Brésil. Une double désertification: politique et réelle

La dirigeante de Petrobras (à gauche), Maria das Graças Foster, une proche de Dilma, démissionnée en février, et Dilma Rousseff (à droite)
La dirigeante de Petrobras (à gauche), Maria das Graças Foster, une proche de Dilma, démissionnée en février, et Dilma Rousseff (à droite)

Entretien avec Ricardo Antunes conduit par Mario Hernandez

Mario Hernandez. Il est question d’un «impeachment» de Dilma, dont la popularité est à la baisse, dans un contexte de scandales de corruption de Petrobras et une sécheresse qui sévit dans toute une région du pays. Pourrait-il y avoir des analogies entre ce qui se passe actuellement au Brésil et la situation politique en Argentine?

Ricardo Antunes: La situation brésilienne est très compliquée parce qu’elle est le résultat d’une conjonction de facteurs. Tout d’abord, il y a les réactions par rapport à la politique menée par Dilma Rousseff [réélue en octobre 2014]. Pendant sa campagne électorale, elle avait promis de maintenir les politiques sociales, les droits des travailleurs, etc. Mais, dès sa réélection, il y a eu des coupes dans les dépenses sociales et la mise en place d’une politique brutale de contrôle des dépenses publiques et d’intensification de l’excédent primaire du budget (le solde avant le paiement des intérêts de la dette). Dilma a d’ailleurs choisi un Ministre de l’économie venant d’une grande banque brésilienne, Joaquim Levy, pour œuvrer en vue de la stabilisation de l’économie.

A ce premier facteur sont venus s’ajouter d’autres éléments importants. D’abord, il y a la situation, très critique, de Petrobras, avec la découverte d’un schéma de corruption profond. Cette corruption a commencé bien avant les gouvernements de Dilma et de Lula [Le 1er gouvernement commence en janvier 2003]. Mais les gouvernements de Lula et de Dilma se sont beaucoup mouillés avec le parti de Maluf (le Parti Progressiste) et avec le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien], qui baignent tous les deux dans la corruption. Le sentiment d’une situation de corruption endémique est également lié au fait que beaucoup de directeurs de grandes entreprises sont en prison. De plus, il existe un énorme réseau de corruption créée et  développée par et dans le PT (Parti des travailleurs) lui-même pour financer ses campagnes électorales. Le PT est devenu, comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, un parti complètement intégré aux différents secteurs qui composent les fractions bourgeoises au Brésil.

Le troisième facteur est lié à l’aggravation, au cours de ces cinq dernières années, d’une profonde crise de désertification, lié aux «changements climatiques». Il y a des villes du Sud-est, surtout dans la périphérie, qui souffrent d’une pénurie d’eau. Le gouvernement de Sao Paulo – dirigé par le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne) – prétend qu’il n’y a pas de rationnement, mais dans la périphérie il y a des foyers qui n’ont pas une goutte d’eau. Tout cela crée une situation sociale critique et difficile à gérer.

Des secteurs de la droite ont soutenu Dilma parce que ­– comme je l’ai déjà dit – son gouvernement n’est pas à gauche: il fait ce que la droite lui ordonne de faire. Ce que disent Aécio Neves (candidat à la présidence face à Dilma Rousseff en octobre 2014) et les social-démocrates (qui sont tout sauf social-démocrates) est que le gouvernement de Dilma et du PT s’est adjugé le programme électoral du PSDB, et que Dilma est en train de suivre le programme de Aécio Neves.

Même s’il n’existe pas de preuves concrètes, empiriques, de l’implication personnelle de la présidente, il est clair que la corruption existe au cœur même du PT. Le problème est que l’élection de Dilma a été garantie en partie par les ressources découlant de la gigantesque corruption de Petrobras ainsi que d’autres entreprises publiques. Il faut dire que presque toutes les grandes entreprises publiques, qui partagent des projets avec des entreprises privées, souffrent d’une profonde corruption.

C’est la conjonction de ces facteurs qui ont fait surgir la question d’un impeachment [procédure de mise en accusation qui permet au législatif de destituer le président]. Mais, pour certains, il serait très risqué de s’engager dans cette voie car une telle mesure entraînerait une crise sociale profonde. Mais la droite, le secteur bancaire, l’agro-industrie et les grandes industries considèrent que le gouvernement de Dilma les représente. Je ne pense pas que les grands capitaux et les secteurs dominants soutiendraient une telle mesure, car ils ne profiteraient pas d’une crise sociale qui pourrait entraîner une division profonde du pays et qui constitue un risque qu’ils ne sont pas forcément prêts à prendre.

Il est important de comprendre que Dilma ne jouit plus d’un soutien dans les classes populaires. Le mécontentement traverse toutes les couches de la société: travailleurs agricoles, lesdites classes moyennes, les ouvriers de l’industrie et des services, etc. Il y a une situation de colère et d’affrontement, avec des grèves, des manifestations d’enseignants, de métallurgistes, de travailleurs du pétrole «tertiarisés» (sous-traitance), de camionneurs, etc. J’estime que le deuxième gouvernement de Dilma est un gouvernement en profonde crise, crise à laquelle vient s’ajouter la crise économique internationale qui frappe avec force le Brésil. La politique économique du gouvernement s’est épuisée et des ressources commencent à manquer pour maintenir une politique sociale, même de caractère purement assistentialiste. […]

M.H. La pénurie d’eau dans les grandes villes comme São Paulo et Rio de Janeiro est-elle un phénomène naturel? Il est beaucoup question du gaspillage de subventions dans le domaine de l’électricité qui aurait entraîné une perte des investissements.

R.A. Deux facteurs sont à l’origine de la pénurie d’eau. D’une part, pour comprendre la pénurie d’eau et la crise énergétique, il faut tenir compte de la dimension naturelle. Le Brésil a connu au cours de ces dernières années une désertification climatique en rapport avec la destruction environnementale que nous vivons à un niveau mondial, et qui touche également le Brésil. D’autre part, les gouvernements, aussi bien celui de Dilma ou de Lula, que celui du PSDB à São Paulo, n’ont jamais tenu compte de ce facteur climatique. Ils n’ont jamais investi pour construire une alternative en termes énergétiques. J’ai 62 ans, et c’est la première fois de ma vie que je vois une pénurie de l’eau de cette importance. Il y en a déjà eu, mais beaucoup plus restreintes.

Enfin, il y a le fait que les gouvernements ont utilisé les prix du carburant et de l’énergie électrique comme moyens de contrôle politique. Les entreprises privées d’énergie étaient lourdement subventionnées de manière à éviter une augmentation des prix et de l’inflation, tout cela dans le but d’assurer la victoire du PT. A la fin du premier gouvernement de Dilma et au début du deuxième, il a fallu corriger le prix des carburants et de l’énergie électrique en réduisant les subsides. Ce qui a eu des conséquences directes sur les budgets de la population laborieuse. Cela a encore contribué au mécontentement social. Au Brésil les entreprises publiques sont presque toutes privatisées et celles de l’énergie électrique sont privées ou mixtes, autrement dit un peu publiques et un peu privées, combinant une gestion peu publique et très privatisée.

Le projet économique annoncé par le PT de mener une politique de «néo-développement» n’est que du vent. Ce qui existe actuellement au Brésil n’est qu’une variante du néolibéralisme. Avec Lula, au début, pendant une période sans crise, il y a eu de bons résultats pour les capitaux. Mais lorsque la crise mondiale s’est intensifiée au Brésil, à partir de 2013, la situation s’est profondément modifiée: aujourd’hui les entreprises privées dépendent des aides l’Etat, et il n’existe pas de systèmes alternatifs pour fournir de l’énergie et de l’eau. La bonne nouvelle c’est que pendant la période du Carnaval il a commencé à beaucoup pleuvoir dans le Sud-est, ce qui a entraîné une petite amélioration, par exemple au niveau d’une des plus importantes lagunes qui constitue un réservoir d’eau pour Sao Paulo, et qui était presque asséchée.

En ce qui concerne les subsides, la gestion publique était très mauvaise, ce qui a créé les conditions pour un déplacement vers le privé. Mais, les secteurs privés, qui contrôlent l’eau et l’énergie électrique, veulent de l’argent, ils veulent réaliser des profits.

Voilà donc la situation brésilienne: Dilma et son prédécesseur, Lula, ainsi que le PT sont au bord du précipice. Il faut ajouter que les rapports entre Dilma et Lula ne sont pas très bons actuellement.

M.H. J’ai lu quelques déclarations de Marta Suplicy [maire de São Paulo jusqu’en 2005, ex-ministre de la culture et sénatrice] où elle affirme que le PT est en train de changer ou de disparaître, et certains analystes font référence à une division au sommet du PT entre Lula et Dilma. Qu’en pensez-vous?

R.A Cette déclaration de Marta a un aspect personnel parce qu’elle a été expulsée très abruptement du gouvernement de Dilma. En août-septembre 2014, une campagne a commencé à l’intérieur du PT en faveur de la candidature de Lula plutôt que celle de Dilma lors des élections, et Marta a soutenu cette orientation. Il y a également des questions politiques et personnelles entre Dilma et Marta. Cette dernière exprime la position d’une partie du PT qui est très mécontente. Mais le facteur le plus grave est la distance qui se creuse entre Dilma et Lula. Il y a quatre ou cinq ans, lorsque Dilma a été élue pour la première fois, je disais qu’elle n’avait aucune expérience politique, ce qui entraînait un risque élevé, car en situation de crise politique le manque d’expérience du leader peut faire que la situation devienne chaotique.

Je suis très critique de l’action politique de Lula, mais il est un technicien de la politique, qui mène une variante moderne du semi-bonapartisme, capable de concilier Dieu et le Diable. Par contre Dilma est plus dure, elle est isolée, c’est une bureaucrate gestionnaire et elle n’a pas la moindre capacité d’alliance politique. En pleine période de crise elle se distancie de Lula, alors que Lula lui-même dit qu’il faut dialoguer davantage avec les secteurs modérés, et que Dilma doit être plus conciliante. D’une certaine manière, le gouvernement de Lula est encore pire puisqu’il tente de réconcilier les inconciliables. Dilma essaie de faire la même chose, mais elle en est incapable sur le plan politique. Elle se montre très dure, y compris avec les secteurs sociaux les plus proches de son gouvernement, elle agresse directement ses ministres et quand elle est nerveuse elle devient très autoritaire et ne discute pas avec les secteurs populaires. En ce moment, son isolement est très grand, ce qui est encore plus grave dans une situation de crise économique, sociale et politique dont nous ne savons pas où elle va nous conduire.

M.H. Pourriez-vous nous parler de la grève menée dans la région de l’ABC à São Paulo, dans la fabrique Volkswagen, pour le réengagement de 800 travailleurs?

R.A. Elle a été très importante, car aussi bien le gouvernement de Lula que celui de Dilma ont versé beaucoup de subventions pour réduire les impôts sur les voitures, ce qui a beaucoup favorisé l’industrie de l’automobile. Cette dernière a vendu tellement de véhicules qu’on ne peut plus se déplacer à pied dans les rues brésiliennes. Le résultat est que lorsque la crise a commencé l’année dernière, l’industrie de l’automobile est entrée dans un processus de réduction des ventes et les transnationales ont commencé à réduire le personnel. En 2012 un accord avec été signé avec une des principales entreprises d’automobile – la Volkswagen – qui assurait qu’elle ne licencierait aucun travailleur jusqu’en 2016. Mais Volkswagen a procédé au licenciement de 800 travailleurs et a annoncé le renvoi de 2000 autres. La réaction des travailleurs a été un signe très important, car ils manifestaient contre cette habitude des entreprises de réduire les postes de travail dès que leurs marges de profit se contractent un peu (alors qu’au Brésil les prix des voitures sont parmi les plus élevés du monde).

Il y a donc un mécontentement généralisé, tantôt latent, tantôt plus explicite, aussi bien dans les secteurs populaires de la périphérie que chez les travailleurs; cela s’exprime aussi par les mouvements sociaux [habitation, transport, etc.]. C’est ce qui va conduire à l’augmentation des manifestations et des grèves.

Dilma ne peut plus profiter de la paix sociale qui existait dans d’importants secteurs populaires. Le PT se dirige vers le précipice et le scandale de Petrobras est en train de ronger le cœur politique et financier du PT. Voilà quel est le contexte général. (Entretien réalisé à Buenos Aires fin février 2015. Traduction A L’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*