Algérie. «On n’a pas voté, et votre Tebboune ne nous gouverne pas»

Par Mustapha Benfodil

Alger, mardi 17 décembre. 43e marche hebdomadaire des étudiants. A l’aube de ce premier mardi après l’élection de Abdelmadjid Tebboune, d’aucuns s’interrogeaient si le hirak étudiant allait conserver son souffle et comment allait être l’accueil de la police, surtout après ce qui s’est passé à Oran vendredi dernier.

En débarquant à la place des Martyrs aux coups de 10h10, la réponse nous est donnée d’emblée: la mobilisation est bien au rendez-vous, forte de nombreux manifestants, étudiants et non-étudiants, et la manif’ – Dieu merci – ne sera pas réprimée.

• Avant le démarrage de la marche, un débat citoyen est organisé en plein air autour de l’offre de dialogue susurrée par Tebboune lors de sa conférence de presse inaugurale. Une tendance lourde se dégage très vite en écoutant plusieurs intervenants: rejet du dialogue et poursuite de la mobilisation jusqu’au départ du «système» et ses symboles. «Il n’y a pas de dialogue possible avec ce régime. Il faut rester dans la rue.

Il ne faut pas qu’on s’arrête. On ne peut pas faire confiance à ce système», martèle un homme d’âge mûr. Une dame estime de son côté que le nouveau Président «n’a pas eu la légitimité des urnes, ce jeudi. Le peuple ne doit négocier qu’avec le pouvoir réel».

Un bandeau sur l’œil

Dans les travées de Sahate Echouhada, la question du jour enflamme les discussions. «Le dialogue doit se faire dans un climat apaisé. A Bouira [Kabylie], ils ont éborgné plusieurs manifestants», s’indigne un citoyen, avant de poursuivre : «C’est criminel ce qu’ils ont fait. Comment dialoguer dans ces conditions? On veut une période de transition et on choisira notre Président!»

• En parlant de manifestants éborgnés, et qui ont été blessés à l’œil suite à des violences policières lors des manifs anti-élection qui ont embrasé plusieurs villes, de nombreux marcheurs, femmes et hommes, arboraient hier un bandeau sur l’œil en signe de solidarité avec les manifestants blessés. Les présents ont eu également une forte pensée pour leurs camarades d’Oran qui ont été violemment molestés.

C’est ainsi qu’un groupe de citoyens a commencé à scander peu avant le début de la manif’: «Ya lewharna bravo alikoum, El Djazair teftakhar bikoum !» (Bravo les Oranais! L’Algérie est fière de vous). La foule annonce la couleur en entonnant : «Makache hiwar maâ el îssabate !» (Pas de dialogue avec les gangs), «La hiwar, la chiwar, hatta yarhal ennidham!» (Ni dialogue ni concertation, jusqu’au départ du système).

• 10h45. Le cortège entame quelques pas avant de s’arrêter pour entonner Qassaman. Le ciel est couvert. Vent frisquet. Mais la foule est enthousiaste. On est encore dans la fiévreuse dynamique du rejet du 12/12 et la ferveur des manifs quotidiennes qui ont fait vibrer la capitale la semaine dernière.

«Tebboune est un Bensalah-bis»

La libération des détenus est en tête des revendications exprimées comme l’illustre ce slogan: «Makache echantage, libérez les otages !» (Pas de chantage, libérez les otages). Une banderole abonde dans le même sens: «Pas de dialogue sans la libération des détenus du hirak».

• Un homme arbore un poster à l’effigie de Samir Benlarbi [un des activistes en vue du mouvement populaire, kidnappé par des «hommes en civil», en septembre, à son domicile à Bouzareeah, dans la banlieue ouest d’Alger] en exigeant sa remise en liberté. Les mots d’ordre de ce mardi se sont remarquablement adaptés à la nouvelle donne imposée par l’élection contestée de Abdelmadjid Tebboune. «Allah akbar ma votinache!» (Dieu est grand, on n’a pas voté), «Intikhabate askaria, el askar wotaw sbah wa âchia» (Elections martiales. Les militaires ont voté matin et soir), répètent les frondeurs.

Pour Noureddine, un hirakiste assidu, «il faut arrêter de parler de Tebboune. Pour moi, c’est un Bensalah-bis [chef de l’Etat par intérim du 9 avril au 19 décembre 2019]. Il faut continuer à dénoncer les généraux». Un monsieur lâche: «Ils veulent dialoguer? Ils n’ont qu’à s’adresser à Bouregaâ [né en 1933, ancien combtattant, durement réprimé de 1967 à 1975 ; arrêté en juin 2019]. Qu’ils aillent dialoguer avec ceux qui sont en prison.» L’un des animateurs de la manif’ égrène les noms de plusieurs détenus (Bouregaâ, Boumala, Tabbou, Samir Ben Larbi…) et les manifestants de répéter en chœur ce serment : «Sa nouassilou el hirak!» (Nous poursuivrons le mouvement). Un homme porte cette pancarte : «Le hirak acte II. La révolution pacifique continue jusqu’au bout». Un étudiant accable Tebboune: «Après avoir échoué à avoir la légitimité par les urnes, il veut l’avoir par le dialogue». Un citoyen tranche à travers son écriteau: «Le hirak n’a pas et n’aura pas de représentant».

• On ne peut pas ne pas remarquer aussi cet étudiant qui parade les mains enchaînées, un sparadrap sur la bouche et un cache-œil sur le visage en brandissant cette sentence: «Pas de dialogue avec la bande. Non à la représentation du hirak. Nos revendications sont dans la rue».

Une étudiante proclame de son côté : «Notre hirak se poursuit jusqu’à la chute du système monolithique et le départ des symboles du régime». De nombreuses pancartes numérotées se complètent. Chacune d’elles exprime une des revendications du mouvement populaire: «Liberté pour les détenus», «Liberté d’opinion», «Liberté de la presse», «Indépendance de la justice», «Pouvoir au peuple».

On pouvait lire également: «Comment peut-on dialoguer avec un Président illégitime?» «Dialogue = trahison», «Quel dialogue alors que les hommes libres d’Oran sont persécutés?» Un jeune suggère: «Si dialogue il doit y avoir, il doit porter sur les mécanismes de la transition démocratique d’un régime despotique à un système fondé sur des institutions. Et pas de dialogue avant la libération des détenus.» Une étudiante se fend de ce message intransigeant: «Notre hirak ne s’achète pas!»

«Pas de dialogue avec les gangs»

Saïd, un inconditionnel du hirak, pose ses conditions. «Vous nous avez tendu la main pour un dialogue sérieux, sans entourloupe, alors nous vous ouvrirons notre cœur. Conditions: libérez nos otages d’opinion. Ce sont les représentants du hirak», écrit-il. Il exige en outre «l’ouverture de l’espace médiatique» et un «Smig à 50’000 da pour vivre dignement» [376 euros].

• A l’entrée de la rue Ali Boumendjel, la foule s’écrie: «Intikhabate ghayr charîya, votaw el askar sbah wa achia!» «Enkemlouha be silmiya, ou ennehou Tebboune mel Mouradia!» (On poursuivra notre lutte pacifiquement, et on enlèvera Tebboune du palais d’El Mouradia). On pouvait entendre aussi: «Kanet bayna masrahia, talla’e Tebboune lel Mouradia!» (C’était clair que c’était une comédie pour faire monter Tebboune à El Mouradia). Le cortège traverse la rue Larbi Ben m’hidi en scandant: «Raïs m’zouar djabouh el askar!» (Président fantoche ramené par les militaires).

Sur l’avenue Pasteur, la foule continue à dénoncer le scrutin aux cris de: «Allah akbar el vote m’zouar» (Dieu est grand, vote truqué), «Allah akbar ma votinache» (Dieu est grand, on n’a pas voté).

• Vers midi, le cortège arrive devant la Fac centrale, avant de s’engager sur la rue Sergent Addoun. Mêmes mots d’ordre sur le boulevard Amirouche: «Makache hiwar maâ el îssabate!» (Pas de dialogue avec les gangs), «Allah akbar ma votinache, Tebboune dialkoum ma yahkemnache!» (On n’a pas voté, et votre Tebboune ne nous gouverne pas), «Goulna makache hiwar, echaâb houa el pouvoir !» (On a dit pas de dialogue, le peuple est le pouvoir).

Une étudiante arbore une pancarte qui fait clairement écho à ce slogan en écrivant : «On ne négocie pas avec son peuple, on satisfait ses revendications légitimes». En défilant place Audin, le cortège crie: «Makache hiwar, tahta el hissar !» (Pas de dialogue en état de siège).

• 13h. La procession s’arrête à l’orée de la rue Abdelkrim Khettabi. Abdenour, étudiant à l’USTHB (Université des sciences et de la technologie Houari-Boumédiène), prend la parole, hissé sur les épaules de ses camarades. Il plaide pour la nécessité de «nous organiser en comités et en collectifs pour avoir notre mot à dire». Qassaman [hymne national] clôt la marche en beauté. (Article publié dans El Watan en date du 18 décembre 2019)

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