Argentine. Clacso 2018: «Entre la ventriloquie et l’absence d’autocritique». La fin du «cycle des progressismes»

Par Maristella Svampa

L’ouverture du «Forum de la Pensée critique» de Clacso 2018 [1] a été ce qui ressemble le plus à une carte postale de «mots d’ordre» arrêtée dans le temps. Le manque d’autocritique des «progressismes» [2] a été total, soutenu par la solidarité inconditionnelle qui s’exprimait à travers les voix émues des présentatrices et des présentateurs, parmi lesquels alternaient des journalistes ou des universitaires connus, clairement identifiés avec les «progressismes».

Le discours de Cristina Fernandez de Kirchner [présidente de décembre 2007 à décembre 2015 de l’Argentine, une figure aussi de la corruption] a été politiquement autocentré, sans une quelconque réflexion autocritique. Bien que la première caractéristique ne soit pas une nouveauté, il est surprenant que l’ex-présidente croie qu’elle a tout inventé, y compris les mouvements sociaux! «Dans l’année 2001 il y avait des piqueteros [3] dans les rues, il n’y avait pas de mouvements sociaux, aujourd’hui il y a des organisations sociales qui sont les enfants de notre propre gouvernement», a-t-elle osé dire, sans que bouge un seul de ses sourcils. Le seul qui a osé remettre en question les «progressismes» d’un point de vue de gauche a été le colombien Gustavo Petro, dont le discours a incorporé le nouveau langage de la critique contre les néo-extractivistes et a posé clairement l’alternative face à l’enjeu de civilisation qui est devant nous, celle de la nécessaire option en faveur de la vie que les gauches doivent faire aujourd’hui.

Le second jour du Forum on a entendu les voix critiques de quelques intellectuels. Sur cette ligne, celle du collègue vénézuélien Edgardo Lander, qui a proposé une réflexion autocritique sur ce qui arrive au Nicaragua et au Venezuela, fut la plus remarquable, mais ce fut aussi une voix assez solitaire.

Bien que le discours du vice-président bolivien Àlvaro Garcia Liñera ait ébauché une timide analyse des «limites du progressisme», il a semblé placer ses attentes et espoirs dans une prochaine «vague progressiste» plutôt que sur sa propre expérience politique.

En tout cas, durant ces deux jours du megaforum, qui fut retransmis en direct sur Youtube, pas grand-chose ou rien ne s’est dit qui explique la montée des droites ou extrêmes droites, dans un contexte de fin du cycle du «progressisme». Peu de choses ou rien ne s’est dit sur la question de la corruption à grande échelle, ni sur l’inégalité et la concentration économique avec lesquelles s’est achevé le cycle «progressiste», ni non plus sur la fabuleuse concentration de pouvoir politique aux mains des leaders hommes ou femmes. Pour beaucoup, le problème c’est toujours l’autre, le néolibéralisme, les moyens de communication hégémoniques, les droites tout court.

Bien que le Clacso intègre des centres et groupes de travail très hétérogènes, pendant ces années, sa ligne politique a été l’appui inconditionnel et acritique des «progressismes«. Cela a fait beaucoup de mal au Clacso comme institution, lui a enlevé de la crédibilité, car loin de devenir une fabrique de la pensée critique, diverse, plurielle, à partir du secrétariat exécutif on a tendu à homogénéiser les points de vue et les visions, transformant l’institution en un ventriloque des leaders hommes ou femmes du «progressisme». Le discutable art de la ventriloquie s’est combiné avec l’expansion d’une espèce de commissariat politique régional, que certains ex-secrétaires de Clacso exercent encore aujourd’hui avec une particulière véhémence face aux critiques qui ont été faites dans l’espace même des gauches, qui ont exprimé des critiques du néo-extractivisme, des gouvernements de plus en plus autoritaires du Venezuela et du Nicaragua, et même de la fermeture des canaux d’expression du pluralisme en Bolivie.

Sur le plan politique, je crois que nous avons besoin dans la région de plus de voix critiques comme celle de Gustavo Petro et de moins de discours auto-complaisants comme celui de Cristina Fernàndez-Kirchner, si nous aspirons réellement à recréer les gauches et à affronter l’avancée de la droite et de l’ultra-droite.

Quant à Clacso, j’espère que sa nouvelle gestion soit plus ouverte et plurielle et que le changement de scène politique (la préoccupante droitisation) ne finisse pas par imposer une lecture unique de ce qui est arrivé toutes ces dernières années. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, 23 novembre 2018; traduction A l’Encontre)

Maristella Svampa, sociologue, écrivain et analyste politique argentin. Chercheur principal du Conicet (le CNRS argentin) et professeur à l’Université nationale de La Plata.

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[1] Le Conseil latino-américain des sciences sociales (Clacso) a été fondé en 1967 et associé à l’Unesco; il regroupe 654 établissements d’enseignement, d’institutions d’enseignement supérieur et de recherche, originaires de 51 pays d’Amérique latine et du monde. Le «Forum de la pensée critique» fait partie des réunions internationales organisées par l’institution. Des personnalités de Clasco ont servi de référence, plus d’une fois au cours de la dernière période, à un anti-impérialisme aux couleurs campistes. (Réd. A l’Encontre)

[2] Voir sur le site A l’Encontre l’article «Post-progressisme et horizons émancipateurs».

[3] Les piqueteros sont des participants de mouvements sociaux apparus en Argentine dans les années 90. Le mot est une extension de «piquete» qui désigne en Argentine le blocage des axes routiers réalisés au début par des travailleurs protestant contre des privatisations ou des licenciements, puis par des travailleurs au chômage exigeant des subsides de l’Etat. Les piqueteros ont joué un rôle important dans les événements liés à la crise économique de 2001. (Réd. A l’Encontre)

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