Mexique. Le 1er juillet annonce un bouleversement politique (II)

Par Manuel Aguilar Mora

Comme indiqué ci-dessus [voir ici la première partie de cet article], moins d’un mois avant le vote, dans toute autre démocratie bourgeoise traditionnelle, en tenant compte du résultat répété des sondages, le résultat électoral serait quasi déjà proclamé avec une formule: AMLO président!

Le fantĂ´me de la fraude

Pas au Mexique. La tradition de la fraude Ă©lectorale est beaucoup plus enracinĂ©e que celle de la dĂ©mocratie, y compris de la dĂ©mocratie bourgeoise. Par consĂ©quent, cette incertitude qui subsiste dans de larges secteurs de la population n’est en aucun cas gratuite. Des personnages du monde de la politique bourgeoise endurcis et cyniques, Ă  l’image d’un Porfirio Muñoz Ledo [qui a occupĂ© de nombreux postes dans l’appareil d’Etat mexicain et dans sa reprĂ©sentation dans des organismes de l’ONU et est candidat de Morena Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s], dĂ©clarent qu’il y a des bruits annonçant la fraude Ă  l’Institut national Ă©lectoral (INE), en raison de l’influence notable que le PRI maintient parmi ses principaux conseillers. Quel serait le scĂ©nario possible de cette opĂ©ration que rĂ©aliseraient les organismes Ă©lectoraux mexicains, proverbialement fraudeurs?

Santiago Nieto Castillo – qui a Ă©tĂ© licenciĂ© par le gouvernement Peña Nieto (en place depuis dĂ©cembre 2012) en tant que directeur du Bureau du Procureur spĂ©cial pour les infractions Ă©lectorales (FEPADE) – est maintenant un alliĂ© d’AMLO. L’affrontement avec Peña Nieto qui a conduit Ă  son «licenciement» avait trait Ă  l’enquĂŞte qu’il a menĂ©e sur la somme de 16 millions de dollars de pots-de-vin de la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne de construction Odebrecht, recueillie par Emilio Lozoya Austin. Ce dernier Ă©tait le directeur de Pemex et, en 2012, le chef de la campagne Ă©lectorale de Peña Nieto. Dans un entretien publiĂ© dans le magazine Proceso (27.05.2018), il dĂ©crit ce que l’on sait depuis toujours sur la manière dont le gouvernement, Ă  travers le PRI, rĂ©alise les fraudes Ă©lectorales, de manière rĂ©pĂ©tĂ©e. Selon lui, aujourd’hui une fraude se prĂ©pare suite Ă  l’affaiblissement des institutions en charge des Ă©lections, telles que la FEPADE, l’INE et le Tribunal Ă©lectoral fĂ©dĂ©ral.

Le financement des organes de supervision des Ă©lections a diminuĂ© de façon spectaculaire entre 2012 (93,6 millions de pesos) et 2018 (18 millions de pesos). Il cite l’exemple du plus important du programme officiel de lutte contre la pauvretĂ©, le Prospera, qui est passĂ© de 14,313 milliards de pesos au premier trimestre 2017 Ă  20,532 milliards de pesos au cours des trois premiers mois de 2018, cela en pleine campagne Ă©lectorale et avec des augmentations plus importantes dans les Etats oĂą il y aura aussi des Ă©lections aux postes de gouverneur et oĂą le PRI cherche Ă  dĂ©fendre son vote «dur». Le gouvernement fĂ©dĂ©ral est l’exploitant de 6491 programmes sociaux. La principale institution chargĂ©e d’administrer ces Ă©normes ressources est le SecrĂ©tariat du DĂ©veloppement Social (Sedesol) dont le cĂ©lèbre Rosario Robles (ancien prĂ©sident du PRD – Parti de la rĂ©volution dĂ©mocratique, scission du PRI en 1989 –, aujourd’hui un collaborateur connu de Peña) et JosĂ© Antonio Meade lui-mĂŞme Ă©taient secrĂ©taires sous le gouvernement actuel. Grâce Ă  ces ressources, les mĂ©thodes de «conditionnement», autrement dit achat, des votes sont mises en pratique: dĂ©livrance de carte d’électeur, ou documents photocopiĂ©s, voter directement pour un candidat, assister Ă  un rassemblement contre la remise, sans vergogne, de sommes d’argent.

Traditionnellement, sous l’empire du PRI, on savait que le «vote vert», le vote en milieu rural, Ă©tait le leur. Dans la mesure oĂą la population du pays a cessĂ© d’ĂŞtre essentiellement rurale et qu’au cours des trois dernières dĂ©cennies, le Mexique est devenu un pays Ă  prĂ©dominance urbaine, le dĂ©clin du PRI a Ă©tĂ© notoire, jusqu’à atteindre sa situation prĂ©sente qui le place au bord d’une implosion qui en fera un parti accessoire.

Le vote du PRI est estimĂ© Ă  environ six millions. Il est clair qu’au vu du glissement de terrain attendu le 1er juillet, ce chiffre est lĂ©gèrement supĂ©rieur Ă  10%, mais infĂ©rieur Ă  15%. Parmi le pourcentage d’indĂ©cis, le PRI n’a pas beaucoup de chances d’en capter une fraction significative. Cela explique cette troisième place, qui ne dĂ©passe pas les 20%, dans laquelle JosĂ© Antonio Meade s’est dĂ©finitivement installĂ©, selon les sondages. Ainsi, une fraude lors du 1er juillet devrait ĂŞtre directement Ă©lectronique et apparaĂ®trait immĂ©diatement comme telle. Ce serait une provocation colossale dans un pays qui ressemble Ă  un barrage dont le dĂ©bit est sur le point de dĂ©border.

La nouvelle élite du pouvoir

Les fraudes et attentats les plus scandaleux (Luis Donaldo Colosio, candidat Ă  la prĂ©sidence du PRI qui fit un discours contre l’orientation du prĂ©sident Carlos Salinas de Gortari, sera assassinĂ© en mars 1994) avaient la marque du PRI. Aujourd’hui, ce n’est plus ce parti qui dĂ©cide de la politique du pouvoir bourgeois basĂ© dans la prĂ©sidence de la RĂ©publique. La nouvelle Ă©lite du pouvoir constitue l’équipe conjointe des politiciens (ceux placĂ©s au sommet) et des magnats dĂ©jĂ  mentionnĂ©s. L’entrĂ©e de ces derniers dans le rĂ©seau serrĂ© de la politique du pouvoir est un dĂ©veloppement rĂ©cent. C’est après le tournant nĂ©olibĂ©ral des annĂ©es 1980 que l’empire du PRI a commencĂ© Ă  dĂ©cliner.

Bien que le Mexique ait Ă©tĂ© pendant la plus grande partie du XXe siècle le pays de l’«empire du PRI», cette dictature s’est exprimĂ©e de manière contradictoire par une succession rĂ©gulière d’Ă©lections «dĂ©mocratiques» que le parti dominant a remportĂ©es sans difficultĂ©. Ainsi, pendant près d’un siècle, la politique nationale a fait des Ă©lections prĂ©sidentielles, tous les six ans, les moments clĂ©s d’un système qui, dans la pratique, Ă©tait un parti unique, presque totalitaire. C’est ce qui explique l’oxymoron de la formule qui dĂ©finissait le système comme «rĂ©volutionnaire institutionnel», Ă©galement dĂ©crit par Mario Vargas Llosa comme la «dictature parfaite». La perpĂ©tuation au pouvoir de cette oligarchie politique, avec son contrĂ´le ferme de l’armĂ©e, s’est faite Ă  travers les Ă©lections prĂ©sidentielles, dĂ©finies et prĂ©sentĂ©es avec force comme «dĂ©mocratiques», alors qu’en fait, depuis 1924, le successeur au pouvoir Ă©tait la figure choisie par le prĂ©sident sortant. La conscience populaire a fini par identifier ces «compĂ©titions», tous les six ans, comme les moments dĂ©cisifs de leur participation politique, oĂą leur destin national allait ĂŞtre forgĂ©. La stabilitĂ© proverbiale du PRI, durant près d’un siècle, a maintenu inchangĂ©e cette pĂ©ripĂ©tie aliĂ©nante.

L’importance des Ă©lections du 1er juillet rĂ©side dans le fait que la crise sociale et Ă©conomique – que le gouvernement et ses partisans bourgeois n’ont pas rĂ©ussi Ă  surmonter – a rompu cette longue tradition. Le point de rupture a Ă©tĂ© atteint. Aujourd’hui, les conditions et les besoins des masses populaires se heurtent de plus en plus violemment Ă  ces fictions dĂ©mocratiques. La bourgeoisie a tentĂ© de trouver un moyen rĂ©pondant Ă  ses intĂ©rĂŞts pour sortir de cette situation.

En 2000, ce fut la transition convenue qui a conduit Vicente Fox du PAN Ă  la prĂ©sidence avec l’accord tacite du prĂ©sident du PRI Ernesto Zedillo, comme l’a rĂ©cemment reconnu Francisco Labastida [ancien gouverneur de l’Etat de Sinaloa de 1987 Ă  1992, de 2006 Ă  2012 sĂ©nateur du mĂŞme Etat], qui a Ă©tĂ© le premier candidat perdant Ă  la prĂ©sidence du PRI.

Les conséquences des gouvernements désastreux du PAN, celui de Fox de 2000 à 2006 et celui de Felipe Calderón de 2006 à 2012, ont permis la réhabilitation du PRI avec l’élection Peña Nieto. Avec ce «succès», le PRI a précipité sa chute vertigineuse actuelle et probablement définitive.

Contexte international

La rupture qui est en train de se produire au Mexique est contemporaine des Ă©vĂ©nements qui dĂ©terminent le chaos politique dont nous sommes tĂ©moins dans le monde entier. Tout d’abord, bien sĂ»r, il y a le facteur du puissant voisin du Nord. L’arrivĂ©e de Trump Ă  la Maison-Blanche a complètement disloquĂ© l’harmonie traditionnelle et stable que la bourgeoisie mexicaine a maintenue pendant des dĂ©cennies en tant que partenaire privilĂ©giĂ© de Washington. Peut-ĂŞtre qu’après son lien stratĂ©gique avec l’Etat sioniste d’IsraĂ«l, les relations de Washington avec Mexico Ă©taient parmi les plus stables et les plus importantes. C’Ă©tait le voisin du sud avec lequel les Etats-Unis partagent une frontière de 3000 kilomètres. Un voisin qui assure la source de travailleurs migrants bon marchĂ© et sĂ»rs. A quoi s’ajoute le statut de partenaire, avec le Canada, de l’Accord de libre-Ă©change nord-amĂ©ricain (ALENA), un traitĂ© avec lequel cette association a atteint son plus haut niveau. L’arrivĂ©e de Trump a complètement perturbĂ© cette configuration.

Le mur Ă  la frontière, la remise en question de l’ALENA et la propagande xĂ©nophobe et anti-mexicaine du locataire de la Maison-Blanche ont brisĂ© l’ancienne relation et entravĂ© l’Ă©mergence d’une nouvelle donne entre les deux pays. Bien que timides, les rĂ©actions de Peña Nieto et de son secrĂ©taire aux Affaires Ă©trangères, Luis Videgaray, face aux agressions absurdes de Trump ont suscitĂ© une confrontation Ă©vidente. Aujourd’hui, le poste d’ambassadeur des Etats-Unis au Mexique reste vacant. En conclusion, les Ă©lections du 1er juillet se dĂ©rouleront dans un contexte de dĂ©tĂ©rioration marquĂ©e des relations entre les deux pays.

Illustration de la «fraude» dans le District fédéral de Mexico en 2017

Ce qui se passe dans les espaces de la frontière sud est important parce que le Mexique est le voisin direct d’une des rĂ©gions les plus violentes du monde, le triangle du Guatemala, du Honduras et du Salvador. Au Honduras, le coup d’Etat contre le prĂ©sident Manuel Zelaya, en 2009, a montrĂ© que le gouvernement dĂ©mocratique de Barack Obama et de sa secrĂ©taire d’Etat Hillary Clinton n’a pas «dĂ©mĂ©rité» comparĂ© Ă  leurs prĂ©dĂ©cesseurs rĂ©publicains. La consĂ©quence en a Ă©tĂ© l’arrivĂ©e de Juan Orlando Hernández, dont la dictature a Ă©tĂ© perpĂ©tuĂ©e par une fraude colossale lors des Ă©lections de 2017.

Et cette annĂ©e, un autre pays d’AmĂ©rique centrale, Ă©galement très proche du Mexique, est secouĂ© suite l’irruption de la rĂ©bellion populaire contre le gouvernement Daniel Ortega et de son Ă©pouse Rosario Murillo. Les flammes de la rĂ©bellion au Nicaragua sont aussi un facteur centramĂ©ricain qui a un impact dans la situation mexicaine.

Plus au sud, la crise du prĂ©tendu «progressisme» au BrĂ©sil, en Argentine, et mĂŞme en Bolivie, ainsi que la «crise» gouvernement de Nicolás Maduro au Venezuela sont des expĂ©riences qui renvoient Ă  la situation au Mexique. Tout aussi important est ce qui se passe en Espagne, peut-ĂŞtre le pays europĂ©en le plus connu et le plus influent du Mexique. La dĂ©fenestration de Mariano Rajoy et la chute de son gouvernement conservateur, aux nombreuses relations avec le gouvernement Peña Nieto, est un fait majeur dans le jeu des facteurs internationaux qui sont prĂ©sents aujourd’hui dans la conjoncture politique mexicaine.

Perspectives

Comme il ressort de tout ce qui prĂ©cède, la reprĂ©sentation des travailleurs et travailleuses, des paysans et des opprimé·e·s et exploité·e·s du Mexique est absente de ces importantes Ă©lections. La tentative frustrĂ©e d’enregistrer la candidate indigène et indĂ©pendante MarĂ­a de JesĂşs Patricio (choisie par le Congrès national indigène comme porte-parole pour les Ă©lections prĂ©sidentielles), connue sous le nom de Marichuy, a empĂŞchĂ© que son nom apparaisse sur les millions de bulletins de vote. Le courant de masse qui va s’exprimer dans le vote pour AMLO cherche de la sorte Ă  faire valoir politiquement ses intĂ©rĂŞts. C’est un vote qui ne correspond pas, de facto, aux intĂ©rĂŞts immĂ©diats et historiques de ces masses, mais qui renvoie plutĂ´t Ă  la politique traditionnelle qui place les masses laborieuses et leurs alliĂ©s, comme pratiquement durant tout XXe siècle, dans une position de subordination aux directions bourgeoises.

Toutefois, contrairement au XXe siècle, nous ne sommes pas confrontĂ©s aujourd’hui Ă  un scĂ©nario dans lequel l’hĂ©gĂ©monie bourgeoise est basĂ©e sur la croissance Ă©conomique, la stabilitĂ© et le bien-ĂŞtre. L’Ă©poque actuelle du capitalisme mondial est celle de la concurrence intercapitaliste durcie, de l’exploitation des travailleurs ayant des traits du XIXe siècle et de l’absence totale d’un horizon de libertĂ©, d’Ă©galitĂ© et de fraternitĂ©. Il y a lĂ  des signes qui indiquent un potentiel de recrudescence de la lutte de classe. Il n’y aura plus de longues dĂ©cennies de stabilitĂ© du type de celle connue au XXe siècle.

Contrairement aux mouvements de travailleurs en Amérique du Sud et de manière similaire à la situation des travailleurs du voisin du nord, le prolétariat mexicain, considéré au sens large du terme, est orphelin d’une représentation politique à l’échelle du pays. Combien de temps va perdurer une telle situation? De très nombreux facteurs vont déterminer la disparation de cette situation ou sa permanence. Mais une chose est certaine, quels que soient les résultats des élections du 1er juillet, il y a des courants de milliers et de centaines de milliers de travailleurs qui cherchent une véritable alternative pour défendre leurs intérêts et mettre en œuvre leurs objectifs de classe.

Cette anomalie – pour autant que l’on puisse la qualifier ainsi – sera «corrigĂ©e» dans un avenir proche et prĂ©cisĂ©ment le signalent les conditions de la constitution du très large soutien Ă©lectoral obtenu par la candidature d’AMLO. «Notre» candidature n’est pas celle d’AMLO, mais des milliers, des millions de travailleurs la considèrent comme la leur. Notre attitude Ă  leur Ă©gard est une attitude de respect. Ce qui n’exclut pas une explication critique ferme, de manière fraternelle et simple, que nous exprimons dès aujourd’hui et après le 1er juillet. Cela en prĂ©vision du dĂ©couragement, prĂ©visible, qui sera ressenti lorsqu’il deviendra Ă©vident qu’AMLO ne va pas occuper la prĂ©sidence de la RĂ©publique pour tracer une nouvelle voie, mais pour essayer de rĂ©parer et d’attĂ©nuer les problèmes qui minent le capitalisme au Mexique.

La responsabilitĂ© est grande pour les nombreux groupes socialistes indĂ©pendants et rĂ©volutionnaires qui existent dĂ©jĂ  et qui, soit dit en passant, ont Ă©tĂ© très actifs dans les forums et les rĂ©unions en ces jours oĂą la fièvre politique actuelle dans le pays a Ă©clatĂ©. Elle sera essentielle pour contribuer aux tâches de dĂ©finition idĂ©ologique, aux expĂ©riences politiques et aux pratiques organisationnelles qui s’accumulent dĂ©jĂ  Ă  l’horizon, dans les jours Ă  venir. Face Ă  ce dĂ©fi, la seule possibilitĂ© de victoire rĂ©side dans une orientation unitaire qui s’oppose au sectarisme stĂ©rile. L’unification dĂ©jĂ  en cours entre certains groupes est un bon signe pour l’avenir.

Quels que soient les rĂ©sultats des Ă©lections du 1er juillet, ils ouvriront la perspective d’une situation politique nouvelle et prometteuse pour la cause et les intĂ©rĂŞts des travailleurs et travailleuses du Mexique. (Mexico, le 2 juin 2018; article envoyĂ© par l’auteur; traduction A l’Encontre; Ă  lire aussi ses premières contributions publiĂ©es sur ce site en date des 15 et 16 mars et du 4 mai 2018)

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