Brésil. L’autoritarisme, les mouvements sociaux visés et les «avocats activistes»

Entretien avec Daniel Biral conduit par Gabriel Brito et Paulo Silva Junior

ObservadoresLe Brésil sort de la période de la Coupe du monde de football – en attente des Jeux olympiques de 2016 – dans un climat d’attaques accrues contre les droits démocratiques. Cela avec le soutien de l’ensemble des institutions. Cet autoritarisme vise, en premier lieu, les mouvements sociaux. De plus, la tendance affirmée actuellement consiste à réduire le «débat politique» au strict cadre décidé par les partis traditionnels et le pouvoir exécutif; c’est-à-dire une coalition bourgeoise que d’aucuns – aveugles ou intéressés – continuent à caractériser comme «progressiste et ouvrière».

Le site Correio da Cidadania s’est entretenu à ce propos avec l’avocat Daniel Biral, membre du groupe des «avocats activistes». Daniel Biral a été arrêté le 1er juillet 2014, à São Paulo, lorsqu’il intervenait pour obtenir la libération de militants récemment arrêtés et condamnés de manière plus qu’arbitraire. Biral constate que le pouvoir judiciaire dans ses modalités d’interventions, très dures, obéit de plus en plus aux tendances autoritaires du pouvoir politique. (Rédaction A l’Encontre)

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En premier lieu, comment analysez-vous les protestations des dernières semaines relatives à la Coupe du Monde et la réaction des gouvernements aussi bien des Etats fédéraux que de l’Etat fédéral?

Daniel Biral: Il semble que depuis le mois de juin de l’année passée, les mouvements sociaux aient gagné une certaine visibilité et qu’aujourd’hui, particulièrement dans cette période d’après-Coupe, de tels mouvements, harcelés d’abord dans les rues par l’appareil policier, aient commencé à être également inquiétés par la justice des gouvernements des Etats fédéraux et de l’Etat fédéral. C’est quelque chose qui est en train de prendre corps, au point que nous avons même des avocats qui subissent cette criminalisation et que certains ont déjà fait l’objet de condamnations à des peines de prison effectives.

A propos de la criminalisation d’avocats mêmes, que pouvez-vous nous dire de l’action en faveur de la libération des détenus, qui a eu lieu sur la place Roosevelt [à São Paulo] et au cours de laquelle vous avez vous-même été arrêté? Quel impact cette journée a-t-elle eu, puisque ceux pour lesquels l’action a été organisée sont encore en prison?

Daniel Biral: Cette action dénonçait déjà ce que nous sommes en train de vivre maintenant. Et nous menions le même débat que nous mènerions aujourd’hui pour expliquer à la population en quoi les arrestations de Rafael Lusvarghi et de Fabio Hideki ont été menées de manière illégale. C’était un débat sans relief (comment pourrait-il en être autrement?), puisqu’au-delà du débat et des explications, les mouvements qui étaient présents, spécialement des syndicats, connaissaient les deux hommes (surtout Fabio) et qu’ils exigeaient que la police les libère.

Nous avons vu que même si c’était un débat public, mené sur une place publique, et que personne ne faisait rien de mal, la police était là avec l’ordre de réprimer, d’une manière qu’on n’avait vue que dans des périodes de l’Etat fasciste, comme le montre l’exemple d’un étudiant à qui l’on a arraché des mains un livre de Marighella! [1]

Comment analysez-vous les récentes arrestations, qui sont de plus en plus nombreuses, de militants politiques? Qu’est-il, selon vous, en train de se passer dans notre pays?

Daniel Biral: Malgré le fait qu’il y ait des personnes détenues, nous devons analyser les faits de manière macro-politique. Nous vivons une période dans laquelle les gens ont plus de possibilités pour s’informer. Cela a bien sûr à voir avec les réseaux sociaux. Sur les réseaux, les gens ont commencé à se regrouper et la crise de représentativité, qui a été et est la grande question (avec des politiciens qui commencent eux-mêmes à débattre de cette question), est liée au fait que ce n’est pas la représentation politique actuelle de la démocratie indirecte qui a réussi à rendre les droits sociaux effectifs au cours de ces vingt-cinq dernières années.

Daniel Biral
Daniel Biral

Cela ne s’est pas passé. Et c’est pour cela que nous manquons de logements et qu’un des grands mouvements sociaux qui descend dans la rue tous les jours de presque toutes les semaines, c’est le MTST [Mouvement des travailleurs sans-toit] qui est présent sur le terrain de toutes les revendications émanant aussi d’autres groupes. Ce mouvement veut faire partie du mouvement populaire dans son ensemble, et non seulement de celui de défense du logement.

Il existe également d’autres groupes qui à partir de l’idée de former des collectifs sur les réseaux sociaux ont commencé à agir pour le respect de la Constitution. Ce sont par exemple des collectifs qui travaillent sur l’environnement, ce que l’on appelle des droits diffus et collectifs. Cela concerne la question de l’eau, qui nous fait en ce moment cruellement souffrir dans l’Etat de São Paulo, et qui va encore s’aggraver. Et cela concerne aussi les droits de la femme, les droits LGBT, bref, toutes les organisations de la société civile qui luttent pour des droits.

Les politiciens du passé ne s’attendaient pas une telle organisation, eux qui voyaient dans les partis une manière de » traverser » la masse des gens en continuant à pratiquer leur bonne vieille politique et en faisant en sorte que les gens n’arrivent pas à saisir ce qui était en train de se passer. En collaboration bien sûr avec les grands médias. Tout cela a fait peur aux vieux politiciens, et leur réponse a été celle que nous avons déjà connue dans la période dictatoriale brésilienne et dans d’autres périodes antérieures également: la militarisation et la répression.

Ce que nous avons aujourd’hui, et que nous n’avions pas autrefois, c’est que les mouvements et les collectifs sont articulés en réseaux. Ainsi, malgré le fait que tel ou tel grand média tente quotidiennement de montrer des «actes illégaux», de parler des crimes des manifestants, de suggérer des liens entre les avocats et les manifestants, toutes ces tentatives de criminalisation ne font que renforcer la motivation des gens qui veulent éclairer la population. Ceux-ci sont organisés de manière articulée afin que les informations qui tentent de faire du tort aux mouvements sociaux, mouvements qui sont légitimes dans leur vocation initiale de défendre les droits garantis par la Constitution (ou du moins qui y sont inscrits), soient explicitées à la population.

Ainsi, que voyez-vous comme héritage de la Coupe, en ce qui concerne avec les droits civiques les plus basiques d’une démocratie? L’ombre de l’Etat d’exception est-elle passagère ou bien, après l’expérience que nous sommes en train de vivre, celui-ci sera-t-il un instrument récurent des gouvernements?

Daniel Biral: Ce à quoi les gens sont en train d’assister, c’est la radicalisation, et pas celle des mouvements sociaux. Ce que nous sommes en train de voir, c’est la radicalisation de la part de l’Etat qui fait de la répression sur une place publique où avait lieu un débat public. La radicalisation part des gouvernements. La question est visible jusque dans les discours de certains des candidats [à l’élection présidentielle de fin 2014]. Certains candidats disent: «Ah, moi je ferais pire encore, moi j’aurais déjà appris auparavant, j’aurais mené une répression plus forte encore».

Et ce que nous société civile voulons, au moins en ce qui me concerne, moi qui ai été arrêté, c’est exactement le contraire. Nous voulons que l’on permette le débat public, l’action participative du peuple et les conseils participatifs de la population, de manière à avoir une connaissance un peu plus approfondie sur la politique et sur la manière d’agir politiquement dans son quartier, dans sa ville ou dans le cadre de n’importe quelle revendication à laquelle on s’identifie.

Il est certain que le politicien, celui qui prend le pouvoir, va toujours avoir à portée de main la « légalité » de tel ou tel alignement de mots qui constituera LA clé magique permettant à la police d’agir de manière répressive, à travers l’idée de « manutention de l’ordre public ». Cette « manutention de l’ordre public » est subjective et je crois que le débat politique ne subvertit pas l’ordre public. Mais nous avons déjà vu que la répression lors d’un débat ne subvertissant pas l’ordre public était en train d’être réalisée.

Et nous allons souffrir beaucoup plus encore jusqu’à ce que soient altérées cette mentalité et cette culture qui ne permettent pas au mouvement social d’exiger des changements d’orientation dans le centre politique même de la gestion publique. La répression tend malheureusement à augmenter.

Puisque selon vous la répression tend à augmenter, il est utile de rappeler que, malgré tout, les décisions du pouvoir exécutif et législatif, et plus encore les agissements de la police (qui va dans les manifestations pour des affrontements corps à corps) sont largement rapportés dans les médias et en bonne partie critiqués. Alors, comme avocat, quelle action pensez-vous que le pouvoir judiciaire puisse mener dans ce contexte?

Daniel Biral: La forte vocation que tout avocat devrait avoir me fait être dans la rue. Cela depuis un an seulement, parce qu’auparavant je n’avais aucun lien avec le mouvement social. J’étais le fameux «avocat planqué». Et puis je suis allé dans les rues pour vérifier si oui ou non la Constitution était respectée, parce que d’après les informations que nous avions reçues par la télévision, et aussi par les autres moyens de communication, il me semblait que cette Constitution était totalement bafouée. Je suis allé dans la rue en espérant que le pouvoir judiciaire défendrait les droits de la population, défendrait les lois du droit de manifester.

Mais les dernières sentences prononcées par le pouvoir judiciaire vont dans le sens contraire. D’ailleurs, les agents du pouvoir judiciaire devraient être rendus responsables des décisions qu’ils ont prises. Mais pour cela, on verra plus tard. Je parle ainsi parce que les décisions du pouvoir judiciaire ne tiennent pas compte du contenu des preuves à disposition lors des procès. Les décisions n’ont pris en compte que les versions des faits alléguées par la police.

De plus, la justice ne prend pas la peine de vérifier la légalité des actes commis – par rapport aux normes qui impliquent la caractérisation ou non d’une action criminelle – dans le cadre d’une enquête policière, même en phase d’instruction. La justice ne fait que ratifier de tels actes définis a priori comme criminels. On voit donc le pouvoir judiciaire se soumettre aux décisions d’un organe exécutif, puisque la police fait partie du pouvoir exécutif.

Ce qui est en train de se passer constitue une très grande honte pour tout le monde juridique, mon arrestation bien sûr, mais celle aussi de Silvia Daskal et d’autres avocats encore, comme Benedito Barbosa, engagé depuis des années dans la défense du droit au logement et maintenant Eloisa Samy, abhorrée, pour un coup de téléphone qu’elle aurait passé pour des clients ou connaissances sous le coup de mandats d’arrêt. Mais de grâce! Dans le droit, nous agissons en tant qu’avocats: nous essayons d’expliquer à notre client toutes les nuances du procès et tout ce à quoi il est contraint par la loi. C’est ce qu’ Eloisa Samy faisait. La mettre dans le même sac que l’organisation criminelle qu’ils disent avoir découverte est plus que problématique.

Nous sommes préoccupés par tout ce que la justice a fait. Un autre exemple est venu de l’ex-président de la Cour suprême, Marco Aurélio Mello, qui avant même que toute décision soit parvenue à ce Tribunal s’est déjà exprimé sur la nécessité ou non de mettre en accusation Eloisa, alléguant que les institutions fonctionnaient ici de manière démocratique. Mais ce que nous sommes en train de vivre depuis une année montre que beaucoup de choses que nous pensions exister dans cet Etat démocratique de droit n’existent pas dans la pratique.

Je peux donner des faits. La police judiciaire, par exemple, qui est instituée pour faire des investigations, ne fait d’investigation que dans 15% à peine des cas d’homicides. Et elle n’en résout que 1%! Une démonstration du fait que c’est une institution faillie. Elle ne parvient pas à remplir son mandat institutionnel. Et nous assistons à la même chose dans toutes les sphères administratives du pouvoir public, avec des exemples dans l’éducation, dans la santé…

Dire que du point de vue légal les institutions remplissent leur rôle de manière démocratique est une chose. Mais voir si cette démocratie aboutit effectivement à quelque chose est différent.

imageFace à tout ce que nous sommes en train de débattre ici, comment les Advogados Ativistas’ [les ‘Avocats Militants’] se positionneront-ils? De quelle manière ceux-ci veulent-ils agir et s’organiser dans les temps qui viennent?

Daniel Biral: Bon, si nous ne sommes pas arrêtés d’ici là, nous allons continuer à donner dans la rue tout notre appui et nos conseils aux collectifs et aux personnes qui désirent en savoir un peu plus sur le droit, sur ce qui est réellement écrit et ce qui prévaut. Nous-mêmes aurons besoin d’appui, parce que nous sommes un collectif d’avocats qui remettent en question toute la légitimité des organes et des juges qui se positionnent contre le peuple, contre ceux qui revendiquent, contre des patriotes qui, parce qu’ils veulent que le pouvoir public remplisse véritablement son rôle, essaient d’aider le pays en faisant descendre les revendications jusque dans la rue. Nous continuerons à orienter ces personnes et à appuyer tous les projets qui parviendront à organiser de nouvelles actions sociales face à la puissance publique.

Nous avons lancé les «Jeudis de la Résistance», sur la place Roosevelt, un lieu public permettant de débattre et d’échanger nos informations avec d’autres groupes, collectifs et personnes. Nous invitons tout le monde à se rendre sur cette place les jeudis, nous y serons présents.

C’est comme dans le film Matrix. Nous avons pris la bonne pilule et nous trouvons maintenant avec une connaissance plus grande que ce qui est autorisé. Ainsi, nous allons lutter pour que la vérité prévale dans tous les cas, en incluant dans notre lutte les prisonniers politiques qui maintenant endurent la violence politique de l’Etat. (Traduction A l’Encontre)

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[1] Carlos Marighella (1911-1969) est un militant brésilien qui s’engagea dans le Parti communiste brésilien dès la fin 1939. Dans l’après-guerre, il eut un rôle d’organisateur significatif de ce parti, malgré la prison, et devint membre du Comité central. Suite au coup d’Etat militaire de 1964, il était convaincu de la nécessité de la lutte armée contre la dictature. Il fit un voyage à Cuba en 1967. En 1968, il fonda l’Action de libération nationale et tenta de faire confluer diverses forces révolutionnaires. Il fut tué par les forces policières en 1969. Il avait développé une conception de la guérilla urbaine. (Rédaction A l’Encontre)

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