Bolivie: pour la reconquête du processus de changement par le peuple et avec le peuple

La Paz: devant le Palacio Quemado

Manifeste de la Coordination Plurinationale de la Reconquête

Nous publions, ci-dessous, un document qui se donne pour fonction de relancer le débat politique, en Bolivie, sur le processus initié avant l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir, en janvier 2006, et qui s’est poursuivi depuis lors. Ce document a été diffusé à la fin de juin 2011. Les signataires sont mentionnés à la fin du texte.

Pablo Stefanoni – auteur avec Hervé do Alto de: Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie (Ed. Raisons d’agir) – dans une contribution, datant de début juillet, enregistre la situation difficile dans laquelle se trouve «le processus de changement» en Bolivie. Dans cette perspective, il reconnaît la nécessité du débat lancé par ce document.

Il met toutefois l’accent sur trois aspects – pour faire court – qui lui semblent discutables. Le premier: l’insuffisante prise en considération des limites propres aux «mouvements sociaux» dans l’explication des carences mêmes de la politique gouvernementale. Le deuxième: l’existence de certaines de ces carences dès le début du gouvernement. Ce qui tendrait à invalider l’idée d’un tournant aussi marqué que le laisse entendre le document, tournant qui pourrait renvoyer, selon certaines interprétations, au départ de divers signataires de ce document des instances gouvernementales. Le troisième: le fait de ne pas se concentrer sur la réalisation effective de quelques réformes précises (en priorité: l’éducation et la santé) qui répondraient aux «angoisses» de la population. Cela permettrait aussi de poser, avec plus de clarté, selon lui, la question de l’instrument étatique adéquat pour faire face aux politiques des transnationales. Toutefois, Pablo Stefanoni salue l’ouverture d’un débat politique dans cette phase de «ralentissement» en Bolivie. D’où l’utilité et l’importance de publier ce document sur ce site. (Rédaction)

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Frères et Sœurs,

Ceux qui signent ce manifeste ne s’attribuent aucune représentativité. Nous assumons simplement l’obligation morale de faire entendre notre parole honnête et engagée dans ces moments difficiles que vit notre pays, en nous identifiant avec ce que ressentent et pensent beaucoup de Boliviennes et de Boliviens. Nous convoquons à la formation d’une Coordination Plurinationale de la Reconduction pour reconquérir [récupérer] le processus de changement, et nous proposons l’ouverture immédiate d’espaces de délibération largement ouverts.

En 2000, les Boliviennes et les Boliviens ont rompu avec les pratiques politiques et  économiques auxquelles nous avaient condamné tous les gouvernements, en nous dépouillant de presque tout sur le plan matériel et spirituel. Nous avons alors décidé de nous mettre debout et de changer les choses nous-mêmes. C’est ainsi que nous avons vaincu l’ennemi commun de notre peuple et d’autres peuples semblables au nôtre: l’Etat colonial, les mauvais gouvernements, l’impérialisme, les formes de domination de l’ordre mondial capitaliste, les organismes financiers comme le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, les transnationales, la bourgeoisie intermédiaire, les oligarchies régionales, les partis politiques et les appareils répressifs.

Nous étions armés de pierres et de bâtons, mais surtout de notre capacité d’indignation et de lutte que nous avons récupérée, face au mépris avec lequel on nous a gouvernés et opprimés, toujours soi-disant en notre nom, mais en réalité au profit des élites privilégiées et du capital transnational.

Notre avons opté pour la mobilisation, c’est la raison pour laquelle nous étions en syntonie avec les mouvements sociaux et les nations indigènes originelles, paysans et afro-boliviens. Nous pratiquions la démocratie que nous avons toujours voulue: celle directe, participative, sans intermédiaires, en assemblées et en conseils, dans les places, dans les rues, dans les syndicats, dans les communautés et dans les ayllus [communautés composées de familles se pensant comme ayant une origine commune],en débattant, en décidant et en exécutant les décisions que nous avons prises, en occupant les rues, les places, les chemins et les territoires.

Nous avons changé d’orientation: nous nous sommes opposés au dépouillement de nos biens communs et de notre patrimoine national bâti par les générations de nos pères, nos grands-pères, mères et grands-mères, et nous avons décidé, comme en 2000, en 2003 et en 2005, que notre objectif devait être le bien-être, la dignité et la liberté de ceux qui vivent sur ce territoire, sans exclusion ni discrimination. Nous avons vaincu le projet néolibéral, la politique partisane et excluante, théâtrale, mercantiliste et corrompue, et nous avons rendu à la politique son sens éthique, en la considérant comme la capacité collective de construire un destin commun.

C’est ainsi que les gens simples et travailleurs de la campagne et de la ville, les communautés, le prolétariat et les citoyens et citoyennes, avec leur lutte et leurs espoirs, à partir de leurs communautés et organisations de base, ont initié le processus de changement, en lui donnant pour objectif de transformer profondément la réalité injuste qui avait toujours dominé et de construire un nouvel Etat et une nouvelle société, où toutes les personnes puissent cohabiter dans l’équité, la justice et l’harmonie fraternelle, aussi bien entre elles qu’avec la grande communauté de vie qu’exprime notre Terre.

En cette année 2011, la cinquième du gouvernement et le début du deuxième mandat du président Evo Morales, nous nous demandons toutes et tous: Qu’est ce qui s’est passé? Comment en sommes-nous arrivés à cette crise du processus? Où en sommes-nous? Quelle est la situation et l’avenir du processus de changement que nous avons amorcé ensemble et dans lequel nous avons mis nos espoirs pour un avenir collectif meilleur?

I. Dans le domaine économique

Aujourd’hui, la grande majorité de notre peuple se trouve fondamentalement dans la même situation de pauvreté, de précarité et d’angoisse de toujours. Il semblerait que seuls ceux dont la situation a toujours été bonne ont vu leur situation s’améliorer: les banquiers, les transnationales pétrolières et minières, les contrebandiers et les narcotrafiquants. Le «gasolinazo» du 26 décembre 21010 [augmentation des prix de l’essence, du diesel et du gaz pour véhicule de 57% à 82%] a montré que la gestion économique de ce gouvernement va dans le sens de reproduire et de restaurer les vieilles structures qui ont maintenu historiquement le pays dans la pauvreté et l’oppression, au lieu d’aller dans le sens de la construction de nouvelles structures, justes et libératrices, comme le demande le peuple bolivien.

• Cinq ans après la nationalisation, les transnationales continuent à détenir le pouvoir sur nos champs de production d’hydrocarbures

Pour que la nationalisation décrétée le 1er mai 2006 devienne réelle et effective, il aurait fallu que l’Etat bolivien, agissant par le biais de YPFB [Yacimientos Petroliferos Fiscales Bolivianos], entame une série rapide d’opérations centrées sur la réappropriation matérielle des hydrocarbures; et ceci sur l’ensemble de la chaîne productive. Or, à ce jour, ce processus s’est réduit au seul recouvrement des secteurs secondaires du transport et du raffinage. Cinq années après sa refondation, YPFB n’opère – à quelque possible exception insignifiante – dans aucun champ d’hydrocarbures en production, et ne démontre aucune volonté d’imposer sa stratégie, ni de faire prévaloir les intérêts nationaux face aux entreprises contractantes. Ce qu’elle devrait faire dans l’exercice de l’inaliénable droit de propriétaire de l’Etat bolivien pour honorer le mot d’ordre d’«associés, non pas patrons» [le terme patron renvoie aux firmes pétrolières transnationales].

La non prise en compte de l’intérêt national a conduit à des situations inconcevables. Par exemple l’acquisition, à prix élevé, de la majorité du capital-actions d’une entreprise d’hydrocarbures, pour ensuite en céder à l’associée transnationale la gestion et, par conséquent, la domination effective du processus de production.

Les transnationales pétrolières soi-disant nationalisées ont bénéficié d’indemnisations injustes et léonines à charge d’YPFB. C’est notamment ce qui s’est passé avec Transredes [oléoduc, entre autres], entreprise qui a été indemnisée à hauteur d’environ 241 millions de dollars. Et ceci, bien qu’elle ait commis des délits et causé de graves dommages économiques à l’Etat bolivien au cours des années précédentes ; ou encore en ayant été indemnisée pour des investissements financés au travers d’un endettement pris en charge par YPFB.

Dans d’autres cas, YPFB est en train de restituer à des transnationales le coût – établi à 1’500 millions de dollars au total – d’investissements passés qui restent encore en leur pouvoir et dont ils profitent. YPFB est en train de restituer à toutes les entreprises contractantes – à titre de coûts récupérables – d’importantes sommes d’argent, qui se sont montées, rien qu’en 2010, à 640 millions de dollars. Par son importance et par son ambiguïté, ce concept peut s’appliquer à une grande variété de situations, dont beaucoup dépourvues de légitimité et qui ne sont pas sous le contrôle effectif de YPFB.

Les transnationales ont également bénéficié de l’injuste restitution de l’impôt sur les transactions (IT), malgré le fait que cet impôt va être en dernière instance répercuté sur les consommateurs.

Enfin, certaines de ces entreprises, comme Petrobras [société étatique brésilienne], ont été injustement favorisées par l’exportation de gaz bolivien de haute valeur énergétique, ce qui n’est pas répercuté pour Pétrobras sur le prix d’achat .

Cinq ans après leur nationalisation, malgré les privilèges injustes dont elles continuent à jouir et la maîtrise effective qu’elles conservent sur le processus de production, les transnationales pétrolières n’ont versé que 1’528 millions de dollars de royalties et d’impôts spéciaux sur les hydrocarbures en 2010. Mais si nous soustrayons les 640 millions de dollars que les firmes pétrolières exigent de YPFB pour des coûts récupérables de la même année, leur contribution effective se réduit à 888 millions de dollars, alors que la même année les autres entrepreneurs ont versé en impôts sur le chiffre d’affaires 857millions de dollars. Autrement dit, l’ensemble des entrepreneurs a versé des impôts se montant à 1’746 millions de dollars en 2010. Pendant cette même année 2010, les consommateurs et les citoyens, le peuple, ont versé par le biais d’une série d’impôts – mais sans inclure l’impôt sur les biens immobiliers – environ 2’300 millions de dollars. Ce qui signifie que le peuple verse à l’Etat avec des sommes bien plus importantes que le patronat.

En contraste, YPFB subit une constante décapitalisation, car cette entreprise doit verser aux transnationales des indemnisations et leur restituer les coûts récupérables, les investissements et l’impôt sur les transactions. De même, on a fait peser sur la fragile entité qu’est de YPFB le paiement des bons Juancito Pinto [aide à la scolarisation] et Juana Azurduy [aide aux femmes enceintes et enfants de moins de deux ans] ainsi que la rente Dignidad [rente versée aux personnes de plus de 60 ans]. C’est ce qui a été découvert lorsque pour compenser relativement sa décapitalisation permanente, on lui a destiné 1’000 millions de dollars issus des réserves internationales en devises, et qu’en deux ans elle n’a pas été capable de les investir même partiellement.

Alors que le pouvoir des transnationales pétrolières s’est restructuré en se donnant une façade rajeunie et en conservant l’essentiel de son emprise sur les ressources en hydrocarbures boliviens, la refondation de YPFB ne l’a pas aidé à se défaire du fardeau des dettes et des bons, à cause d’une impéritie administrative et d’une gestion de la clientèle qui a déjà conduit à sa ruine par le passé. C’est ainsi qu’après 5 ans de sa refondation, YPFB est une entreprise faible et marginale dans le processus productif des hydrocarbures. Elle n’a pas surmonté de manière efficace et radicale la condition marginale à laquelle les politiques néolibérales l’ont condamnée. Elle reste incapable de développer une stratégie «entrepreneuriale» qui permette une réappropriation nationale effective des ressources en hydrocarbures.

• La Bolivie finance le capital financier transnational avec ses réserves internationales

Pour démontrer la bonne santé de l’économie nationale et le succès de sa politique économique, le gouvernement d’Evo Morales vante l’existence de réserves internationales de devises qui traduisent l’épargne du pays. Elles atteignent actuellement la somme, jamais atteinte auparavant, de 10’700 millions de dollars. Mais le bénéfice que le pays – en particulier ses secteurs socialement majoritaires – tire de ces réserves est maigre et douteux ; alors que celui obtenu par le capital financier transnational est évident.

En effet, une part importante des réserves a été consacrée à l’achat d’obligations de banques et de gouvernements étrangers comme celui des Etats-Unis et du Portugal. Au cours du seul premier trimestre de 2010, la Bolivie a investi 734 millions de dollars en bons du Trésor des Etats-Unis, à un intérêt moyen de 2%. Ainsi, le gouvernement prétendument anti-impérialiste de la Bolivie utilise l’épargne interne du pays, durement obtenue,  pour financer le Trésor même de l’empire.

De même, au cours du premier semestre de 2010, le gouvernement bolivien a acheté des obligations du Banco Bilbao Vizcaya-Argentaria d’Espagne pour une valeur de 1’290 millions de dollars. Dans ce cas, l’investissement bolivien obtenait un taux d’intérêt extraordinairement bas d’environ: 0.25%. Par contre, les prêts concessionnels [qui ont un élément de don] que reçoit la Bolivie de la Banque Mondiale portent des taux d’intérêt de 0,50% ; ceux accordés par la Corporation Andine de Fomento de 2,5%. Et les crédits solidaires du Venezuela ont un taux de 2%. Autrement dit, le gouvernement d’Evo Morales utilise l’épargne du peuple bolivien pour accorder des crédits concessionnels à des banques transnationales avec des taux d’intérêts huit fois inférieurs à ceux des crédits solidaires que le Venezuela accorde à la Bolivie. Le gouvernement «anticapitaliste» et «anti-impérialiste» d’Evo Morales se montre beaucoup plus généreux et solidaire avec les banques transnationales, noyau dur et agressif du capital mondial, que le Président Hugo Chavez ne le fait avec la Bolivie.

Par ailleurs, lorsqu’on considère l’importance et la disponibilité des réserves internationales en devises, il faut tenir compte du fait que près de 4’000 millions de dollars de ces réserves doivent être destinées à soutenir les importations boliviennes en provenance de l’étranger. Leur montant doit être rapporté à celui de la dette étrangère qui est actuellement près de 3’000 millions de dollars.

Ainsi, tout en tenant un discours anticapitaliste et anti-impérialiste pompeux, le gouvernement de Evo Morales a financé à hauteur de plus de 2’500 millions de dollars les pays riches et les banques transnationales avec des prélèvements sur l’épargne nationale d’un des pays les plus pauvres du continent, cédés à des taux d’intérêts très bas. Alors même que les ressources publiques investies dans les secteurs productifs du pays sont insignifiantes et absolument insuffisantes, malgré le fait que dans ces secteurs il existe beaucoup d’entreprises qui pourraient rapporter beaucoup plus que les maigres intérêts que verse le Trésor des Etats-Unis ou la Banque Bilbao Vizcaya. Le manque d’investissement public pour le développement productif général de la Bolivie a entraîné la perte d’importantes occasions de diversifier l’économie en soutenant la production. Elle a entravé la recherche d’auto-suffisance, de souveraineté alimentaire et de diminution de la dépendance technologique. Enfin, elle a freiné la reconstruction et le renforcement efficaces des entreprises stratégiques du pays et l’ouverture d’espaces pour le déploiement de l’économie sociale et communautaire tel que le prévoit la Constitution.

Ce dernier point nous conduit à constater combien il est très grave et frustrant pour le processus de changement de constater l’écart qui existe entre ce qui est décrit ci-dessus et le projet révolutionnaire. Ce dernier consistait en effet à construire et à développer le secteur social et communautaire de l’économie, qui constituait sur le plan programmatique l’axe d’un nouveau modèle économique d’authentique équité et de large inclusion sociale, qui conduirait à la nouvelle société à laquelle aspirent les Boliviens et les Boliviennes.

Nous faisons allusion à la perspective d’une économie plurielle intégrée, articulée et complémentaire, orientée de manière à passer du modèle extractiviste à un modèle productif basé sur la souveraineté alimentaire, en conformité avec le modèle alternatif d’une civilisation du bien vivre.

• Condamnation du modèle extractiviste

Nous ne sommes par sortis du modèle extractiviste, bien au contraire. En transférant nos ressources naturelles et nos valeurs sur l’autel de l’accumulation accrue du capital, en nous «dés-accumulant» sur le plan interne, nous répétons la condamnation imposée par le colonialisme et la «colonialité» à être un pays extractiviste. Nous renforçons la continuité de ce modèle et consolidons les chaînes de notre dépendance à l’égard du centre du système-monde capitaliste, nous nous soumettons à la division du travail international et aux conditionnements du marché international. Pourtant, la Constitution avait ouvert des perspectives pour sortir du modèle extractiviste, pour construire un modèle productif qui  produise également de nouveaux rapports sociaux de production, basés sur la solidarité, la complémentarité et la réciprocité. Il s’agirait donc de sortir de la dépendance et de l’assujettissement par rapport à l’économie du monde capitaliste en rendant possible un autre monde alternatif, d’ouvrir les voies d’une transition transformatrice et émancipatrice, en récupérant les profondes traditions communautaires et en mobilisant les initiatives sociales et populaires.

L’aspect le plus grave de ce modèle extractiviste est la portée destructrice, déprédatrice et contaminante des mines capitalistes, qui détruisent la terre en utilisant la technologie d’exploitation à ciel ouvert. Les mines capitalistes ne laissent pas seulement des cimetières de mineurs et des trous béants dans le sous-sol, mais elles  créent également des zones de désolation, déséquilibrées sur le plan écologique, sans que les habitants, les communautés, les paysans, les Boliviennes et les Boliviens ne reçoivent une compensation pour ce coût écologique élevé. Cette destruction menace de se propager, apportant avec elle la destruction d’autres espaces économiques concomitants,  en détruisant sur le plan social les capacités de cohésion, sur le plan culturel les réseaux symboliques, sur le plan éthique en poussant les gens dans l’abîme de la décadence morale.

• La déprédation des transgéniques

Pour comble, le gouvernement impulse la légalisation des transgéniques, ces produits génétiquement manipulés sous le contrôle et le monopole de huit transnationales. Le fait de laisser ces transnationales prendre le pouvoir sur la reproduction de la vie et la marchandiser, rendant les paysans, les communautés et les consommateurs complètement dépendants et assujettis à leurs circuits de profit, constitue une atteinte à la vie, aux cycles de la vie, à l’intégrité complémentaire des êtres vivants.

Cette attitude du Gouvernement et sa complicité avec l’Assemblée Législative Plurinationale dévoile les actuelles compromissions et alliances des gouvernants avec les transnationales, les entreprises agro-industrielles, les oligarchies régionales et les classes économiquement dominantes. Elle met également en lumière le double discours: d’un côté, on vante la défense de la Terre-Mère, alors que de l’autre on exerce le pouvoir pour poursuivre sa déprédation et la destruction des écosystèmes, en reniant le contenu de la Loi sur la Terre-Mère qui devrait être à l’ordre du jour de l’Assemblée Législative Plurinationale.

• Davantage de dettes qui vont peser sur les épaules des Boliviens

L’Etat bolivien manque de revenus: sa politique rentière, de croissance bureaucratique et d’importantes concessions aux transnationales ont en effet creusé un déficit budgétaire. Pour le combler, il augmente de plus en plus vite la dette publique. Au cours la seule année 2010, l’endettement net nouveau se monte à environ 1’500 millions de dollars, suite aux crédits des agences multilatérales et d’autres pays. A la fin 2010, la dette extérieure approchait les 3’000 millions de dollars.

L’autre composante du financement de l’Etat, la dette interne, a également connu une augmentation importante, dépassant les 4’500 millions de dollars en 2010. Actuellement l’ensemble de la dette de l’Etat bolivien a ainsi déjà dépassé les 7’500 millions de dollars.

Mais ce gigantesque endettement ne semble pas suffire au gouvernement, ni lui poser un quelconque problème, puisqu’il a décidé de s’endetter encore davantage. Pour ce faire, le Ministre de l’économie a annoncé l’émission d’obligations du Gouvernement de la Bolivie pour un montant de 5’000 millions de dollars pour la seule année 2011; et d’effectuer ces émissions sur le marché international. La poursuite de cette politique constitue une atteinte grave à l’économie nationale. Si les nouvelles projections d’endettement se matérialisent, les Boliviens se trouveront dans l’impossibilité de payer cette dette, dont le poids asphyxiera et écrasera toutes nos initiatives et efforts de développement souverain, comme nous en avons déjà fait la douloureuse expérience dans tout le continent avec la dette extérieure.

Le gouvernement aspire à obtenir de nouveaux revenus en faisant payer les humbles, tout comme l’ont pensé et pratiqué les néolibéraux par le passé. C’est la raison pour laquelle on a détecté dans les assurances des travailleurs des ressources qu’on veut utiliser contre la volonté de leurs titulaires et sans respecter ni leurs droits ni l’autonomie de leurs institutions. De même, le brouillon du projet de la Nouvelle Loi sur les Hydrocarbures de 2011, mentionne une série de taxes sur les ventes brutes et autres qui vont inévitablement se répercuter sur une population qui a déjà vu ses revenus rognés par l’inflation. C’est l’ombre d’un nouveau «gasolinazo», beaucoup plus insidieux, qui pèse sur la tête du peuple bolivien.

II. Dans le domaine politique

Dans le domaine politique, celui de la construction de la démocratie participative, le gouvernement a également fait d’importantes capitulations. Elles ont suscité de profondes frustrations par rapport à la poursuite du processus de changement.

Le mandat souverain du peuple bolivien – clairement exprimé dans la nouvelle Constitution Politique de l’Etat (CPE) concerne surtout la construction de l’Etat Plurinational Communautaire, conçu comme l’intégration émancipatrice de la société bolivienne afin d’amplifier et d’approfondir la démocratie dans ses formes directes et communautaires ; ainsi que l’auto-gouvernement local et ethnique qui se traduit dans les autonomies : indigène, départementale, municipale et régionale.

L’Etat Plurinational Communautaire ne doit en aucun cas déboucher sur la violation de la traditionnelle démocratie représentative, mais doit au contraire viser son approfondissement et sa complémentation historique. Il doit donner à l’ensemble de la société davantage de droits, de garanties, de liberté et surtout de participation dans les décisions publiques; en résumé: plus de démocratie.

Néanmoins le gouvernement d’Evo Morales a pris une option ouvertement antidémocratique; il a violé de manière répétée la nouvelle CPE qui vient d’être approuvée par la volonté pleine d’espoir de transformation démocratique du peuple bolivien, en annulant par là   l’authentique construction de l’Etat Plurinational.

• Les principes de la démocratie ont été violés

Les graves agressions contre la démocratie et les violations de la nouvelle CPE ont commencé avec la transgression du principe démocratique élémentaire de l’indépendance des pouvoirs. Celle-ci s’est produite lorsque l’Organe exécutif, avec le soutien complaisant et servile de l’Assemblée législative, a nommé depuis en haut et arbitrairement les principales autorités de l’Organe judiciaire. La subordination de l’administration de la justice à la volonté du gouvernement central – que révèle cet acte – a suscité parmi les citoyens des doutes justifiés sur la transparence et la légitimité que l’on attribuera à l’élection des magistrats par vote universel, selon la norme constitutionnelle. En outre, cette subordination a été longuement et honteusement confirmée dans les multiples actions souterraines avec lesquels le gouvernement a instrumentalisé diverses institutions publiques ayant un lien avec l’administration de la justice, cela dans le but d’éliminer ou de réprimer l’opposition et la dissidence politique.

Au-delà de son aspect profondément autoritaire, cette attitude a eu à la longue un impact particulier, contribuant à acquitter les véritables corrompus de la partitocratie traditionnelle. Ces derniers sont en effet traités de la même manière arbitraire que les victimes de l’injuste répression politique judiciaire, ce qui finit par le transformer également en victimes. Par ailleurs, l’allure forcée et la faiblesse de fondements avec lesquels on condamne et l’on dépossède les opposants contraste avec la lenteur indulgente et le manque de réaction face à la corruption croissante des officialistes [membres du parti au pouvoir].

En même temps, le gouvernement d’Evo Morales a effectué un fort tournant autoritaire face à l’ensemble de la société. Ainsi, alors qu’il déclare gouverner en obéissant, il gouverne, en réalité, à partir d’une concentration serrée du pouvoir et des décisions portant sur l’avenir de la collectivité. C’est pour cette raison qu’on a détourné ou éliminé tous les espaces qui permettraient une participation sociale effective dans la conduite du processus, ou alors on les a réduits à d’insignifiants simulacres protocolaires.

Face aux revendications et mobilisations légitimes avec lesquelles les secteurs populaires exercent leurs droits et défendent leurs intérêts, le gouvernement répond en les disqualifiant avec des calomnies, avec l’intimidation systématique ou la répression violente et brutale. Cela a été particulièrement évident dans le domaine du travail salarié, où le gouvernement utilise la calomnie, l’intimidation et la répression à l’encontre les travailleurs qui luttent contre leurs conditions précaires et le dédain exprimé pour leurs droits sociaux.

Le gouvernement d’Evo Morales a dissimulé sa gestion et ses actes derrière un épais voile opaque, ce qui les rend inaccessibles à la connaissance et au contrôle par les citoyens, ce qui réduit l’exposition de la gestion publique à un médiocre exercice propagandiste.

Enfin, les comportements autoritaires et répressifs du gouvernement se combinent avec la reproduction des vieilles pratiques de prébendes et de distribution corporative de l’administration publique qui caractérisaient l’Etat oligarchique et colonial: ils dégradent la fonction publique et soumettent les organisations populaires à l’avilissement du servage politique.

Aujourd’hui, comme dans les tristes temps de la décadence de la Révolution de 1952 et du pacte militaro-paysan [pacte mis en place par la junte du général Barrientos en 1964, afin d’assurer l’offensive répressive anti-ouvrière], il y a une direction sociale toujours prête à affronter agressivement et sans autre argument que sa condescendance officialiste, les protestations ouvrières, les marches indigènes et toute autre manifestation de désaccord en provenance des secteurs populaires.

• On a abandonné la construction de l’Etat Plurinational

Les principes et les institutions fondamentales de la démocratie représentative ont donc été transgressés ou asservis. Quant à la constitution concrète des nouvelles institutions publiques sur lesquelles peut se construire l’Etat Plurinational Communautaire, elle a été obstruée, distordue, reportée ou abandonnée par l’action ou par l’omission du gouvernement. C’est ainsi que les lois approuvées par l’Assemblée législative Plurinationale, sans consultation des peuples autochtones et originels, ont négligé la lettre et l’esprit de la nouvelle Constitution, portant une blessure mortelle le projet de l’Etat Plurinational Communautaire.

Pour commencer, dans la Loi du Régime Electoral on a violé de manière flagrante de droit constitutionnel des peuples indigènes à la représentation politique directe, amoindrissant ainsi profondément le caractère plurinational de l’Assemblée Législative, en instituant un nombre de circonscriptions spéciales indigènes qui privent de réelles possibilités de représentation politique directe plusieurs peuples indigènes du territoire national et en nient ces possibilités aux peuples indigènes de Chuquisaca [une des «subdivisions» de la Bolivie : capitale Sucre].

Dans le même ordre d’idées, la Loi d’Autonomies et de Décentralisation définit pour la constitution et le fonctionnement des autonomies indigènes des règles qui obstruent ou négligent, dans ce domaine socioculturel éminemment communautaire, les pratiques de la démocratie communautaire reconnue constitutionnellement. En outre, cette loi néglige la pré-existence des peuples autochtones et originels à la Colonie et à la République, comme le stipule l’article 2 de la nouvelle Constitution.

Il en va de même pour la réforme du système éducatif, domaine fondamental pour l’émancipation culturelle et la construction d’un sens à une citoyenneté plurinationale. Non seulement cette réforme n’est l’objet d’aucune avancée réelle et pratique, mais elle subit même de sensibles reculs dans les modestes réalisations des années précédentes.

Enfin, la Loi du «Deslinde» Juridictionnel [qui attribue  un statut constitutionnel à la juridiction indigène-paysanne]  est coloniale et raciste, car elle limite la juridiction autochtone et paysanne à une sorte de minorité d’âge, comme à l’époque de la Colonie, en contradiction avec l’administration de justice selon la nouvelle Constitution, la Convention 169 de l’OIT de la Déclaration des Droits des Peuples autochtones des Nations Unies.

Dans les discours des forums internationaux, le Gouvernement de Evo Morales se situe volontiers à l’avant-garde en ce qui concerne les droits de la Terre-Mère et des peuples indigènes. Pourtant, dans les faits, il a assumé totalement et plus qu’aucun autre gouvernement néolibéral dans le passé récent, l’objectif der sous-impérialisme du capitalisme brésilien pour réaliser des mégaprojets d’infrastructures qui sont inadéquats pour les besoins nationaux et locaux. En outre ces mégaprojets impliquent un degré élevé d’endettement extérieur ; ce qui entraîne une perte de souveraineté. Ils causent, en outre, des dommages graves et irréparables à l’écosystème et à l’exercice des droits territoriaux des peuples indigènes et originels.

Dans sa lancée, lorsqu’il prétend occuper ou affecter du territoire a différents ouvrages ou activités, le Gouvernement est en train de violer de manière répétée le droit à la consultation préalable et informée que la Nouvelle Constitution a prévu en faveur des peuples indigènes et originels. Un exemple dramatique en est la route qu’il veut construire dans le Parc National et Territoire Indigène Isiboro-Secure [situé dans les départements du Beni et de Cochabamba] avec des capitaux et une entreprise brésilienne, sans que les communautés indigènes qui y habitent depuis toujours  – et qui en sont les propriétaires légaux et légitimes – ne soient consultées préalablement.

Dans la suite de la Guerre de l’Eau [initiée en 1999 et victorieuse en avril 2000 : la privatisation étant battue en brèche], de la marche indigène pour l’Assemblée Constituante, des innombrables mobilisations paysannes et indigènes pour leurs terres et territoires, des insurrections populaires victorieuses d’avril et septembre 2000, d’octobre 2003 et de mai et juin 2005, et de tous les mouvements combatifs du peuple bolivien, nous appelons tous les Boliviens et toutes les Boliviennes à reconquérir le processus de changement pour le peuple, et à construire, avec leur capacité collective et créatrice, un destin commun de justice, de liberté et de dignité.

Dans cette perspective, nous proposons l’ouverture immédiate d’espaces de débat largement ouverts, dans lesquels nous voulons récupérer et reconduire le processus de changement, évaluer honnêtement et en profondeur la situation du pays et construire, collectivement et démocratiquement, les propositions alternatives qui nous conduiront à conquérir les lendemains dont nous rêvons.

Propositions

1. Former une Coordination Plurinationale de la Reconduction.

2. Proposer à nouveau, collectivement et de manière participative, un calendrier de la reconquête.

3. Défendre avec des mobilisations la Constitution et son application conforme.

4. Réviser les lois promulguées par le gouvernement et approuvées par l’Assemblée législative Plurinationale, ainsi que les actes, les actions et les décisions attentatoires à la Constitution Politique de l’Etat.

5. Construire l’Etat plurinational communautaire et autonome en effectuant des transformations institutionnelles et structurelles sur le plan économique, politique, social et culturel, en renforçant les gouvernements territoriaux et en appliquant pleinement les formes démocratiques directes, représentatives et communautaires.

6. Exercer l’interculturalité émancipatrice et participer ouvertement à la décolonisation dans ses formes multiples, en démontant tous les mécanismes de domination économique, sociale, culturelle et de genre.

7. Développer collectivement et de manière participative un calendrier économique productif pour sortir du modèle extractiviste vers un modèle productif fondé sur la souveraineté alimentaire, en respectant la Constitution dans l’exercice de la planification intégrale et participative.

8. Approuver la Loi sur la Terre-Mère et sa promulgation en accord avec les résolutions de Tiquipaya [concernant la protection de l’écosphère], en impulsant une plateforme sud-américaine qui établisse un agenda commun dans divers domaines: énergétique, environnemental, alimentaire, économique et de citoyenneté interculturelle.

9. Maintenir la communication avec la population, l’informer, en ouvrant de larges espaces de participation sous forme de réseaux confluents, de manière à ce que tout ce qui se fait soit le résultat d’une création collective. (Traduction A l’Encontre)

Les signataires: Alejandro Almaraz (ex-vice-ministre de la Terre), Gustavo Guzmán, Raul Prada (ex-vice-ministre de la Planification stratégique de l’Etat), Oscar Vega, Roberto Fernández, Oscar Olivera Foronda, Marcela Olivera Foronda, Leonardo Tamburini, Pablo Regalsky, Pablo Mamani, Jorge Komadina, Gustavo Soto, Aniceto Hinojosa, Víctor Hugo Sainz, Moisés Torres, Rafael Quispe et d’autres.

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