Bolivie. Evo, le «modernisateur»

FILE-BOLIVIA-MORALESPar Pablo Stefanoni

Pour la troisième fois [voir l’article publié à propos de sa campagne sur ce site en date du 7 octobre], Evo Morales a remporté les élections présidentielles boliviennes. Cette fois, il a obtenu 60% des suffrages et le contrôle des deux tiers du parlement [ce qui est décisif pour un changement de Constitution]. Morales a également obtenu de très bons résultats dans les bastions de l’opposition traditionnels tels que Santa Cruz. Le dimanche 12 octobre, dans son discours d’investiture, Evo Morales a remercié Fidel Castro, a salué la mémoire de Hugo Chavez et a fait appel aux racines anti-impérialistes de son «socialisme communautaire». Mais son modèle reste essentiellement basé sur les politiques «neodesarrollistas» (néodéveloppementistes).

«Avec Evo nous allons bien», lance-t-il, sur le rythme d’un «cumbiero» [celui qui chante la cumbia, un genre musical dans différentes pays d’Amérique latine). C’est le principal slogan électoral du Mouvement vers le socialisme (MAS), qui une fois de plus depuis 2005 arriver à obtenir la majorité des votes des Boliviens. Avec les élections du 12 octobre, Evo Morales s’inscrit dans la sphère du pouvoir jusqu’en 2020. Ce qui fait de lui le président ayant occupé le plus de temps le Palacio Quemado [le Palais brûlé, car incendié en 1875 ; bâtiment présidentiel à La Paz] dans toute l’histoire bolivienne. En fait, ce qui était en jeu dans les élections du 12 octobre n’était pas le triomphe du Mouvement vers le socialisme, mais si le nombre de parlementaires élus appartenant à l’officialisme [la coalition soutenant Morales et reposant sur le MAS] atteindrait les deux tiers, ce qui est le cas aujourd’hui. Ce qui permet de voter des lois spéciales et éventuellement de modifier la constitution (par exemple, pour permettre la réélection de Morales à la fin de son troisième mandat). Une fraction parlementaire inférieure aux deux tiers aurait signifié une réduction du pouvoir du président bolivien qui a accédé au gouvernement il ya huit ans, par la médiation dans les urnes d’un soulèvement populaire connu comme la «guerre du gaz». Pendant ce temps, Evo est devenu une figure centrale de la période, avec des couleurs mélangées. «L’épouvantail Evo est ici»  – titre d’un documentaire qui a souligné que le président est un parmi les paysans – s’est transformé en une série de textes hagiographique qui soulignent son caractère de leader «exceptionnel». A tel point que quelques-uns se sont risqués à insinuer son appartenance douteuse à une lignée de caudillos anticolonialistes, comme Tupac Katari.

Entre révolution et prudence

La première étape de l’administration Morales (2006-2009) a été marquée par l’affrontement entre le gouvernement central et l’opposition conservatrice, ancrée dans la région agro-industrielle de Santa Cruz. La deuxième a été la consolidation de l’hégémonie «evista» [allusion à Evo] après sa réélection à la fin de 2009, avec 64% des voix. La troisième étape, plus récente, se réfère à la cooptation par le pouvoir d’Evo et de Linera d’une partie des vieilles élites.

Au cours des dernières années, le président bolivien a été régulièrement invité à Expocruz, foire commerciale emblématique de la bourgeoisie de Santa Cruz. Cela après qu’eurent échoué les plans pour mettre en place des groupes d’autodéfense – qui ont débouché sur des jugements pour terrorisme et l’auto-exil d’anciens dirigeants et du riche homme d’affaires du commerce des huiles, Branko Marinkovic – une partie des entrepreneurs de Santa Cruz a pris un tournant pragmatique destiné à ne pas mettre en danger les chances de gagner que lui donne le boom économique actuel, en continuant de marcher dans les sables mouvants de la conspiration de l’année 2008.

Mais les effets de la stabilité macroéconomique vont plus loin. Aujourd’hui, un économiste ultra-libéral, comme l’Américain Tyler Cowen, peut écrire sur son blog Marginal Revolution un article intitulé «Pourquoi je suis relativement optimiste sur la Bolivie». Il peut y compris aller un peu plus loin dans un article éditorial intitulé «Pourquoi j’ai soutenu Evo Morales».  Le titre est une provocation. L’économiste libertarien [ultra-libéral libertaire, au sens d’opposition à toute intervention d’Etat] commence par reconnaître que «soutien» est un mot trop fort, mais il admet que «le gouvernement d’Evo Morales est très populaire et très stable. Il a une base de pouvoir solide et durable, en partie à cause de politiques particulières et en partie pour des raisons symboliques.»  En outre, Cowen note que «les avantages de la stabilité – dérivée de la permanence du pouvoir du manant [Evo] – l’emportent sur les coûts (de ne pas suivre une politique libérale).» Il affirme même que la Bolivie – à cause de sa décentralisation – ne tombera pas dans «une dictature comme Chavez». Un élément qui rend «optimiste» Cowen réside dans la «prudence» constitutionnelle d’Evo, qui peut être résumée dans un fait : «tôt ou tard» la Bolivie devait avoir un gouvernement indien.

Sans doute cet économiste ultra-libéral aime provoquer son public. Il est clair qu’Evo Morales combine cette prudence constitutionnelle et budgétaire avec plusieurs nationalisations d’entreprises et un repositionnement de l’Etat dans l’économie. Mais nous ne devons pas oublier que le gouvernement antérieur de gauche [de Herman Siles Zuazo], de 1982 à 1985, a dû se démettre de manière anticipée au milieu de l’hyperinflation. Et Morales, lors de sa victoire en 2005, a cherché à éviter un scénario similaire. Pour cela, il a pu s’appuyer sur les prix élevés des matières premières qu’exporte la Bolivie et sur des rapports relativement bons avec les banques (plus réglementées aujourd’hui qu’hier).

Données supplémentaires: le président bolivien a gardé depuis son premier jour au pouvoir le même la ministre de l’Economie, Luis Arce Catacora, un ancien technicien de la Banque centrale qui en 2006 s’est défait de ses papiers d’ancien sympathisant socialiste dans années 1980 et maintenu la caisse du «budget» en ordre. La Bolivie dispose de réserves en devises internationales équivalentes à 51% de son PIB (c’est comme si l’Argentine avait 300 milliards de dollars de réserves, alors qu’aujourd’hui elle n’arrive pas à 30 milliards).

Nous nous sommes attardé sur cet économiste états-unien parce que les éloges ayant trait à la stabilité de la Bolivie – depuis le New York Times jusqu’à la Banque mondiale – fournissent quelques-uns les éléments qui expliquent, de manière significative, la raison pour laquelle Evo a pu briser le karma de l’instabilité bolivienne et, après huit ans de gouvernement, s’être assuré d’une victoire dans les urnes pour un troisième mandat. En fait, la «stabilité» est l’un des slogans de Morales lui-même dans la campagne: il y a quelques jours, il a dit que le MAS était le seul parti qui pouvait la garantir.

L’opposition dans son labyrinthe

Le candidat en position électorale la meilleure était le politicien, économiste et magnat du ciment Samuel Doria Medina de l’Unité démocratique (UD). L’opposition bolivienne a essayé, mais n’a pas pu trouver son propre Henrique Capriles [l’opposant au pouvoir de Maduro au Venezuela]. Il y a un certain nombre d’années, lors des réunions d’opposition, on parlait de deux scénarios. L’un était le scénario vénézuélien, dans lequel apparaissait, bien que perdant, un jeune candidat qui se présentait comme de «centre gauche» – au moins dans le discours – et dirigeait le bloc antichaviste en élargissant ses frontières idéologiques. L’autre était le scénario équatorien où Rafael Correa remportait une victoire facile face à une opposition fragmentée. A la fin, c’est le deuxième scénario qui a prévalu en Bolivie. Outre Doria Medina, s’est lancé dans la course présidentielle l’ancien président Jorge «Tuto, Quiroga, qui concurrençait le vote pour l’UD.

D’en bas se situait l’ancien maire de La Paz Juan del Granado, qui a commencé à se présenter comme une «opposition progressiste» à Morales et a fini par s’inscrire dans une alliance sans perspective avec le gouverneur autonomiste de Santa Cruz, Rubén Costas.

Récemment, la campagne a porté sur une guerre de déclarations radiophoniques et télévisées. Lors d’une de ses prestations, Evo Morales a reconnu que le sommet international du G77 [regroupement des pays dits en voie de dévoppement, qui réunit 133 membres] tenu à Santa Cruz de la Sierra était «la meilleure campagne électorale» [pour lui] dans la région orientale. Une autre prestation radiophonique , d’importance, impliquait Doria Medina. Elle fut largement diffusée sur les réseaux sociaux. L’enregistrement permettait d’entendre le candidat de l’opposition faire pression sur une employée de son entreprise pour qu’elle arrive à un accord avec son mari et un de ses partisans politiques, Jaime Navarro, qui était accusé de violence sexiste. Comme la femme ne voulait pas accepter l’accord, Doria Medina – prenant le rôle du patron d’une grande exploitation [une estancia consacrée à l’élevage de bovins] – a menacé de l’envoyer travailler, comme châtiment, dans la localité éloignée de Trinidad. Pire encore, les habitants de cette ville de l’Amazonie bolivienne se sont plaints que le candidat à la présidentielle les traite comme s’ils étaient dans la Sibérie bolivienne.

Cette fuite doit être ajoutée aux déclarations du candidat au Sénat pour Cochabamba, Ziro Mas Zabala, qui a provoqué l’indignation en appelant «des femmes à se comporter et à s’habiller» pour ne pas être la proie d’agresseurs. De cette façon, il mettait sur la scène publique sont attitude face à la violence sexiste, un des thèmes en suspens [comme de nombreuses femmes indigènes le soulignent] dans le processus de changement que l’on vit en Bolivie.

Mais au-delà de ces piments pour une campagne électorale qui a été «ennuyeuse», la plupart des Boliviens et Boliviennes ne semblaient et ne semblent pas convaincus que l’opposition puisse mieux faire face aux faiblesses de l’actuel gouvernement, certes souvent trop enthousiaste à propos de l’impact à court terme des mesures prises.

Les charnières du changement

La Bolivie est en train de changer. Une partie des changements proviennent de la longue période démocratique initiée en 1982. Mais beaucoup plus proviennent de l’actuel processus qui a commencé en 2006. La stabilité économique permet de modifier les attentes: par exemple, les épargnants ont bolivarisé [passé du dollar au boliviano] leurs dépôts parce qu’ils ont confiance de gagner plus dans la monnaie nationale qu’en dollars. L’expansion des infrastructures et des services assurés aux zones rurales (par exemple Internet) vise à inclure dans la modernité à une grande partie de la population.

Morales est essentiellement un modernisateur. Même les rêves de projets controversés, comme l’énergie nucléaire, avec des fins pacifiques. En revanche, cependant, il manque aujourd’hui une jambe : celle de l’éducation. Les changements dans ce domaine sont rares: le programme de bourses étatiques, récemment approuvé, pour les étudiants boliviens qui vont faire leur doctorat à Harvard, Stanford ou dans des universités japonaises n’est pas suffisant pour faire face à la mauvaise qualité de l’enseignement en général. Toutefois, un projet néodeveloppementiste, comme le projet bolivien – qui a comme horizon utopique la Corée du Sud plus que Cuba (Evo ne cesse de nommer dans divers de ses discours cette nation asiatique qui a passé d’un pays agricole à une puissance industrielle) –, ne peut être viable sans des transformations d’envergure au plan de l’éducation. Comment utiliser les gains du boom minier est certainement une partie du débat bolivien actuel. Mais l’opposition n’a à ce propos aucune vision particulièrement séduisante. Et, pour beaucoup de Boliviens, ces candidats les conduiraient le pays à la situation antérieure.

Souvent, les expressions comme «socialisme communautaire» sont source de confusion. Le projet du MAS est un projet anti-néolibéral, ce que le vice-président Alvaro Garcia Linera qualifie quelquefois de «capitalisme andin-amazonien». La base sociale du MAS est composée de petits producteurs urbains et ruraux qui ne sont pas séduits par un Etat trop interventionniste par rapport à la propriété privée.

Le contenu de cet imaginaire néodeveloppementiste – dans un sens qui ne coïncide pas nécessairement avec l’inventeur du concept, le Brésilien Luiz Carlos Bresser Pereira – a été très clairement défini par le président équatorien Rafael Correa. Récemment il a fait l’éloge appuyé du modèle d’innovation, du développement et de la vision entrepreneuriale israélienn. Correa a critiqué la «gauche conservatrice» et les entrepreneurs opposés au risque. (Cette intervention peut être vue sur Youtube sous le titre « Israël doit être un exemple pour nous», ce qui n’implique pas un soutien géopolitique Tel-Aviv.)

La Bolivie est certainement un pays indien, mais associer cette donnée socio-politique avec un communautarisme étroit est un excès relevant du prendre ses désirs pour la réalité. Les processus d’urbanisation, aujourd’hui environ 60% des Boliviens vivent dans des zones urbaines, représentent un défi supplémentaire pour penser l’indianité dans le XXI siècle. Pour beaucoup d’Indiens, décoloniser signifie étudier dans des universités privées, visiter les restaurants dans les nouveaux centres commerciaux de la zone sud de La Paz, occuper des postes de parlementaires et rompre les plafonds et les murs de verre qui reléguaient les Indiens à la subalternité. En effet, cette voie de sortie du «colonialisme interne» semble plus populaire qu’un simple retour à la vision du monde des ancêtres. La Bolivie s’est indianisée [politiquement], mais l’Indien est un ensemble complexe intégrant le politique, l’anthropologique et le symbolique qui se heurte à des simplifications faciles et néanmoins attractives, étant donné la supposée essence anti-occidentale de l’indianité.

Que le recensement de 2012 aboutit à constater une diminution de la population qui s’auto-définit comme indienne [aymara, quechua, etc.] par rapport à celui de 2001 reflète les vicissitudes de ces identités prises comme réelles et stratégiques. La même chose s’applique à la croissance de l’évangélisation [montée de l’influence de l’Eglise évangélique par rapport au catholicisme qui sans cesse a été subverti par les «croyances» antérieures], qui est une source de conservatisme, au sein et en dehors du MAS. Ce conservatisme a trait à l’expansion des droits civils et à la dépénalisation de l’avortement ou au mariage homosexuel. Dans ce cadre, la candidature au poste de député de Manuel Canelas, premier candidat ouvertement gay, sur les listes de l’officialisme candidat enfonce un petit coin dans un environnement où la pression conservatrice est plus forte que la capacité d’agir des très faibles, bien que visibles, organisations LGBT.

Discours sur «bien vivre» (qui cherche à avancer un projet post-développementiste faisant appel aux prétendues sources ancestrales) coexiste avec l’immense popularité du rallye Dakar [cet ignoble et célèbre rallye se fait aujourd’hui sur les routes de l’Amérique du Sud]. La diversité ethnique coexiste avec la négation de la diversité sexuelle. L’autonomie sociale coexiste avec la centralisation étatique. Les critiques du capitalisme coexistent avec une extension sans précédent de la consommation.

Ces tensions et transitions changent aujourd’hui en Bolivie. Un pays en transformation qui tourne une page dans une histoire pleine d’injustice et de résistance héroïque. (17 octobre 2014 ; traduction A l’Encontre ; publié dans l’hebdomadaire Brecha de Montevideo)

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