Maroc. Analyse sociologique des agressions sexuelles: «Une femme est considérée comme une prostituée dans la rue»

Par Elsa Walter

Cet été, plusieurs vidéos d’agressions sexuelles sur des femmes dans l’espace public ont été diffusées. Y en a-t-il plus qu’avant, ou le phénomène est-il seulement plus relayé? Comment cela renseigne-t-il sur l’évolution de la société marocaine? Éléments de réponse par des sociologues et des féministes.

Dans la nuit du 20 au 21 août, une vidéo insoutenable se propage sur les réseaux sociaux. On y voit une jeune femme, Imane, 24 ans, subir une agression sexuelle en plein jour dans un bus. La victime, qui souffre de «troubles mentaux» selon la police, subit des attouchements par une horde de mineurs qui lui dénudent le haut de son corps, tentent de l’embrasser et lui pelotent les seins contre son gré.

Le lendemain matin, l’indignation est générale et très rapidement, l’enquête de police aboutit à l’arrestation de cinq agresseurs présumés, âgés de 15 à 17 ans et tous originaires du quartier Sidi Bernoussi à Casablanca. Des internautes ont appelé à un sit-in à Casablanca le 23 août en soutien à la victime. Plus de mille personnes ont fait part de leur intention d’y prendre part.

Le 11 août, une vidéo montrant une horde de jeunes hommes prendre à partie une jeune femme marchant seule dans la rue à Tanger est diffusée sur les réseaux sociaux, suscitant des réactions contrastées. Certains désapprouvent, d’autres justifient l’agression en jugeant la tenue de la femme indécente.

En 2015, une autre affaire, celles des deux filles d’Inezgane poursuivies pour avoir porté des robes, avait suscité l’émoi, rappelant encore une fois à quel point l’espace public peut être violent envers les femmes.

Des agressions plus relayées qu’avant et des agresseurs fiers de leurs crimes

Jamal Khalil, professeur de sociologie à l’Université Hassan II Aïn Chock Casablanca, rappelle qu’il «n’y a pas un suivi statistique des agressions sexuelles sur les femmes dans l’espace public. On a l’impression qu’il y en a plus qu’avant, mais je pense que c’est surtout plus relayé aujourd’hui qu’il y a 20 ans.»

Le sociologue regrette qu’il n’y ait pas un organisme étatique indépendant pour recenser ces phénomènes. Pour rappel, un Observatoire national de la violence à l’égard des femmes a été créé dans le cadre du plan gouvernement d’égalité homme/femme «Icram», mais celui-ci, considéré comme une «coquille vide» par les associations féministes, ne produit pas de telles statistiques.

Les associations de défense des droits des femmes, telles que l’ADFM, nous confient recevoir peu de plaintes concernant les violences dans l’espace public, car elles savent que leur démarche sera vaine en l’absence de loi protectrice. Contactée par nos soins, la Commission régionale des droits de l’Homme (CRDH) de Casablanca-Settat nous indique par ailleurs que «la CRDH n’a pas été saisie particulièrement pour un cas d’agression contre des femmes dans l’espace public dernièrement».

Pour Khadija Ryadi, ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), «c’est un phénomène qui prend de l’ampleur dans la société de façon grave. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que c’est toujours arrivé au Maroc.»

Nouzha Skalli, ancienne ministre du Développement social et de la Famille et membre du PPS, partage ce ressenti. «Je me sens sous le choc de cette recrudescence inqualifiable de la violence à l’égard des femmes», nous confie-t-elle, rappelant que la reconnaissance de cette violence est récente, y compris sur le plan international: «Ce n’est qu’en 1993 que les Nations Unies ont pris en considération ce sujet. Pendant longtemps, les femmes tabassées devaient se cacher et n’osaient pas parler. Ce n’est qu’à la suite de toutes les actions menées par la société civile qu’il y a eu une visibilisation de cette violence.»

Pour la sociologue Soumaya Naamane Gessous, spécialiste de la sexualité et des droits des femmes, «les agressions sexuelles ont toujours existé et nous ne sommes pas dans le cas de l’Inde où les viols collectifs sont légion. Mais le phénomène qui est vraiment nouveau, c’est la cruauté qui consiste à filmer les crimes et à s’en vanter sur la toile, dans une recherche abjecte de célébrité. Ces jeunes se sentent en impunité totale, car même les passants ne s’arrêtent plus pour défendre les femmes victimes d’agression. Cela fait réfléchir aussi sur l’impact de la toile sur ces jeunes irresponsables. Qu’est-ce qui se passe dans la tête de ces jeunes qui friment?»

«Une femme dans la rue est toujours considérée comme une prostituée»

Pour Soumaya Guessous, c’est notamment «l’influence salafiste qui entre en jeu: le discours intégriste, qui ne prône pas du tout le respect de la femme, est relayé par des chaînes de télé satellitaires et sur la toile. Par ailleurs, le discours religieux dans certaines mosquées, mais également par certains enseignants, va dans ce sens-là. La femme est considérée comme Satan qui porte atteinte à la piété du croyant. Une femme est toujours considérée comme une prostituée dans la rue, même si elle porte le foulard.»

La sociologue voit également dans la frustration sexuelle ambiante une explication aux agressions dans la rue. «Au Maroc, la valeur d’un homme c’est sa virilité. Les jeunes garçons sont élevés pour exhiber leur puissance sexuelle. D’un autre coté, la valeur des filles c’est la virginité. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce système. La pornographie a enragé sexuellement les jeunes, qui vont se déchaîner sur des femmes.»

Khadija Ryadi résume ainsi cette vision particulière de la virilité: «finalement, c’est en agressant les femmes qu’on devient un homme».

Un constat que partage le professeur Khalil: «On n’a pas encore réglé la question de la femme à l’extérieur de la maison. On est dans une culture où l’on estime qu’elle n’est pas bienvenue dans l’espace public et que si elle est agressée, c’est quelque part de sa faute, car elle dérange. Une fille, quand elle sort de sa maison, doit avoir un plan de route et il y a des choses qu’elle ne peut pas faire. Ce n’est évidemment pas le cas pour les hommes. En été, le phénomène est exacerbé, car les gens sortent davantage. Il y a un peu plus de femmes à l’extérieur donc cela dérange un peu plus.»

L’ancienne ministre Nouzha Skalli analyse ce phénomène comme «l’aboutissement de toute une offensive idéologique contre les femmes, contre la liberté des filles de s’habiller normalement. Les jeunes se sentent décomplexés pour agresser des filles», déplore-t-elle.

«Crise des valeurs et génération livrée à elle-même»

Au sujet du jeune âge des agresseurs (15 à 17 ans), l’ancienne présidente de l’AMDH remarque qu’en général, ce sont des personnes mineures que l’on retrouve aussi bien du côté des victimes que des agresseurs. «C’est une génération qui a été livrée à elle même, qui n’a pas eu un encadrement, une éducation. Une génération victime de la crise des valeurs qui règne dans la société», relève Khadija Ryadi.

Elle rappelle une étude récente de la Banque Mondiale sur la perception par les jeunes de la violence à l’égard des femmes «67% des hommes trouvent normal qu’une femme subisse la violence. Il y a une acceptation, une normalisation de la violence à l’égard des femmes. C’est ce que montrent aussi les chiffres de l’étude du Haut-commissariat au Plan de 2010, qui démontrent que les deux tiers des femmes au Maroc sont exposées à la violence, ou l’ont subie au moins une fois.»

Pour la militante, la violence à l’égard des femmes qui se développe, c’est aussi «le résultat de l’image de la femme dans la société. Malgré tous les plans d’action mis en place par le gouvernement, l’image de la femme est très dégradée dans la société. Il ne faut pas seulement éduquer les enfants et sauver notre école publique qui est en faillite, mais aussi travailler sur l’image de la femme dans les médias. C’est également dans les mosquées qu’il faut agir: les prêches des imams servent trop souvent à faire passer des messages misogynes et violents à l’encontre des femmes.» Elle dénonce également une «justice en faillite et une discrimination envers les associations qui œuvrent vraiment dans l’intérêt des droits des femmes».

Nadia Hmaity, militante au sein de l’AMDH, qui a créé la page Facebook «Stop au harcèlement des femmes dans les rues du Maroc», rappelle que cette situation est aussi due au «manque cruel d’éducation sexuelle au niveau de la famille et l’école».

«Le plus choquant c’est que les femmes justifient les violences faites aux femmes»

Pour sa part, Nouzha Skalli déplore que «l’idéologie misogyne dominante se retrouve aussi bien chez les hommes que chez les femmes. C’est beaucoup plus choquant quand ce sont les femmes qui justifient les violences faites aux femmes, mais cela fait partie d’une culture nauséabonde.»

Pour Soumaya Naâmane Guessous, «c’est un problème de mentalité qui commence par le foyer. Il n’y a pas le respect de la femme. Les mères elles-mêmes dénigrent les femmes devant leurs enfants.»

Un triste constat qui rappelle la récente affaire de la chanteuse de chaâbi Imane Bent El Howat qui encourage dans une de ses chansons les hommes à battre les femmes, ou encore les conseils hallucinants donnés par une animatrice de la chaîne 2M aux femmes battues, qui ont poussé la chaîne à s’excuser.

Une classe politique désengagée

Le sociologue Jamal Khalil rappelle la responsabilité collective dans ce genre de drames: «Dans ces histoires, on est tous responsables: que l’on soit enseignant, père de famille, maire d’une ville, ministre, ou quand on est dans le bus et qu’on regarde ailleurs. C’est de la non-assistance à personne en danger.»

Pour lui, c’est avant tout une affaire de choix de société: «La société doit décider de ce qu’elle veut. Cela ne va pas se faire du jour au lendemain, c’est un travail de longue haleine. L’État doit continuer son action et ce n’est pas seulement avec une campagne de communication que le problème sera réglé. Il faut de la persévérance.»

Mais la sociologue Soumaya Guessous rappelle qu’il «n’y a au Maroc aucune campagne de sensibilisation pour le respect des femmes». Pour elle, «au niveau de l’exécutif, il n’y a rien qui se passe».

Nouzha Skalli considère de son côté que si la vague d’indignation dans la société civile est vive, «au niveau institutionnel et des autorités, cette question n’est pas considérée comme d’une importance majeure. Les libertés des femmes sont aujourd’hui menacées, surtout en l’absence d’une loi qui sanctionne la violence à l’égard des femmes.»

Sur ce point, Mustapha Ramid, ministre d’État chargé des droits de l’Homme, avait concédé à l’AFP que la loi marocaine «condamne le harcèlement des femmes au travail, mais pas dans les espaces publics».

Il assure néanmoins qu’un projet de loi «complet» qui criminalise les violences à l’égard des femmes, incluant pour la première fois le harcèlement dans les lieux publics, est en cours d’adoption au Parlement.

Mais pour l’ancienne ministre Nouzha Skalli, «le parlement ne reflète pas la société aujourd’hui. À titre d’exemple, le taux de polygamie dans la société qui ne dépasse pas 0,3%, alors qu’au niveau des parlementaires, il est à 10%. C’est un parlement qui, globalement, est infiniment plus conservateur que la société. De plus, le taux d’abstention a atteint 75% lors des dernières élections», poursuit-elle.

S’agissant du projet de loi en préparation, elle considère qu’«il serait nécessaire d’avoir une écoute et une concertation effective avec les mouvements pour les droits des femmes», dont l’avis n’a pas été pris en compte.

L’ancienne ministre déplore en outre que «les partis politiques dans leur ensemble ne soient pas engagés sur la question de l’égalité». «Dans les faits, on ne trouve pas réellement une force politique qui donne une réelle priorité à cette question», conclut-elle. (Article publié dans Telquel.ma, le 21 août 2017)

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