Brésil. «Minimiser le conflit entre classes dépolitise la société»

Entretien avec Guilherme Boulos
conduit par Alejandro Ferrari

Guilherme Boulos est l’un des leaders du Mouvement des travailleurs sans-toit (MTST) et candidat du Parti socialiste et de la liberté (PSOL) pour l’élection présidentielle du 7 octobre 2018. [Sur le panorama politico-électoral, voir l’article informé publié sur ce site en date du 23 septembre 2018.]

En plus d’être un militant, G. Boulos est professeur et écrivain, diplômé en philosophie, spécialisé en psychologie clinique et titulaire d’une maîtrise en psychiatrie. C’est la première fois qu’il se présente à un poste électif et il le fait sur un ticket avec la militante «autochtone» Sônia Bone Guajajara.

Bien que les sondages lui attribuent des intentions de vote se situant à hauteur de 1%, Guilherme Boulos a promis que son gouvernement gracierait l’ancien président Lula. Il a répondu aux questions de Brecha (par mail) au sujet de son soutien et de ses critiques à l’égard du Parti des travailleurs (PT).

Quelle est votre lecture du panorama politico-électoral actuel du Brésil?

Cette élection intervient deux ans après que Michel Temer [président suite à la destitution de Dilma Rousseff en août 2016, membre du PMDB] et ses alliés ont plongé le pays dans une profonde crise économique, sociale et d’espoir. Ce groupe, dont l’agenda politique n’a pas été approuvé par la population lors des élections de 2014, a bafoué les droits des travailleurs et travailleuses, gelé les investissements dans l’éducation et la santé pendant 20 ans et provoqué le chômage de 14 millions de personnes.

Avec ces mesures et d’autres mesures désastreuses, ils ont contribué à l’aggravation du désenchantement populaire face à la politique et aux politiques. Dans ce scénario d’instabilité, ils ont renforcé la persécution visant l’ancien président Lula parce qu’ils savaient combien il serait difficile de le vaincre lors d’un scrutin. La procédure qui a abouti à sa condamnation, tel que l’a observé même l’ONU, est pleine d’illégalités, à commencer par le simple fait qu’il n’y a aucune preuve concrète, matérielle. L’affaire du triplex est extrêmement fragile. [Lula a été condamné pour avoir reçu, selon les dires d’un cadre poursuivi, lui, pour corruption, de l’entreprise de construction OAS – transnationale active dans 20 pays, plus le Brésil –, un appartement de luxe dans la station balnéaire brésilienne de Guarujá, une municipalité de l’Etat de São Paulo.] Le jugement ne répond pas aux exigences légales minimales, au point que les procureurs, en présentant l’affaire, ont souligné leur «condamnation», au détriment des preuves qu’ils n’ont pas présentées.

Malheureusement, ce que nous voyons, c’est une magistrature partisane.

C’était plus qu’évident dans la précipitation avec laquelle le tribunal a dû condamner Lula pour empêcher sa candidature, d’autant plus si on le compare au traitement réservé aux politiciens d’autres partis qui, même avec beaucoup plus de preuves contre eux, ne sont pas accusés et jugés. Les perdants: la démocratie et le peuple brésilien.

Quelle a été la relation des mouvements sociaux brésiliens, dont vous venez, avec les gouvernements du PT (de 2003 à 2016)?

Il y avait une plus grande ouverture qu’avec les autres gouvernements, mais aussi des limites. La principale était l’insistance sur la «politique du consensus», qui évitait la rupture avec les structures traditionnelles. Les avancées, du point de vue des programmes sociaux, de l’accès à la consommation pour les plus pauvres, de la réorientation du budget avec un plus grand investissement social, sont indéniables. Nous les avons défendues avant et maintenant lors des élections. Mais elles étaient également insuffisantes, car elles ne modifiaient pas l’équilibre des pouvoirs. Cacher ou minimiser les conflits de classes dépolitise la société et crée l’idée que «l’ascension sociale» est d’ordre individuel et non le fruit d’un processus de conflit politique. C’est la tâche des mouvements sociaux d’exposer et de combattre cette logique.

Vous êtes le candidat du PSOL, un parti créé par des dissidents du PT. Que pensez-vous du PT et de la gestion du «Lava Jato» (Lavage rapide: le système de corruption), quelle est la relation du PSOL avec le PT?

J’ai beaucoup d’admiration pour la trajectoire de l’ancien président Lula et il est indéniable que le Brésil a beaucoup progressé pendant les années de gouvernement du PT. Cependant, mon parti et moi-même critiquons la politique conciliatrice d’alliance [sociale et politique] que le PT a promue jusqu’à présent, s’associant à des secteurs ultraconservateurs et à des partis «physiologiques» [expression brésilienne pour les partis qui ne cherchent que des positions politiques, avec les avantages matériels importants qui en découlent], tels que le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) et les partis «du centre». Même après le coup d’Etat institutionnel (la destitution de Dilma Rousseff), Fernando Haddad, désormais candidat présidentiel du PT, est monté sur «scène politique» aux côtés de membres du PMDB. Pour nous, c’est inadmissible.

Cela démontre qu’ils n’ont rien appris du coup d’Etat de 2016. Le PT, bien qu’il en ait eu l’occasion, ne s’est pas affronté à des questions essentielles telles que la réforme politique, la démocratisation des médias, la réforme fiscale et la lutte contre les privilèges. Ce sont des critiques que moi, en tant que membre du MTST et du PSOL, je fais publiquement depuis un certain temps. C’est même sur la base de cette insatisfaction que le PSOL a été créé et s’est consolidé.

Vous avez déclaré que l’inégalité sociale est le principal problème au Brésil, comment y voyez-vous un problème et comment y faire face?

Avant tout, la volonté politique est nécessaire. Le Brésil est le pays avec la plus forte concentration des revenus au monde: 30% des revenus se concentrent dans les mains de seulement 1%, selon le rapport de 2018 de World Inequality. La richesse des six premiers milliardaires du Brésil équivaut à celle des 100 millions les plus pauvres. Toutes ces données alarmantes montrent que l’abîme social est profond dans nos villes et à la campagne. Nous le constatons également lorsque nous analysons le manque d’accès aux droits fondamentaux tels que le logement, l’éducation, la santé et l’accès à l’eau, aux égouts, à l’épuration des eaux.

L’Etat ne peut plus maintenir les privilèges de cette élite et il y a plusieurs tâches à accomplir. D’une part, il s’agit de mettre un terme à la «bourse du business» [subvention, formule utilisée par référence à la «bourse familiale» (Bolsa Família) pour les plus pauvres] que représente l’exonération fiscale pour les grandes entreprises et qui s’élèvera cette année seulement à 288 milliards de reais (69 milliards de dollars). Notre programme prévoit également la fin de la «fête des banques», en réduisant les taux d’intérêt et en favorisant la régulation des flux de capitaux spéculatifs [qui accaparent des obligations du Trésor, qui entrent et sortent, selon la fluctuation du taux de change du dollar et des taux d’intérêt aux Etats-Unis]. Nous proposons également une réforme fiscale progressive, avec une augmentation des impôts sur le revenu, le patrimoine, les bénéfices et les dividendes.

Est-il possible de faire une réforme fiscale au Brésil? Quels en seraient les principaux éléments ?

Le système fiscal brésilien est l’une des principales expressions de l’inégalité sociale brésilienne. Pour ne citer que quelques exemples: celui qui possède une voiture doit payer une taxe annuelle (l’IPVA, impôt sur les véhicules), tandis que les propriétaires de yachts et de jets ne paient pas un sou. Cela peut sembler incroyable, mais aujourd’hui un professeur d’université a le même taux d’imposition que le footballeur Neymar. Ce taux extrêmement asymétrique fait que les classes moyennes et inférieures financent l’appareil d’Etat, tandis que les super-riches paient peu ou pas d’impôts. Une réforme fiscale progressive est possible, avec une augmentation de l’impôt sur le revenu, la fortune, les bénéfices et les dividendes.

Notre objectif est simple: ceux qui ont plus, payent plus; et ceux qui ont moins, payent moins. Nous devons taxer le revenu et la richesse pour créer les conditions d’une réduction progressive de l’imposition de la consommation et de la production. Nous appliquerons l’impôt sur les grandes fortunes (IGF), déjà prévue dans la Constitution brésilienne. De plus, il faudra créer une nouvelle tranche d’impôt sur le revenu. Enfin, nous réintroduirons l’impôt sur les bénéfices et les dividendes, qui a été supprimé sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso [président de janvier 1995 à janvier 2003].

Vous êtes l’un des leaders du mouvement des travailleurs sans-toit, comment décririez-vous le problème du logement au Brésil?

Le problème du logement au Brésil est marqué par l’énorme concentration de richesses entre les mains de quelques-uns. Il se manifeste aussi bien dans les villes que dans les campagnes. Les données du dernier recensement des terres agricoles ont montré une augmentation de la concentration des terres rurales. La moitié des terres agricoles sont des très grandes propriétés. Il en va de même dans les villes: à São Paulo, par exemple, 25 % de l’immobilier est entre les mains de 1% des propriétaires.

Il y a plus de six millions de familles sans abri au Brésil et plus de sept millions de propriétés inoccupées. En d’autres termes, il y a plus de maisons sans habitants que de sans-abri. Si l’on tient également compte du manque d’infrastructures et de services dans les quartiers, la situation est pire. La Constitution brésilienne garantit à la fois le droit au logement et la fonction sociale de la propriété. Elle interdit toute propriété oisive, vide ou abandonnée. Les mécanismes d’expropriation et de reclassement de ces propriétés sont déjà prévus dans le Statut de la Ville de 2001. Mais au Brésil, les lois qui ne sont pas appliquées sont celles qui favorisent la majorité de la population.

Il y a une grande dispersion dans l’offre électorale et aucun candidat ne disposera de majorité pour gouverner, comment la «gouvernance» de celui qui sera élu peut-elle être assurée, avec qui pourrait-on établir des alliances post-électorales?

Nous ne pouvons pas continuer à parier sur le modèle de gouvernance qui consiste à échanger des votes au Congrès contre des postes au sein de l’exécutif ou des faveurs [le PT a effectué des versements mensuels pour s’assurer des votes dans les instances législatives: ledit scandale du Mensalão]. La politique ne peut pas être une officine pour des affaires. La PMDB est l’un des principaux exemples de cette façon de faire de la politique, parce qu’il était représenté dans tous les exécutifs sans jamais avoir été élu à une fonction présidentielle. Nous construirons notre «gouvernance» avec la population, en formant des conseils communautaires pour rapprocher les décisions nationales des citoyens. Cet outil est prévu dans la Constitution, mais malheureusement il n’a été utilisé que deux fois depuis 1988. (Entretien publié dans l’hebdomadaire Brecha en date du 15 septembre 2018; traduction A l’Encontre)

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