistes, il ne manquait pas non plus des voix disposées à admettre publiquement l’approbation enthousiaste des classes dominantes de tous les continents à l’égard de Lula et du PT.

Et comme si cela ne suffisait pas, il y a eu la découverte d’un impressionnant financement électoral par le biais d’obscènes relations avec le patronat, une corruption routinière que le PT avait toujours dénoncée. Malgré tout cela, Lula a surpris par la résilience de son autorité dans la classe ouvrière. Il est vrai que les conditions de la situation économique internationale ont bénéficié à Lula et à son gouvernement. Mais ce ne sont pas uniquement ces conditions extérieures favorables qui peuvent expliquer la pérennité de l’influence du PT dans la classe travailleuse. Ce ne sont pas non plus les dix millions de «bolsas familia» [programme social destiné à lutter contre la pauvreté et qui dans le Nord-Est a eu un impact important] distribuées qui peuvent l’expliquer.

La transformation du « pétisme » en « lulisme »

Les positions politiques ne constituent cependant pas le seul paramètre pour comprendre le PT. Les partis peuvent être jugés par l’histoire de leur ligne politique, par les campagnes politiques dans lesquelles ils s’engagent et leurs luttes politiques internes; par la confrontation entre leurs positions lorsqu’ils sont dans l’opposition et lorsqu’ils sont au pouvoir; par leur programme pour transformer la société ou même par les valeurs et idées qui configurent leur identité; par la composition sociale de leurs membres – militants ou sympathisants – ou de leurs électeurs, ou de leur direction; par le régime interne de leur fonctionnement; par leurs formes de financement ou par leurs relations internationales. Tous ces critères sont valables, et la construction d’une synthèse exige une appréciation de leur évolution dynamique. La seule chose qui soit impossible c’est de juger un parti selon ce qu’il pense [et dit] de lui-même.

Si l’on considère l’angle politico-sociologique, le PT est né comme un parti ouvrier avec une influence de masse minoritaire dans la classe travailleuse jusqu’en 1987, puis majoritaire à partir de 1989. Il avait depuis sa fondation un courant majoritaire dans la direction, dirigé par un bloc politique qui a réuni une fraction de la bureaucratie syndicale avec des aspirations de classe «petite-bourgeoises» et un collectif de dirigeants provenant des secteurs intellectuels, militants de la génération de 1968 et/ou insérés dans le monde académique. Il avait un noyau dirigeant qui acceptait le rôle de caudillo de Lula à la fois en tant que porte-parole public et en tant que Bonaparte interne entre ses différents groupements. Il avait un programme démocratique-radical de réformes, autrement dit de régulation sociale du capitalisme qu’il est convenu d’appeler démocratique-populaire. Il avait des rapports internationaux hybrides que réunissaient le soutien d’un secteur de la hiérarchie catholique, via la Hollande et l’Allemagne (avec des rapports institutionnels minoritaires dans le Vatican), le soutien d’une fraction de la social-démocratie internationale (via le Parti Socialiste français et surtout le SPD allemand), le soutien d’un secteur de l’appareil stalinien international (via Cuba et plus tard de l’Allemagne de l’Est). Et, finalement, mais non moins important, il avait avec une aile gauche très fragmentée en différentes organisations, avec comme particularité la présence de quelques milliers de trotskistes.

Ce genre critère porte à considérer comme importante la relation de l’appareil de la CUT avec les fonds de pension étatiques à partir des années 1990, en pleine période de privatisations. L’explication de ce processus exige également une mise en perspective historique.

Quatre étapes dans l’histoire du PT

Une autre voie pour construire une histoire du PT consiste à effectuer une analyse historico-politique du parti. Les découpages en périodes sont discutables, mais inévitables. De ce point de vue, l’histoire du PT peut être divisée en quatre phases qualitativement différentes:

Entre 1980 et 1985, le PT a été un parti d’opposition au régime militaire et au gouvernement Figueiredo. Il a été le principal moteur de toutes les luttes sociales contre la dictature, ce qui lui a permis de conquérir la direction des mouvements sociaux. Il a ainsi occupé la place qui était celle du PCB avant 1964. Après l’élection de Sarney par le Collège électoral, et après l’élection de la Constituante en 1986, mais surtout après les élections municipales de l988, le PT a cessé d’être un parti d’opposition au régime, devenu démocratique-électoral, mais il a continué à être un parti d’opposition intransigeante au gouvernement.

Après la défaite de 1989 face à Collor et des élections pour les gouvernements des Etats de 1990, le PT a vacillé face au gouvernement de Collor sous la pression de la nouvelle situation ouverte suite à la chute du mur de Berlin et sous l’effet de l’accommodement de la direction du parti avec la constitutionnalité. C’est la raison pour laquelle , lors du Congrès en 1991, le PT a refusé de prendre l’initiative de lancer une campagne réclamant le départ de Collor. Il n’a finalement soutenu cette campagne qu’après qu’elle avait gagné l’appui des masses dans les rues en août 1992, et ce malgré le PT.

Après l’élection de Henrique Cardoso en 1994, et jusqu’en 2002, le PT a maintenu une position d’opposition parlementaire, tout en refusant de mobiliser sa base sociale pour tenter d’empêcher que le gouvernement de Cardoso ne gouverne, même lorsqu’il est devenu possible, en 1999, d’organiser contre ce gouvernement un mouvement semblable à celui qui s’était opposé à Collor. Au cours de ce processus la direction de José Dirceu s’est consolidée. Finalement, après la victoire de Lula, ou plus précisément après la « Lettre aux Brésiliens » de juillet 2002, lorsque le PT est devenu un parti gouvernemental, il est devenu le principal support de contrôle social pour garantir la gouvernabilité de Lula. C’est le PT qui a bridé la possibilité que l’érosion sociale accumulée par le chômage, le gel salarial et les privatisations des années Henrique Cardoso ne s’exprime sous la forme d’une mobilisation populaire. Et c’est la présence de Lula, surtout, qui permet d’expliquer pourquoi le régime démocratique au Brésil n’a pas traversé une crise comme en Argentine en 2001.

Le PT a été le parti dirigeant du gouvernement Lula qui a obtenu, entre 2002 et 2010 – surtout après 2006 – la stabilisation politique du régime démocratique électoral: aucun des gouvernements élus depuis 1989, ni celui de Collor, ni celui d’Itamar, ni celui de Fernando Henrique Cardoso n’ont eu autant de succès dans la maîtrise de la protestation ouvrière et populaire. Durant ces huit années de mandat, le PT a traversé la crise du mensalao en 2005 et il en est ressorti méconnaissable de ce scandale: en acceptant le financement illégal à une échelle apocalyptique de dizaines de millions de dollars, la direction du PT a exposé  son mépris à l’égard des principes éthiques les plus élémentaires,.

Le PT face à son avenir

Chaque génération tire ses propres conclusions en réfléchissant de manière comparative sur la base d’un répertoire des «leçons» héritées. La réélection de Lula en 2006 et l’élection de Dilma Rousseff ont leurs racines : dans les vents favorables de la situation économique mondiale entre 2003 et 2008 et la récupération de la croissance (surtout au Brésil) en 2010; dans le maintien d’un niveau bas d’inflation ; dans l’augmentation lente mais constante du salaire minimum ; dans la préservation du salaire moyen et la diminution du chômage qui ont permis l’accès au crédit et l’extension des politiques publiques comme le « Bolsa Familia ».

Face à des circonstances exceptionnelles comme la chute de la dictature de l’Estado Novo (1937-1945) ou de la dictature militaire (1964-1984), les travailleurs ont été obligés de trouver un nouveau point d’appui politique et/ou syndical. C’est ce qui s’est passé lors du processus ouvert suite à la défaite du fascisme nazi dans la deuxième Guerre mondiale, qui a poussé le PCB à se transformer en un parti avec influence de masse remplaçant le «varguisme» [politique de Getulio Vargas, qui fut deux fois président du Brésil entre 1930 à 1954] ou lors du processus qui entre 1978 et 1984 a donné naissance au PT, qui a remplacé le PCB de Prestes.

L’étape d’apprentissage syndical-parlementaire – connue dans la tradition marxiste comme la stratégie allemande, par analogie avec l’histoire de la social-démocratie la plus puissante du monde – ne s’épuise qu’à la chaleur d’une situation révolutionnaire qui ne s’est pas encore ouverte. La collaboration de classes est un projet qui renaît encore et encore, tant que les travailleurs n’ont pas gagné suffisamment confiance en eux-mêmes et en leur lutte. Les masses peuvent abandonner le chef de hier sans pour autant renoncer aux chimères de son rêve. Elles peuvent aussi se réconcilier avec des leaders qui les ont déçues.

Entre 1994 et 2002, par biais des fonds de pension et à travers la participation dans la gestion des fonds publics, la bureaucratie syndicale de la CUT, qui est encore le principal appareil de soutien social de la direction du PT, est entrée dans le monde des affaires. Après les élections de 2002, le PT a accepté, avec la crise du mensalao, le nouveau rôle césariste [bonpartiste] de Lula en tant que leader inconditionnel. Et irremplaçable. C’est d’ailleurs ce qui annonce sa ruine. Néanmoins, les «illusions réformistes» des travailleurs ne meurent pas toutes seules. Il faudra encore des événements extraordinaires, comme lors des cycles historiques antérieurs, pour qu’une nouvelle direction puisse s’affirmer. (Traduction A l’Encontre)

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Valério Arcary est historien et professeur de CEFET/PR. Il est membre de la direction nationale du Parti Socialiste des Travailleurs Unifié (PSTU) du Brésil. Cet article a été écrit pour la revue argentine Herramienta.

Notes

[1] Dans la tradition marxiste, un accident historique est un phénomène transitoire, donc éphémère. L’antagonisme entre la nécessité et le hasard est un des thèmes théoriques les plus passionnants sur le terrain interdisciplinaire de la philosophie et de l’histoire.

[2] Le sigle ABC se réfère aux villes qui composent la périphérie prolétaire de São Paulo, où se trouvent les plus grandes usines d’automobiles et métallurgiques de l’immense métropole.

[3] Luis Carlos Prestes (1988-1990), dirigeant historique légendaire du PCB, de formation initiale militaire. Au milieu des années 1930, il fut à la tête d’un soulèvement militaire, dont la force organisée était L’Action de libération nationale (ALN). Le mouvement fut fortement réprimé par Vargas. Prestes fut, à plusieurs reprises, arrêté et réprimé (sa femme mourut dans le camp allemand de Ravensbrück). Il revint au Brésil, depuis l’URSS, en 1979, à l’occasion de l’amnistie.

[4] Référence à l’exigence que les autorités nationales (la présidence) soient désignées par des élections directes et non par une élection indirecte dans un Collège électoral truqué par la dictature, comme cela s’est finalement passé.

[5] Entre 1950 et 1980, le PIB au Brésil a doublé en moyenne tous les dix ans. Il n’a fallu que trente ans pour doubler la population. En termes réels, le revenu per capita était en 1980 50% plus important qu’en 1950. Néanmoins, le PIB a tardé à doubler celui de 1980, durant donc ces trente dernières années. La scolarité moyenne a également tardé trente ans à doubler: en 2010 la scolarité moyenne a atteint sept ans (pour la population âgée de 15 ans ou plus), ce qui correspond à la moitié de la scolarité dans les pays européens du bassin méditerranéen.

[6] Trois députés fédéraux – Bete Mendes, José Eudes et Airton Soares – ont rompu avec le parti en 1985 parce que le PT n’a pas soutenu l’Alliance Démocratique qui a élu, indirectement, la liste Tancredo/Sarney dans le Collège électoral de la dictature, après la campagne pour les « Directas » en 1984. Ils sont sortis seuls, sans entraîner des militants, ni affecter de manière importante l’influence électorale du PT. Elle a continué à croître. La trajectoire ultérieure de Soares a été erratique: il a passé par le PDT (en soutenant en 1989 la candidature de Brizola), le PSDB, le PPS (avec Ciro Gomes en 1998) avant de finalement s’affilier au Parti Vert (PV), en appuyant Marina Silva en 2010 (ex-ministre de l’environnement du premier gouvernement Lula)

[7] Convergencia Socialista (CS) a été l’une des premières tendances présentes depuis la fondation. Zé Maria de Almeida a été un de ceux qui ont défendu l’idée de former un PT lors du Congrès des métallurgistes de Lins en 1979. En 1992, l’accusation qui a fondé l’expulsion de CS a été l’indiscipline, parce que la thèse qui défendait la nécessité d’une campagne pour tenter de renverser Collor avait été battue lors du premier Congrès National du PT en 1991, avec un vote qui réunissait toutefois 30% des délégués. Convergencia Socialista  orientait le 10% de ce bloc et est parvenue à avoir deux députés au Congrès national. CS n’a pas accepté la décision. Soutenue par un enracinement syndical et une influence étudiante supérieure à sa présence organique dans le PT – 15% dans la CUT et 20% dans l’Union Nationale d’Etudiants – CS a soutenu dans la rue le «Fuera Collor». Le PSTU a présenté Zé Maria en tant que candidat lors des élections de 1998, 2002 et 2010, mais sans obtenir une représentation parlementaire. C’était le principal courant de la gauche anticapitaliste qui a impulsé la constitution de la Centrale Syndicale et Populaire/Coordination Nationale de Luttes (CSP/CONLUTAS) qui est né en 2005.

[8] La tendance Nueva Izquierda a surgi de la dissolution, en 1989, du Parti Communiste Révolutionnaire. Le PCR est né en 1979 d’une division du Parti Communiste du Brésil (PCdB) dont l’histoire renvoie à la scission Chine-Union soviétique de 1961. Le PCdB a partagé la ligne maoïste défendue par l’Albanie et a été à la tête de la guérilla de Araguaia au début des années 1970. Le PCR a fait partie de l’opposition de gauche à l’intérieur du PT dans les années 1980. La Nueva Izquierda a réalisé le tournant politique des plus fort à la fin des années 1980. Ce courant est arrivé à la conclusion que le stalinisme était indissociable du léninisme et même du marxisme.

[9] Enorme scandale de corruption et de subornation de parlementaires et de figures gouvernementales importantes.

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