Brésil-Environnement. La déprédation et l’exclusion. Le projet bolsonariste pour l’Amazonie

«L’armée relance les travaux abandonnés depuis la fin du gouvernement militaire»

Par Manuella Libardi

Au cours des premiers mois du gouvernement, le président Jair Bolsonaro a donné la priorité à la libéralisation des budgets du ministère de la Défense. Sur les plus de 150 millions de R$ alloués au ministère, 98% – soit la quasi-totalité – vont au programme Calha Norte pour l’Amazonie, un projet développé dans les années 1980 [sous la présidence de José Sarney, 1985-1990] qui répond à une préoccupation géostratégique de l’armée pour la région amazonienne. Le projet Calha Norte assurerait la présence d’infrastructures stratégiques pour la défense de la frontière nord du pays, éloignée et relativement intacte.

Les techniciens du gouvernement affirment qu’il n’y a aucune motivation politique derrière les efforts de cette année pour obtenir ces fonds, et que cette allocation a une simple raison pratique: augmenter la capacité opérationnelle du ministère de la Défense.

Le gouvernement affirme que la relance du projet Calha Norte est fondamentale pour offrir des possibilités et la dignité aux populations du nord du pays, une région qui s’étend sur un territoire de 1,5 million de km² dans huit états – Acre, Amapá, Amazonas, Mato Grosso, Mato Grosso do Sul, Pará, Rondônia et Roraima – et occupe une superficie plus grande que toute la Colombie.

Mais la réalité montre que Bolsonaro et les membres de son gouvernement sont plus préoccupés par la lutte contre les pressions internationales qui tentent d’empêcher l’exploitation économique complète de l’Amazonie face à la nécessité d’assurer la dignité des populations locales.

En février de cette année, les ministres Gustavo Bebianno (Secrétariat général de la Présidence), Ricardo Salles (Environnement) et Damares Alves (Femmes, famille et droits de l’homme) se sont rendus à Tiós (Pará) pour discuter avec les dirigeants locaux de la construction d’un pont sur le fleuve Amazone dans la ville d’Óbidos et d’un barrage hydroélectrique à Oriximiná, du prolongement de la BR-163 (route fédérale s’étendant de l’Etat du Rio Grande do Sul et devant s’achever à Tirios dans l’Etat du Pará, à la frontière du Suriname.)

S’il subsistait encore un doute sur les véritables intentions du gouvernement quant à la relance du projet Calha Norte, un PowerPoint auquel a eu accès democraciaAbierta, présenté lors de la réunion détaillant les travaux annoncés par le gouvernement Bolsonaro pour la région, ne laisse place à aucune autre interprétation.

Les diapositives montrent clairement qu’il s’agit d’occuper la région amazonienne avec une infrastructure stratégique afin d’empêcher qu’un autre projet multilatéral de protection des forêts, appelé «Triple A: corridor écologique Andes-Amazonie-Atlantique», ne soit mis en œuvre à l’avenir.

«Il est nécessaire de mettre en œuvre Calha Norte sur le bassin amazonien et de l’intégrer au reste du territoire national, afin de faire face aux pressions internationales pour la mise en œuvre du projet Triple A. Pour cela, il est nécessaire de construire le barrage hydroélectrique sur la rivière Trombetas, le pont d’Óbidos sur le fleuve Amazone, et la mise en œuvre de l’autoroute BR 163 jusqu’à la frontière avec le Suriname», dit une diapositive de la présentation.

Lors de sa campagne de 2018, Bolsonaro a cité le projet «Triple A» comme une menace pour la souveraineté du pays. Ce projet, qui s’appuie sur un plan de développement appelé «Corridor AAA», a été proposé il y a quelques années par un écologiste colombien dans le but de former un grand corridor écologique de 135 millions d’hectares de forêt tropicale, qui s’étendrait des Andes à l’Atlantique en passant par l’Amazonie, les trois espaces qui donnent naissance aux trois «A».

Un montage falsifié faisant l’éloge du gouvernement Bolsonaro

Selon une autre diapositive de la présentation du gouvernement, existe actuellement une campagne mondialiste qui «relativise la souveraineté nationale dans le bassin amazonien», en utilisant une combinaison de pressions internationales et aussi ce qu’elle appelle «l’oppression psychologique» externe et interne. Selon ce récit, cette campagne mobilise les ONG environnementales et autochtones, ainsi que les médias, pour exercer des pressions diplomatiques et économiques. Les minorités autochtones et quilombolas [communautés d’ex-esclaves marrons] sont également appelées à agir avec l’appui des institutions publiques aux niveaux fédéral, des Etats et des municipalités. Le résultat de ce mouvement, disent-ils dans la présentation, restreint «la liberté d’action du gouvernement».

Par conséquent, une partie de la stratégie du gouvernement pour contourner cette campagne mondialiste consiste à dévaloriser la pertinence et les voix des minorités vivant dans la région – qui sont, après tout, celles qui seront les plus affectées par ces décisions, que ce soit si le projet «Triple A» se développe à l’avenir ou que Calha Norte le fasse finalement.

Parmi les tactiques citées dans le document figure celle qui consiste à redéfinir les paradigmes de l’indigénisme, du quilombolisme et de l’environnementalisme à travers les lentilles du libéralisme et du conservatisme fondés sur des théories réalistes. Ce sont, selon une diapositive, «les nouveaux espoirs pour la patrie: le Brésil avant tout!»

Le développement prévu

Plus précisément, la région de Calha Nova dans l’Etat du Pará est située au nord du fleuve Amazone, entre les Etats d’Amazonas et d’Amapá. Les villes qui se distinguent dans cette région sont Oriximiná, Óbidos et Monte Alegre, toutes riveraines. Afin d’atteindre les objectifs stratégiques à caractère militaire-nationaliste, le projet prévoit de lancer des travaux d’infrastructure visant à «développer» la région, à élargir les routes, à construire un pont et à construire une centrale hydroélectrique.

La première partie du projet vise à élargir la route BR-163 jusqu’à la frontière avec le Suriname, qui relie actuellement Cuiabá à Santarém. Le prolongement de l’autoroute est destiné à relier la région au réseau routier national, facilitant ainsi l’accès à Manaus, Porto Velho et Caracas, au Venezuela. Cette route augmenterait également l’accès aux routes menant au Pérou et à la Bolivie.

La route BR-163 traverserait le cours inférieur de l’Amazone à la hauteur de la région d’Óbidos, où la construction d’un grand pont serait nécessaire – il est également prévu dans le projet.

Le pont serait construit face au port d’Óbidos, dans la partie la plus étroite de la partie inférieure du fleuve Amazone, longue de moins de 2 km, mais dont le chenal atteint 100 m de profondeur. Le pont doit également permettre à Ferrocarril EF-170 (Ferrogrão) de continuer à suivre la route BR-163 jusqu’au port d’Óbidos, et devrait donc abriter une voie ferrée.

La troisième phase du projet prévoit la construction de la centrale hydroélectrique Oriximiná sur la rivière Trombetas. Selon les diapositives, la centrale hydroélectrique aurait la capacité de produire de l’énergie pour toute l’Amazonie, promettant de mettre fin aux pannes de courant à Manaus, Macapá et Boa Vista.

Le contexte politique international

Le projet Calha Norte a été développé en 1985 sous le gouvernement de José Sarney, alors que le contexte international était encore celui de la guerre froide et que le Brésil vivait sous l’influence des Etats-Unis. L’une des justifications du projet était la forte présence de troupes cubaines au Suriname, qui, à l’époque, suggérait une hypothétique menace de type communiste pour le Brésil.

Outre la prétendue menace communiste, l’existence de guérillas colombiennes, principalement l’Armée de libération nationale (ELN) et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), constituait un autre motif. De même, le gouvernement voulait aussi lutter contre la contrebande frontalière et les conflits entre les compagnies minières, les garimpeiros [chercheurs d’or et de pierres précieuses] et les peuples autochtones.

Dans les années 1980, le projet a été fortement critiqué par les populations locales, qui estimaient que la présence militaire sur leur territoire aurait un effet négatif sur les habitants et les ressources naturelles. Pendant ce temps, l’Eglise a été la seule institution du pays à s’opposer officiellement au projet, affirmant: «Le projet accélérera le processus de destruction de la culture indigène, en plus de représenter un gaspillage de ressources financières, matérielles et humaines qui pourraient être destinées à des travaux d’infrastructure et de soutien pour la population de l’Amazone.» De plus, l’Eglise a également dénoncé le fait que Calha Norte affecterait 50’000 autochtones de 33 peuples.

L’administration du président Collor de Mello (1990-1992) a coïncidé avec la chute du mur de Berlin, ce qui a amené Calha Norte a rétrogradé sur la liste des priorités du gouvernement. Les travaux qui avaient déjà été initiés dans le cadre du projet – des hôpitaux, par exemple – ont été désactivés à ce moment-là, montrant que l’intérêt final n’avait jamais été le développement de la région, mais d’ordre géopolitique.

En ce sens, du point de vue des relations commerciales et financières, avec la redéfinition de l’ordre international dans les années 1990, les intérêts ont acquis un caractère multipolaire. Malgré cela, la situation mondiale est devenue militairement unipolaire, puisque, avec la chute de l’Union soviétique, les Etats-Unis sont devenus la seule puissance militaire véritablement opérationnelle. Avec cette restructuration, la nouvelle politique brésilienne de défense nationale comprend maintenant des questions telles que le terrorisme, la contrebande, le trafic de drogue et la biopiraterie en Amazonie. Ainsi, à la fin des années 1990, coïncidant avec la fin du gouvernement Fernando Henrique Cardoso [1995-2003], le projet gagne une fois de plus en visibilité.

Mais en raison de ces changements dans l’ordre international, les questions environnementales et la protection de l’Amazonie contre l’exploitation, en particulier internationale, se posent et le projet prend une nouvelle importance, ainsi qu’une nouvelle interprétation, durant le gouvernement Lula. Dans cette phase, la priorité est donnée à la protection et au développement économique et social de la frontière, en tenant compte de la durabilité et aussi de la défense des cultures existantes.

 Ne pas baisser la garde

Au cours de ses trois décennies d’existence, le projet a évolué d’un simple projet militaire à un projet intégral qui impacte le développement de la région et des villes riveraines.

Mais ce n’est pas ce que nous voyons aujourd’hui, comme le montrent les diapositives de la réunion de cette année. Le projet, relancé une fois de plus par le gouvernement de Jair Bolsonaro, représente un retour en arrière dans les années 1980, et le rétablissement de tactiques qui se sont déjà avérées inefficaces.

Le développement de la région est certainement nécessaire. Les populations riveraines ont besoin d’un meilleur accès à la production nationale et à l’égalité. Mais il est important de se rappeler que la région a historiquement été utilisée à des fins politiques qui avaient peu à voir avec le développement et le souci du bien-être des populations locales.

Les informations présentées sur les diapositives montrent le mépris du gouvernement Bolsonaro pour le «développement durable» et les minorités qui habitent les régions amazoniennes. Cela montre une fois de plus que le développement néolibéral ne peut se faire qu’au détriment des (rares) droits gagnés dans le sang par ceux qui continuent à lutter pour leur existence et aussi pour nos forêts et nos ressources naturelles.

Le développement de l’Amazonie est nécessaire. Mais à aucun moment nous ne pouvons baisser la garde et nous laisser tromper par les mensonges de ce gouvernement, qui prétend chercher le bien-être de la population alors qu’en réalité il travaille à enrichir quelques constructeurs d’infrastructures et prédateurs de la forêt amazonienne, qui menacent de tuer ce qui reste du poumon du monde et de ses humbles habitants. (Article publié dans Nueva Sociedad, août 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

Manuella Libardi est une journaliste brésilienne. Elle est titulaire d’une maîtrise en relations internationales. Elle est actuellement rédactrice pour openDemocracy Brazil.

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Brésil. Déforestation record au Brésil

Par Claire Gatinois

Malgré les attaques, les menaces et les accusations de mensonges proférées par le président Jair Bolsonaro, les satellites continuent de décrire l’implacable réalité. La déforestation amazonienne s’accélère dangereusement au Brésil : en juillet, elle aurait progressé de 278% par au même mois de 2018, comme le montrent les données du système de détection de déboisement en temps réel (Deter) de l’Institut national de recherche spatiale (INPE), rendues publiques mardi 6 août.

Ce taux effrayant, fondé sur des images satellites, s’ajoute à la progression de 88 % observée en juin et aux 34 % de hausse recensés en mai. Au total, pas moins de 6833 km2 de la forêt primaire brésilienne ont été déboisés depuis un an (dont 4700 km2 depuis janvier), l’équivalent de 65 fois la ville de Paris, ou les trois quarts d’un territoire vaste comme la Corse.

Publiés moins d’une semaine après la démission forcée du directeur de l’INPE, Ricardo Galavao, le 2 août, accusé par le chef de l’Etat d’être «au service de quelque ONG», les chiffres sont à même d’amplifier la fureur présidentielle. Déterminé à ne pas céder à la «psychose environnementale», Jair Bolsonaro répète à l’envi que les données de l’Institut sont «mensongères», tandis que son ministre de l’environnement, Ricardo Salles, réfute tout «alarmisme», assurant que si les chiffres sont exacts, ils sont «mal interprétés».

Provocations multiples

Après avoir juré, lors du G20 d’Osaka au Japon, en juin, que son pays respecterait l’accord de Paris sur le climat signé en 2016, le chef de file de l’extrême droite brésilienne est mis face à ses contradictions. Mais loin de se défendre, Jair Bolsonaro multiplie les provocations à l’égard de la communauté internationale. Jouant les fanfarons nationalistes devant son électorat le plus radical, le président a snobé le ministre français des Affaires étrangères, après que ce dernier eut rendu visite à des ONG écologistes.

Le chef de l’Etat brésilien avait, ce jour-là, rendez-vous chez le coiffeur». Une coupe de cheveux qui pourrait coûter cher, soulignent les diplomates, l’accord commercial entre l’Union européenne (UE) et les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) étant suspendu au respect de l’accord de Paris par le Brésil.

Peu importe? Répétant qu’il n’a de leçon à recevoir de personne, Jair Bolsonaro déclare devant la presse étrangère que «l’Amazonie est à nous, pas à vous», et assure que l’intérêt de l’Europe et des «ONG étrangères» pour la forêt brésilienne masque un complot ourdi pour faire main basse sur les richesses naturelles de la région.

«Effets irréversibles»

Après avoir laissé croire qu’il était du côté des défenseurs de l’environnement, Jair Bolsonaro joue désormais franc jeu. Clamant que les réserves protégées entravent le développement économique, il prétend que les territoires indigènes maintiennent l’Indien dans un «état préhistorique» et promet d’ouvrir ces territoires vierges à l’orpaillage, en dépit des ravages de la pollution au mercure, et de transformer la jungle en terre agricole.

Epaulé par son ministre Ricardo Salles, il démantèle et assèche financièrement les organismes d’Etat chargés de verbaliser les criminels de l’environnement, tels l’Ibama, l’Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles durables, et la Funai, la Fondation nationale de l’Indien.

«Le gouvernement a beau tenter de discréditer les données, le pic de déforestation en juillet est réel et résulte directement des actions et omissions de Jair Bolsonaro et du ministre Ricardo Salles. Le plus tragique est qu’il s’agit sans doute d’une sous-estimation», estime Carlos Rittl, secrétaire exécutif de l’Observatorio do clima, réseau d’ONG de défense de l’environnement.

«Quand une nouvelle ne plaît pas à Jair Bolsonaro, il prétend qu’il s’agit d’un mensonge ou fait taire ceux qui la divulguent, mais jamais il ne s’attaque au problème. Depuis la publication des chiffres sur la déforestation, il a critiqué les ONG, l’INPE, son directeur, les journalistes, les satellites… Mais a-t-il une seule fois évoqué une piste pour lutter contre la déforestation ? Jamais », souligne Marcio Astrini, coordinateur des politiques publiques chez Greenpeace pour le Brésil, redoutant les «effets irréversibles» de l’attitude du gouvernement.

Reste qu’après la «une» de l’hebdomadaire britannique The Economist, «L’agonie de l’Amazonie», les milieux d’affaires s’alarment de l’image du Brésil sur la scène internationale. Le secteur de l’agronégoce, jusqu’ici aux côtés du président, est notamment inquiet des incartades de Jair Bolsonaro à même de « porter préjudice » aux exportations brésiliennes, rapporte, mercredi 7 août, le quotidien O Estado de Sao Paulo. (Article publié sur le site du quotidien Le Monde, en date du 8 août 2019)

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