Algérie. «Elle arrive, elle arrive, la désobéissance civile»

Manifestation, le vendredi 2 août, à Tizi Ouzou

Par Hacen Ouali

Inoxydable révolution, invincible peuple. En passe de boucler six mois de mobilisation générale permanente, l’insurrection citoyenne demeure constante dans sa vigueur comme dans sa substance accompagnée d’un enthousiasme inégalé. C’est inédit dans l’histoire des luttes politiques et sociales.

Le doute de jeudi soir qui hante les Algériens est vite dissipé par l’ampleur des marches du vendredi. «Chaque vendredi est un défi à relever. Nous luttons contre le pouvoir qui refuse de céder, mais aussi contre nous-mêmes. Nos craintes de jeudi fonctionnent comme un carburant, elles nous poussent à marcher chaque vendredi», s’émerveille une jeune femme – fonctionnaire – venue de la localité d’El Affroun (Blida), en ce 24e vendredi. Fière de prendre part à la marche des Algériens vers la démocratie, elle ne rate aucun vendredi.

Et ce n’est sans doute pas la fournaise du mois d’août qui aura raison de sa détermination. «Nous avons supporté honteusement l’humiliation depuis des années, maintenant que le peuple décide de reprendre son destin en main, rien ne pourra nous arrêter, ni la chaleur ni les menaces…», défie-elle avant de rejoindre son groupe en criant: «Pas d’élections, pas de dialogue avec les bandes!» C’est avec cet esprit de résilience que le «peuple du vendredi» a abordé le premier vendredi du mois d’août à Alger.

Un test pour jauger les capacités du mouvement populaire à tenir dans ces conditions peu favorables à la mobilisation. Un test passé avec succès et dans la joie qui se lit sur les visages des milliers de personnes qui ont rempli les principaux boulevards de la capitale. Jeunes, vieux, femmes, hommes ou encore en famille, ils crient de toutes leurs forces leur désir de liberté. Ils redoublent d’intelligence dans la formulation des slogans et autres mots d’ordre politiques. Dans un «chaos cohérent», les manifestants marchent sur la même voie, celle du salut national.

A croire qu’ils sont «guidés» par une force supra. C’est une alchimie poétique. «Nous ressentons les choses de la même manière, nous avons vécu les humiliations de la même manière et dans notre long silence, dans la douleur nous avons pris le temps de comprendre nos malheurs. C’est cela qui a fait qu’aujourd’hui nous marchons ensemble dans nos diversités assumées vers le même objectif, celui de libérer le pays de la dictature et le rendre enfin à son peuple», explique un professeur universitaire à la retraite. Il est vrai que l’insurrection en cours dans le pays se distingue par son irréversible caractère pacifique. Mais pas que. C’est aussi et surtout par cette capacité à dépasser les clivages sans pour autant gommer les divergences.

«Ils sont la dictature, nous sommes la démocratie»

Dans ce génie collectif à taire les batailles d’arrière-garde et se concentrer sur l’essentiel. Lorsque le président du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), Mohcine Belabbas – accompagné de son épouse et entouré d’un groupe de militants – croise le célèbre avocat Mustapha Bouchachi [membre du Front des forces socialistes], ils se serrent chaleureusement, les manifestants applaudissent vivement. «C’est l’image que nous voudrions voir partout dans le pays», souhaite une femme, les yeux en larmes. C’est la citoyenneté exercée dans des débats contradictoires et enflammés qui accompagnent les manifestations.

Tous les sujets sont passés au crible. De la tactique à adopter pour acculer le pouvoir jusqu’aux projets à mettre en œuvre dans une Algérie débarrassée de ses démons destructeurs, en passant naturellement par la stratégie à suivre pour faire triompher la révolution. Un magnifique exercice démocratique direct et sur les places publiques. Toutes les idées sont admises et soumises aux débats critiques et contradictoires. Jamais le pays n’a été aussi foisonnant d’idées et analyses. Autant de projets politiques en élaboration.

Chaque banderole déployée est un programme formulé. Chaque pancarte brandie est une idée structurante. C’est un véritable laboratoire politique en mouvement. «Nous sommes aux antipodes du pouvoir. Il est la pensée unique, nous sommes la pensée plurielle. Il est l’exclusion, nous sommes la communion. Ils sont la dictature, nous sommes la démocratie», résume un manifestant qui brandit une pancarte sur laquelle est écrit «Nous vaincrons».

En effet, la mobilisation citoyenne partie des gorges de Kherrata [Petite Kabylie] et des monts de Khenchela [situées dans l’Aurès] depuis le froid hivernal de février est l’expression d’une rupture radicale entre un système politique anachronique et une société tournée vers le futur qu’elle-même veut bâtir sur de nouvelles bases. Khaled Tazaghart [défenseur des droits des Kabyles], une des figures de cette insurrection qui a quitté son banc de l’Assemblée nationale dès le départ du feu révolutionnaire, insuffle une dose de courage aux gens qui l’apostrophent. «Nous sommes sur la bonne voie, ils sont le passé, nous sommes l’avenir, nous triompherons», lance-t-il à un groupe de jeunes. Les jeunes, cœur battant de la mobilisation, ce sont eux qui donnent le la chaque vendredi insurrectionnel.

Observant les discours et les événements officiels de la semaine, surtout ceux du chef d’état-major de l’armée, ils établissent les nouveaux chants, mots d’ordre et slogans. Ils s’adaptent rapidement aux nouvelles donnes. Constatant l’obstination d’Ahmed Gaïd Salah, ils prennent acte et anticipent. Et c’est ainsi qu’un nouveau slogan préparant une nouvelle forme de lutte fait son entrée en scène. «La désobéissance civile».

Un durcissement annoncé. «Elle arrive, elle arrive, la désobéissance civile» a dominé les débats de ce vendredi. Chanté à gorge déployée, ce mot d’ordre est brandi comme un chantage, une menace, comme pour montrer la détermination du «peuple du vendredi» face à l’entêtement des détenteurs du pouvoir. Le face-à-face peut se radicaliser. Qui va céder? «C’est au pouvoir de s’adapter au peuple et non pas l’inverse. Nous sommes la solution, c’est le pouvoir qui est en crise», tranche un jeune manifestant.

Jamais le pouvoir n’a été aussi acculé. Il est sommé d’écouter l’appel du peuple. Le mois d’août sera sans nul doute aussi chaud politiquement que son soleil brûlant. Aussi décisif que déterminant pour le pays. Les lignes doivent sensiblement bouger. La fuite en avant a montré ses limites. Poursuivre cette course effrénée vers l’inconnu entraînera le pays tout entier dans l’abîme. (Article publié dans El Watan, en date du 3 août 2019)

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