Brésil. L’empreinte du conflit de classe sur la crise institutionnelle

brazilPar Armando Boito Jr

Il est de notoriété publique que l’Etat brésilien est engagé dans un conflit institutionnel. Il oppose l’exécutif et le législatif au niveau fédéral à des secteurs politiquement actifs du pouvoir judiciaire, du Ministère public et de la police fédérale. Ce qui n’est en revanche pas de notoriété publique est que le conflit institutionnel qui traverse l’Etat brésilien est aussi, et surtout, un conflit de classe.

Les secteurs politiquement actifs du pouvoir judiciaire, du Ministère public et de la police fédérale représentent, de manière très particulière – même si cela s’est déjà vu à d’autres moments de l’histoire politique du Brésil – une classe moyenne supérieure qui a été la base d’appui du coup d’Etat institutionnel qui a renversé Dilma Rousseff. L’exécutif fédéral et les forces majoritaires dans le législatif représentent la fraction de la bourgeoisie qui a été la force dirigeante de ce coup. Néanmoins, la véritable force dirigeante du coup, soit la fraction de la bourgeoisie brésilienne associée au capital international et intéressée à la restructuration pure et dure de type néolibérale, a perdu le contrôle de la base sociale du coup, dont la mobilisation jusqu’en août 2016 a conduit à la destitution de Dilma.

Les conflits politiques qui pénètrent les classes et les fractions de classes sont hétéroclites et se répercutent de manière différenciée sur les institutions politiques et les batailles d’idées. Un secteur important des courants socialistes et de la gauche au Brésil ne réussit pas à analyser le conflit institutionnel actuel comme étant un conflit de classe, ce qui entrave sa capacité à comprendre l’affrontement capital/travail et lui fait négliger le fractionnement qui divise la bourgeoisie ainsi que l’importance de la présence politique de la classe moyenne.

Jusqu’en 2014, la bourgeoisie brésilienne était divisée à propos de la politique économique, sociale et extérieure des gouvernements du Parti des travailleurs (PT – de Lula, 2003-2011, puis de Dilma Rousseff, 2011-2016). Comme on a pu le vérifier en consultant la presse des associations patronales, la fraction que nous appellerions la bourgeoisie interne soutenait activement la politique néo-développementaliste de ces gouvernements. Par contre, la fraction intégrée au capital transnational et ce capital lui-même, dont les intérêts étaient exprimés par le Parti social-démocrate brésilien (PSDB) ainsi que les diverses agences internationales, se sont opposés à ces politiques.

A partir de 2013, l’ensemble de la bourgeoisie a lancé une offensive politique restauratrice pour combattre le néo-développementalisme et rétablir pleinement la politique néolibérale. Pour ce faire elle s’est surtout servi de l’opportunité offerte par le ralentissement de la croissance économique et la mobilisation que menaient des couches supérieures de la classe moyenne contre le gouvernement.

Les péripéties de la crise et ses diverses composantes ont fait qu’une partie importante de la bourgeoisie interne a maintenu une position de neutralité favorable à l’offensive de la fraction adverse, voire elle y a adhéré. Cela a clairement été le cas de l’offensive des entrepreneurs de l’Etat de Sao Paulo (FIESP). En outre, une partie de la bourgeoisie interne a été violemment attaquée dans le cadre de l’opération Lava Jato (qui enquête sur des cas de corruption et de blanchiment d’argent de l’entreprise pétrolière Petrobras et de grandes firmes de la construction) et a capitulé. Le rapport des forces a radicalement changé et le coup d’Etat institutionnel s’est poursuivi.

Beaucoup d’analystes et d’observateurs socialistes imaginaient qu’une fois renversé le gouvernement de Dilma, la direction de l’opération Lava Jato se désengagerait rapidement de cette enquête. Mais cela n’a pas été le cas. Même si le PT est la principale cible de l’opération Lava Jato et de la classe moyenne supérieure, il n’est pas le seul acteur en ligne de mire.

Des juges, des procureurs et des délégués sont en même temps des bureaucrates de la branche répressive de l’Etat et appartiennent à la fraction supérieure de la classe moyenne. L’action de ces agents est donc doublement déterminée. En tant qu’agents de l’ordre, ils s’insurgent contre ce qu’ils considèrent comme étant la complaisance des gouvernements du PT à l’égard des mouvements populaires. Ils préfèrent la répression dure des gouvernements des «tucanes» (expression désignant les partisans du PSDB, parmi lesquels se trouvent l’ex-président Fernando Henrique Cardoso, l’actuel gouverneur de Sao Paulo, Geraldo Alckmin, celui du Parana, Beto Richa, et tant d’autres).

Par ailleurs, en tant que segment du fonctionnariat public, socialement et économiquement privilégié, ils ont la même position que la classe moyenne supérieure par rapport aux politiques distributives des gouvernements du PT auxquelles ils s’opposent. Jusque-là, ils parlaient d’une même voix avec le camp bourgeois. En fait, c’est l’agitation contre la corruption qui a réuni ces agents de l’Etat à la mobilisation dans la rue stimulée par la classe moyenne supérieure. Pour des raisons qu’il serait trop long d’analyser ici, la centralité de l’étendard de la lutte contre la corruption est une tradition de la classe moyenne supérieure, et non pas du mouvement paysan ou de celui des travailleurs. Ce type d’agitation moraliste de la part de ce secteur social est une constante dans les crises politiques de l’histoire du Brésil républicain. La classe moyenne supérieure, convoquée par le Mouvement Brésil libre (MBL) et par «Vem pra Rua» (descends dans la rue), a gagné une reconnaissance politique dans l’opération Lava Jato. Les responsables de cette enquête ont assumé le rôle de représentants politiques de ce secteur social. L’objectif principal était de renverser le gouvernement du PT, mais le discours contre la corruption n’était pas seulement un prétexte. Malgré le fait qu’elle n’avait pas le soutien des médias bourgeois – et contre ses alliés de la veille – la classe moyenne supérieure, ou du moins une partie d’entre elle, ne s’est pas contentée de prendre une position en retrait et entend poursuivre ce qu’elle envisage comme une moralisation du Brésil.

Le gouvernement de Michel Temer [vice-président de Dilma Rousseff qui lui a succédé après avoir participé à l’organisation de sa destitution] est en train de réaliser tout ce qu’il avait promis au capital international et à la bourgeoisie qui lui est associée, mais il existe des intérêts et des valeurs différents entre la classe moyenne supérieure et la bourgeoisie. La base d’appui du coup veut continuer la lutte et est en train de créer une turbulence politique qui n’est pas du tout dans l’intérêt des forces dirigeantes effectives du coup d’Etat. Comme ces dernières l’ont déjà dit, elles aimerait «freiner la saignée du Lava Jato» et retourner à la normalité pour pouvoir imposer tranquillement l’ajustement budgétaire, les nouvelles étapes de privatisation et d’ouverture accrue de l’économie au capital international.

Tout au long de 2015 et 2016, lorsque la grande bourgeoisie a appelé à des manifestations sur l’avenue Paulista, au centre de Sao Paulo, à Copacabana, dans la zone Sud de Rio de Janeiro, aux alentours du phare Farol da Barra (à Salvador, Etat de Bahia), entre autres grandes capitales brésiliennes, elle a libéré des forces qu’elle ne parvient plus à contrôler. Le dimanche 4 décembre, le MBL et «Vem pra Rua» ont appelé à de nouvelles manifestations dans des dizaines de villes du pays, mais cette fois contre le président du Sénat et de la Chambre fédérale et pour défendre le «Parti du Lava Jato». La destitution de Renan Calheiros de la présidence du Sénat a été une nouvelle démonstration de la bonne entente qui existe entre le pouvoir judiciaire et la classe moyenne supérieure. Cette relation est forte: des représentants et des représentés se reconnaissent mutuellement en tant que tels. Jusqu’où pourront-ils aller? (Article publié dans Brasil de Fato, le 7 décembre 2016. Traduction A l’Encontre)

Armando Boito est professeur titulaire de sciences politiques à l’Université étatique de Campinas (Unicamp), éditeur de la revue Critica Marxista.

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